Covid, guerre en Ukraine, tensions sociales, urgence climatique… Les crises sont légion. Les fondements sur lesquels ont été bâties les sociétés occidentales semblent vaciller. Pour le corps social, l’avenir paraît incertain. Beaucoup cherchent désormais, par différents biais, à chasser la morosité ambiante.

Une « transition épochale »

Dans son livre Le temps de peurs, paru en janvier 2023, le sociologue français Michel Maffesoli, professeur émérite à la Sorbonne, dresse une série de constats sur les grandes tendances sociétales. Dans la crise Covid il voit avant tout une crise spirituelle « de grande envergure » qui laissera son empreinte à long terme. Il observe aussi que le sacré, sous diverses formes, semble revenir. « Il devient de plus en plus évident que nous sommes en transit vers une autre manière d’être-ensemble. Pour le dire en des termes plus soutenus, nous vivons une transition épochale. Et ceci, ce qui est normal, dans la crainte et le tremblement. De telles mutations suscitent de la part des pouvoirs en place une rigidification de leurs attitudes. » Les peurs généralisées que perçoit Maffesoli dans les sociétés occidentales, par exemple la peur de la mort, proviennent selon lui d’une méconnaissance des valeurs spirituelles. « Le souci d’un bien-être quantitatif, consommatoire, économique, matérialiste amène à oublier un « mieux-être » qualitatif d’essence spirituelle. C’est un tel glissement de qualitatif vers le quantitatif qui conduit à la peur de l’autre, car la stratégie de la peur, propre à la tyrannie sécuritaire et à l’asepsie de la vie sociale, amène à isoler, fragmenter, ce dont la politique du confinement est l’expression absolue. » Les réactions qui sourdent actuellement contre le système et les élites ont donc pour véritable objet, au-delà des débordements extérieurs de colère, le « salut de l’âme ».

Un renouveau spirituel

Malgré les « craintes et tremblement » que suscite la décrépitude latente des institutions issues de la modernité occidentale, apparaissent déjà les lueurs, encore faibles, de la « post-modernité » en gestation. Les égarements actuels en accélèrent même l’éclosion. « Les moments de crise produisent une exaltation de vie, en quelque sorte une réinvention de l’existence. Pour le dire simplement, une sortie des chemins battus. » Dans tous les domaines, de nouveaux élans sont visibles. C’est le cas dans les sciences, qui cherchent de plus en plus à se libérer de leur carcan matérialiste et réductionniste. Partout surgit le besoin de sens (sens de la vie, du travail, de l’histoire humaine, etc.), qui procède en fait d’une volonté d’abandonner les dogmes et de retrouver des valeurs spirituelles.

Michel Maffesoli, Le temps de peurs, Cerf, janvier 2023

Observant les respirations de l’être social, Maffesoli voit ainsi poindre l’émergence d’une nouvelle « culture de l’esprit », l’amorce d’une « utopie ésotérique », « unification de la mystique et de la rationalité ». Il s’agirait en somme de réorienter (sans le renier) le rationalisme propre à la tradition philosophique européenne – rationalisme aujourd’hui dévoyé par le scientisme et le matérialisme – et de renouer avec le « soin de l’âme » qui définit, selon le philosophe tchèque Jan Patočka, la spiritualité européenne depuis Socrate. Ainsi, comme l’écrit Patočka au siècle dernier : « L’Europe a tracé deux chemins vers l’ouverture de la planète : le chemin extérieur de la conquête et de l’hégémonie universelle qui a été sa ruine en tant qu’entité historique ; et le chemin intérieur de l’ouverture de la planète en tant qu’ouverture de monde, devenir-monde du monde de la vie, chemin qu’il s’agirait à présent, après les cataclysmes du dehors, les confusions et les défaillances du dedans, de redécouvrir et de suivre jusqu’à son terme. »1.

Tribus post-modernes

Le bourgeonnement sociétal qu’observe Maffesoli est encore souterrain et mal organisé. Mais il prend de l’ampleur dans tous les pays occidentaux. Il exprime la nécessité de sortir de l’« ère de la page de variété » (Herman Hesse, Le jeu des perles de verres), de se reconnecter aux autres et à la nature. Ainsi naissent des « tribus post-modernes » où sont expérimentées en marge des institutions historiques de nouvelles modalités de vivre ensemble, un nouvel idéal communautaire encore anarchique, mais « qui engendrera progressivement une résistance généralisée vis-à-vis de l’oligarchie médiatico-politique ». De cette résistance émergeront de nouvelles formes d’organisations sociales, sans doute plus humaines et respectueuses de la nature. C’est en tout cas l’espoir que porte l’essai de Maffesoli.