C’est un fait plutôt mystérieux, mais il y a chez Rudolf Steiner et l’anthroposophie quelque chose qui les rend à l’évidence étrangement attrayants en tant qu’objets de dérision et de moquerie, parfois même d’opposition, voire d’hostilité. Dernièrement, le présentateur de la chaîne de télévision allemande ZDF Jan Böhmermann a consacré des émissions entières à calomnier Steiner, le taxant de « clairvoyant » et de « Richard David Precht de l’avant-dernier tournant du siècle ».

Le reproche de bizarrerie existait déjà du vivant de Rudolf Steiner lorsque les attaques avaient encore une tout autre dimension. Lors d’une conférence de Steiner à Munich en mai 1922, des hommes de main de droite, dont certains portaient la croix gammée, firent irruption sur scène ; ses jeunes partisans eurent tout juste le temps de le mettre en sécurité. La même scène se reproduisit deux jours plus tard à Elberfeld. Il fallut barricader la porte d’entrée jusqu’à ce que la police arrive enfin. Peu après, Steiner renonça à donner des conférences publiques en Allemagne.

À Dornach, en Suisse, le centre anthroposophique, n’était pas épargné non plus. Le prêtre de la ville voisine d’Arlesheim, issu d’une famille catholique, se déchaînait contre Steiner : « Sa façon de penser est juive, tout comme son style » ; une revue populiste avait déjà supposé en 1920 qu’un jour « une véritable étincelle pourrait mettre une piètre fin à la magnificence de Dornach ».

Le Goetheanum, ce grand bâtiment à double coupole érigé sur la colline de Dornach, fut en effet entièrement détruit par les flammes dans la nuit de la Saint-Sylvestre 1922-23. La cause : un incendie criminel. Les auteurs ne furent pas identifiés. Quoi qu’il en soit, Hitler, alors en pleine ascension, avait lui aussi dénigré l’anthroposophie dès 1921, la qualifiant de « méthode juive de destruction de la constitution mentale normale des peuples ». Après la « Marche sur la Feldherrnhalle » d’Hitler en 1923, appelée aussi putsch de Munich, Steiner dira : « Si ces messieurs arrivent au gouvernement, mes pieds ne pourront plus fouler le sol allemand. ».

Steiner est mort en 1925. Le Goetheanum a été reconstruit selon ses plans, cette fois en béton plutôt qu’en bois. Plus tard, dans les premières décennies de la République fédérale d’Allemagne, l’anthroposophie n’a pas fait débat. On savait qu’il s’agissait d’un courant plutôt bourgeois qui, avec ses écoles Steiner-Waldorf, trouvait un écho au-delà de son milieu. De nouvelles impulsions virent le jour avec une nouvelle génération dans les années 1970 : l’anthroposophie fut désormais largement considérée comme faisant partie d’un milieu alternatif en plein essor ; elle joua notamment un rôle important, souvent occulté aujourd’hui, dans l’histoire de la création du mouvement politique Die Grünen.  [NdT : Parti politique écologiste allemand.]

Les anthroposophes dégageaient encore et toujours quelque chose d’un peu étrange mais aussi d’admirable. En lisant aujourd’hui l’article qui fit la une du numéro du Spiegel consacré à l’anthroposophie en 1984, on trouve des éléments qui, selon les normes établies, paraissent très étranges alors que par ailleurs l’article rend un certain hommage à l’horizon spirituel de nombreux anthroposophes. Beaucoup d’entre eux « vivaient de manière exemplaire, sans se faire remarquer », s’étonnait le journaliste.

Coupables de la baisse du taux de vaccination ?

Or depuis les années 1990, le ton s’est durci. Un aspect important concerne les accusations de racisme contre Steiner. Le fait que Steiner prononçait volontiers le mot « nègre », qu’il était convaincu non seulement de l’idée d’évolution culturelle, mais aussi de « mission des âmes individuelles des peuples », doit faire l’objet d’un examen critique, tout comme les déclarations similaires de nombre de ses contemporains.

Par ailleurs, on a tendance à oublier que la notion d’autodétermination individuelle est très présente chez lui, puisqu’il l’avait déjà développée en 1894 dans sa Philosophie de la liberté. Même l’un des critiques les plus connus de Steiner, Helmut Zander, historien fribourgeois des religions également biographe de Steiner, souligne qu’il n’est « pas juste » de prendre des phrases jugées aujourd’hui racistes et de « les isoler ou de prétendre qu’elles constitueraient le centre de sa vision du monde ».

Néanmoins, certains critiques de Steiner entonnent exclusivement la rengaine du racisme, accusent Steiner d’être « de droite » et rapprochent même l’anthroposophie de l’idéologie nazie. Ils aiment à raconter que dans le camp de concentration de Dachau, un anthroposophe s’occupait d’un jardin cultivé en biodynamie, ce qui est effectivement vrai. Ils racontent moins volontiers que les experts nazis jugeaient l’anthroposophie hostile du fait de sa vision du monde orientée, comme ils le reconnaissaient, « vers l’humanité et la liberté de l’esprit ». La Société anthroposophique fut interdite en 1935, les écoles Waldorf durent fermer, de nombreux membres juifs furent contraints de fuir, beaucoup d’entre eux passèrent des années dans les camps de concentration, certains furent assassinés.

L’anthro-bashing a connu une nouvelle impulsion lors de la crise sanitaire liée à la COVID-19. Le fait qu’il n’y ait pas eu que des défenseurs des mesures sanitaires imposées, mais aussi des personnes critiques formulant très explicitement leurs réticences, a agi comme un signal de diffamation générale.

Le Spiegel, par exemple, a établi un lien entre l’influence de l’anthroposophie et le taux de vaccination dans les pays germanophones. Pourtant, avec plusieurs millions de personnes non vaccinées alors que parmi les anthroposophes on en dénombre qu’une petite dizaine de milliers, on aurait pu voir du premier coup d’œil qu’il s’agissait d’une absurdité mathématique.

La réception dans toute l’Allemagne d’une étude des sociologues Nadine Frei et Oliver Nachtwey sur le phénomène Querdenker [NdT : Initiative de protestation contre les mesures de protection liées à la pandémie de COVID-19 en Allemagne.] a été encore plus significative. Ils sont eux aussi arrivés à la conclusion que l’anthroposophie était « un facteur essentiel pour la compréhension du mouvement contre les mesures sanitaires ». Ils ont travaillé pourtant sur une base de données assez limitées : celle-ci se composait de questionnaires sans rapport spécifique avec l’anthroposophie, documents remplis par des utilisateur de groupes Querdenker de la messagerie instantanée Telegram après invitation ainsi que de trois interviews avec des anthroposophes qui suggéraient plutôt le contraire. Mais le résultat, bien que mitigé, s’inscrivait si bien dans le récit en vogue, qu’il a été cité partout sans aucun mise en perspective critique.

En bref, les standards journalistiques et les vérifications de rigueur deviennent manifestement secondaires dès qu’il s’agit du prétendu problème de l’anthroposophie.

Si l’on tente de comprendre les raisons de cet étonnant phénomène, on se heurte à deux points de vue. Le premier est aussi évident qu’important : l’anthroposophie, contrairement à de nombreux autres mouvements spirituels, a un côté fortement tourné vers l’extérieur. Du fait de ses nombreux champs d’action, des écoles Steiner-Waldorf à l’agriculture biodynamique, elle est extrêmement visible, pour le meilleur et pour le pire. Nombreux sont ceux qui, après avoir découvert la profonde humanité qui règne dans les institutions anthroposophiques spécialisées pour personnes porteuses de handicap, deviennent des supporteurs généreux et reconnaissants.

À l’époque des tentatives d’euthanasie des nazis, l’émigré viennois Karl König, pédiatre juif et anthroposophe, avait déjà fondé en Écosse le mouvement Camphill, dont le travail avec les personnes handicapées a connu un rayonnement mondial.

La diversité de la scène anthroposophique

D’autre part, cette visibilité signifie aussi que les discours tapageurs peuvent être répétés en boucle et chaque disciple de Steiner qui raconte des sottises, peut être considéré comme typique de l’ensemble. D’une manière générale, on attribue souvent à la scène anthroposophique une homogénéité qui n’existe pas : personne n’impose une ligne de conduite, la « vie de l’esprit », sacrée pour les anthroposophes, est pratiquée in extenso. La diversité culturelle est immense ; elle va d’une grande ferme Demeter en Égypte à des écoles Steiner-Waldorf en Israël, en passant par des écoles chez les Amérindiens. On trouve de tout sur l’échiquier politique, de la gauche à la droite ; on rencontre des personnes très pragmatiques et d’autres qui sont entourées d’une aura d’initiés. On y rencontre certainement aussi des hiboux vaniteux et « des gens d’un égoïsme raffiné », comme le disait Steiner.

Une chose, en revanche, les unit tous, et c’est le deuxième point : c’est, en bref, la conviction que le monde visible et matériel ne constitue qu’une partie de la réalité, que du minéral à l’être humain en passant par la plante et l’animal, il est habité par du spirituel. Dans le contexte anthroposophique, cette référence au spirituel n’a aucune connotation dans le sens d’une fuite du monde ; c’est au contraire un appel à une organisation du monde conforme à l’esprit, que ce soit dans les champs, dans les salles de classe ou dans la vie économique.

La manière éminemment concrète dont Steiner appréhende le monde spirituel nécessite aujourd’hui un temps d’adaptation : ce n’est pas une vision du monde panthéiste, un tout diffus, mais quelque chose qui s’exprime précisément dans l’individuel, dans chaque être humain, d’une façon qu’il faut encore apprendre à déchiffrer. « Ce devrait être quelque chose de solennel », notait Steiner peu avant sa mort, « que de percevoir sous forme d’être humain, un esprit pourvu de sens physiques au sein du monde physique ».

La parfaite façon de susciter des railleries

Par rapport à ce qui se fait aujourd’hui, il s’agit donc à tout égard, d’une autre façon de s’exprimer. On pourrait dire aussi que c’est la parfaite façon de susciter toutes sortes de moqueries et de railleries. Steiner y voyait d’ailleurs le signe principal d’un rejet d’une compréhension nouvelle et plus globale du monde et de soi-même. Si cette nouvelle façon de voir le monde n’est pas saisie et développée consciemment, l’humanité, une fois qu’aura disparu l’ancienne croyance religieuse, se livrera entièrement à un matérialisme unidimensionnel et triomphant.

Il suffit d’observer ce qui se passe actuellement pour s’en convaincre : sous l’emprise de réalités prétendument plus tangibles, nombreux sont ceux qui rejettent ces pensées en haussant les épaules. Parallèlement, il existe une fraction de personnes qui combat littéralement ce genre de choses. En particulier, les représentants du mouvement dit des sceptiques qui, avec leur scientisme étroit, considèrent l’anthroposophie comme un modèle d’irrationalité. En fait, c’est l’adversaire idéal pour s’assurer de sa propre identité ô combien émancipatrice.

Car le fait est que si l’on se contente de comparer les affirmations de l’anthroposophie avec ses réflexions personnelles et ses connaissances scolaires, sans aucune tentative de compréhension, on la mettra vite de côté. On peut alors, comme le blogueur anti-anthroposophie Oliver Rautenberg ou, plus récemment, le présentateur satirique de la ZDF Jan Böhmermann, assembler des citations de Steiner sorties de leur contexte ou même déformées pour faire apparaître un cosmos karmique apparemment totalement confus. Mais ce genre de philosophes autoproclamés oublient que l’essence même de l’anthroposophie, son impulsion fondamentale, n’est pas un abandon de la science, mais un élargissement et un approfondissement de celle-ci.

Le second Goetheanum construit en béton dans les années 30 est un lieu international de rencontres ouvert au public et recevant des milliers de visiteurs chaque année.

Steiner lui-même était extraordinairement doué pour les sciences du vivant. Il était par ailleurs convaincu que notre époque était destinée à développer un moyen de connaissance méthodique, même là où il est question de « mondes supérieurs ». Certes, cela ne se fera pas du jour au lendemain et les sciences du vivant ont elles aussi parcouru un long chemin depuis leurs débuts tâtonnants à l’époque de Galilée. Steiner considérait que la « science de l’esprit » qu’il avait esquissée en était seulement « au début de son développement ». De par sa nature, elle ne pourrait pas fournir de preuves aussi irréfutables qu’une expérience de chimie, mais pourrait pourtant initier un changement déterminant pour pallier l’unilatéralité fatale de la culture actuelle.

Les détracteurs de l’anthroposophie mettent parfois en garde contre l’attitude prétendument amicale des anthroposophes, puisque ceux-ci aspirent finalement à une grande transformation culturelle. Pour une fois, ils ont raison : ils aspirent en effet à une vision plus globale du monde, et ce même si l’anthroposophie ne parvient pas toujours, et pas dans tous les domaines, à faire comprendre la pertinence de ses points de vue.


Ce texte est une traduction d’un article paru le 30.12.2022 dans le journal allemand Die Welt.