Dans son livre Éco-alchimie : Anthroposophie, l’Histoire et le Futur de l’écologie, paru aux Presses universitaires de Californie1 Dan McKanan explore les concepts d’alchimie et d’équilibre dans la science de l’esprit anthroposophique, à la fois comme source de résilience et de renouveau, ainsi que la différence du mouvement anthroposophique avec d’autres mouvements écologiques et courants politiques. Professeur de théologie à la Harvard Divinity School, Dan McKanan se définit lui-même comme un « outsider bienveillant ». Il fréquente depuis une vingtaine d’années diverses initiatives liées à l’anthroposophie, pour la plupart des fermes biodynamiques et des Camphills2 aux États-Unis et en Europe.
À travers sept chapitres – semence, racines, branches, fleurs, fruits, écologie et évolution – McKanan retrace l’histoire du mouvement anthroposophique, du développement de la philosophie de Rudolf Steiner, en passant par l’expansion de la Société anthroposophique dans le monde, jusqu’à ses contributions pionnières pour la cause écologique et sa pertinence actuelle. La recherche d’équilibre s’avère être un défi constant pour le mouvement anthroposophique, dès ses débuts : équilibre entre esprit et matière, dans la recherche d’un monisme spirituel, entre Marie Steiner et Ita Wegman, dans les débats internes à la Société anthroposophique, entre affinités conservatrices, avant les années 1960 et les alliances progressistes, tissées depuis dans ses rapports à la société et à la politique, etc.

À partir de son travail ethnographique, McKanan constate deux tendances des initiatives anthroposophiques, comportant chacune ses risques et ses avantages. D’abord, celles qu’il qualifie d’« auto-dispersantes » (self-dispersing), c’est-à-dire qui s’ouvrent au monde en général, aux non-initiés, en insistant moins sur la recherche spirituelle que sur l’engagement pratique visant à guérir le monde. L’autre tendance, celle de « auto-renforcement » (self-reinforcing), privilégie au contraire une structure organisationnelle plus fermée où une recherche spirituelle entre initiés peut prendre place pleinement. La conceptualisation de cette dichotomie permet de dépasser les qualifications tendancieuses de certains critiques, telles que « secte », « société secrète », ou « multinationale », pour permettre de mieux apprécier la variété des déclinaisons organisationnelles manifestant la recherche d’équilibre de ce mouvement. Pour McKanan, « les tendances d’auto-renforcement évidentes dans l’histoire de l’anthroposophie peuvent aussi être constatées dans les débuts de tout mouvement spirituel ayant duré plus d’un siècle : les idées véritablement nouvelles ne peuvent être introduites dans le monde sans lutte, et celles qui finissent par changer le monde sont toujours initialement rejetées comme bizarres par la plupart des gens ».
L’auteur conclut que l’anthroposophie n’est ni de droite ni de gauche, bien que ce chemin spirituel accueille de nombreuses personnes d’abord passées par un engagement politique progressiste, par exemple pour l’égalité économique, ethnique et de genre, engagement désormais accompagné d’un « éthos de travail intérieur et de transformation personnelle ». Comme l’explique Mark Finser, directeur de l’institut financier éthique américain RSF Social Finance : « On ne peut pas transformer la façon dont l’argent est géré dans le monde si les êtres humains ne font pas d’abord eux-mêmes l’expérience de leur propre transformation ». Cela témoigne d’une approche toujours individuelle de l’engagement qui, selon McKanan, évite aux initiatives anthroposophiques les travers de la pensée de groupe, même quand elles prennent de l’ampleur.
McKanan aborde également la science goethéenne et la science spirituelle, deux démarches centrales à l’anthroposophie et approfondies par Steiner pour compléter les modes de connaissances de la science traditionnelle. La science goethéenne fournit une méthode qui cherche à atteindre l’objectivité dans le domaine de la vie, non en prétendant la neutralité de l’expérience subjective, mais en disciplinant la conscience individuelle pour qu’elle apprenne à percevoir les êtres vivants dans leur contexte intégral, non comme faits isolés et épars, mais dans leur royaume de création et d’évolution propre : rien dans la nature ne se produit indépendamment de son écosystème et rien ne peut être compris par nous indépendamment de notre conscience. Il s’agit de faire l’expérience intérieure des phénomènes, et de le faire sans séparer ces phénomènes de leur environnement.
L’exploration de la relation entre cette science goethéenne et la science matérialiste est particulièrement intéressante pour le débat actuel autour de la médecine anthroposophique. À nouveau, selon McKanan, cette nouvelle approche scientifique se positionne comme complément à la science matérialiste et non comme substitut. Il offre comme exemple la double qualification des médecins travaillant à partir d’une approche anthroposophique, qui sont docteurs diplômés en médecine conventionnelle avant d’être formés à l’homéopathie et à la reconnaissance des influences du destin particulier dans les différentes dimensions du corps humain.
McKanan décrit également que la science spirituelle d’abord développée par Rudolf Steiner, elle-même complémentaire à la science goethéenne, veut permettre au plus grand nombre de développer une faculté de perception par une pratique méditative renforçant les forces de la pensée et de l’imagination. L’observation d’une plante, par exemple, permet d’apprendre à réfléchir sur les concepts mentaux que nous en extrayons, non en tant que reflets réalistes fidèles et suffisants d’une réalité externe, ni en tant qu’ombres de notre expérience de l’insaisissable chose-en-soi kantienne, mais en tant qu’objets existants dans notre cognition et imprégnés de forces, vivants ou mourantes, de véritables semences spirituelles qui peuvent, si on apprend à les appréhender de façon toujours plus concrète, prendre racine dans notre esprit et nous permettre d’accéder à une expérience d’un monde suprasensible.
Toujours tout en nuances, McKanan aborde la contribution des impulsions anthroposophiques aux grands chantiers de justice sociale tels que l’égalité des chances entre personnes d’origines différentes, l’inclusion et la mixité. Selon lui, le concept d’alchimie anthroposophique, qui fonde aussi ces engagements, peut parfois être mal compris par certains groupes politiquement engagés − socialistes, féministes, anti-spécistes. Pour eux, la lutte prend souvent une forme militante basée sur une compréhension déterministe des problèmes sociaux. Pour sa part, l’approche anthroposophique conçoit souvent le changement social depuis l’intérieur, avec la possibilité de faire avancer l’évolution humaine grâce à une sphère culturelle-spirituelle libre au sein de la société, laboratoire décentralisé et libre cherchant à élaborer une vision toujours renouvelée de l’être humain. Elle se distingue en ce sens d’une approche matérialiste qui concevrait le changement social comme une lutte par l’extérieur, par laquelle des critères externes, en fait simples vestiges du passé, sont vues comme des forces internalisées, essentialisées, qui transcenderaient toutes les sphères de la vie : politique, économique et enfin culturelle-spirituelle, et avec elle, l’imagination individuelle. Ainsi, ces modes de résistance extérieurs peuvent paradoxalement contribuer à la mécanisation de l’image de l’homme souhaitée par les forces économiques actuelles tout en empêchant la transformation d’importantes institutions culturelles, comme l’école, en lieux d’élaboration d’une évolution de la pensée elle-même, condition pourtant essentielle pour envisager un réel changement social.
L’anthroposophie considère les catégories de domination sociale comme artefacts transitoires de notre parcours d’évolution. L’impulsion du Christ ayant donné à chacun la possibilité de rencontrer et connaître l’Autre par l’esprit, au-delà de son seul corps physique et de ses traits contingents liés à son incarnation actuelle, toutes ces catégories sont vouées à disparaître pour laisser place à la rencontre d’individu à individu. C’est en continuant cet élan spirituel commencé par Steiner, qui cherche à voir par l’esprit chacun dans son intégralité, au-delà de son apparence, dans ce qu’il est et peut devenir dans sa relation particulière avec le monde, que l’alchimie sociale s’accomplit, et que nous pouvons tendre vers la réalisation de notre nature la plus haute. McKanan explique : « Une difficulté sérieuse pour l’anthroposophie est que les personnes s’intéressant passionnément (…) à la science, à la justice sociale, ou à la nature non-humaine peuvent interpréter le « oui, et » de l’anthroposophie comme un « non, mais » : comme un refus ferme à la science, à la justice sociale, ou au traitement égal de toutes les créatures. » Or, bien comprise, l’anthroposophie ne s’oppose ni à la science, ni à la justice sociale, bien au contraire : elle s’engage pour un « dialogue mutuellement transformateur ».
Nécessairement, admettre la réalité de forces spirituelles à l’œuvre en nous-mêmes, dans le monde et dans notre histoire, et chercher toujours à les équilibrer au lieu de les fuir, implique une démarche singulière qui ne rentre dans aucune case d’idéologie de masse encline à la contagion et à l’illusion des mots. Il n’en reste pas moins, conclut McKanan, que les initiatives anthroposophiques sont révolutionnaires dans leurs réalisations respectives en faveur du changement, notamment en ce qui concerne l’exploitation sans limite de la nature et des animaux par les hommes, engendrant une inégalité sociale accablante. En lisant les témoignages de ceux qui apportent leur approche alchimique à ces questions au quotidien, on terminera cet ouvrage avec une profonde reconnaissance pour l’équilibre du vivant cultivé dans ces initiatives et la dignité retrouvée qui en résulte, par exemple dans le respect retrouvé pour l’essence spirituelle de l’animal, accompagné par le paysan biodynamique : « Notre responsabilité vis-à-vis des animaux est de leur offrir tout l’amour et la tendresse dont nous sommes capables pour réduire leur souffrance présente », ou encore « j’adore ces vaches et l’amour résiste à la raison, résiste à la récompense économique, à la faisabilité, à la praticabilité (…) j’essaie de permettre aux cochons d’être cochons et aux vaches d’être vaches ».
Dans son dernier chapitre, « Évolution », McKanan recense quatre concepts innovants offerts à l’humanité par la science spirituelle : le holisme cosmique ou l’idée selon laquelle il est possible d’entrevoir les relations qui lient toutes choses et tous êtres ; l’homéopathie sociale, ou l’attention aux pratiques aussi petites soient-elles qui peuvent constituer une force guérissante pour la société plus large ; l’anthropocentrisme approprié, ou la conviction que les humains peuvent vivre en harmonie avec leurs écosystèmes si seulement nous épousons chacun à sa façon un chemin de développement spirituel ; et finalement, la transmutation planétaire, ou la sagesse de voir que l’évolution du monde est continuelle et inévitable, que notre rôle d’humain dans cette époque ne se résume pas à la préservation, ni de nous-mêmes ni de la terre, mais trouve son sens dans une implication pour une évolution de l’humanité allant au-delà du développement économique ou technologique.
Pour cette raison, McKanan encourage la tendance actuelle auto-dispersante des initiatives anthroposophiques, citant comme exemples de succès le développement de l’éducation Steiner-Waldorf en Chine ou la viticulture biodynamique. Bien que ne se considérant pas comme disciple de Steiner, McKanan semble saisir profondément et personnellement la sagesse de l’anthroposophie et combien notre monde en a besoin dans sa quête du bien, et pour faire face aux conséquences provoquées par sa façon de penser matérialiste qu’il se doit de dépasser. En décrivant d’une manière aussi équilibrée cette « démarche alchimique », McKanan offre à chacun un espace de questionnement ouvert, bien loin des polémiques, quant au bien-fondé de la science spirituelle dont on peut explorer philosophiquement et humainement les doutes, les divergences et le devenir. Son honnêteté intellectuelle et sa réflexivité font de cet ouvrage une contribution importante à la conversation académique autour de l’anthroposophie, parfois trop monopolisée par des voix qui semblent davantage chercher à maintenir une ancienne manière de voir que faire avancer une connaissance holistique qui renouvelle notre rapport au monde.
Maria Ann Noland est doctorante en Anthropologie et Éducation à la faculté d'éducation de l'université Columbia, à New York. Elle s'intéresse aux traditions spirituelles comparées et souhaite préciser qu’elle n’est pas anthroposophe.
Notes de l'article
- Eco-Alchemy : Anthroposophy and the History and Future of Environmentalism, University of California Press, octobre 2017, inédit en français, https://www.ucpress.edu/book/9780520290068/eco-alchemy
- Les Camphills sont des communautés à la campagne ou en ville, où des personnes atteintes de handicaps sont intégrées socialement, notamment par leur accueil dans des familles et leur participation à des activités économiques le plus souvent artisanales ou agricoles.
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