Dans le monde scientifique, l’appel à intensifier l’interdisciplinarité se fait de plus en plus pressante, car la spécialisation croissante dans de nombreuses disciplines comporte un danger évident : des connaissances détaillées et hautement spécialisées sur les coronavirus ne sont bien sûr pas suffisantes pour comprendre dans son intégralité un problème comme celui qui se pose actuellement, et pour le résoudre.

Depuis la pathologie cellulaire de Rudolf Virchow et la « déclaration de guerre » de Robert Koch au nouveau spectre des microorganismes, nous avons tendance, dans les sciences médicales, à perdre de vue l’ensemble, à force de réfléchir au détail. Nous cherchons à expliquer les pathologies humaines dans les cellules, les bactéries, les virus, les molécules et les gènes. Nous voulons comprendre les choses en les démontant comme une machine. Cette pensée purement analytique a sa justification tant qu’elle sait revenir, chaque fois, du détail à l’intégralité. On parle alors de pensée systémique, une pensée qui ne décompose pas les choses comme l’analyse, mais les remet en contexte par la synthèse.

La crise sanitaire est un exemple très parlant qui permet d’étudier le conflit entre la « vieille » logique purement analytique et la pensée systémique moderne. Lorsque cinq personnes se disputent car chacune a une opinion différente, c’est rarement en raison de l’incompatibilité des opinions, mais en raison de l’incapacité à comprendre que chaque opinion a sa justification dans une perspective particulière, et qu’il ne s’agit pas d’un « l’un ou l’autre », mais d’un « l’un aussi bien que l’autre.

L’esprit analytique pense de façon linéaire dans le sens d’une logique unidimensionnelle : A est suivi de B et B est suivi de C. C’est de la nature contraignante de cette logique qu’il tire sa prétention d’avoir raison. Ne fonctionnant qu’avec des chaînes causales mécanistes et ne comprenant pas les connexions intégrales, les interactions complexes et les interdépendances, cette pensée est, par exemple, incapable de saisir le principe des systèmes vivants.

En ce qui concerne le problème de la pandémie, l’opinion la plus répandue ou la plus courante est que les virus rendent malades et se propagent par le biais d’infections. Qu’ils peuvent muter et provoquer de graves épidémies causant de nombreux morts. Pour éviter cela, nous devons donc empêcher le plus grand nombre possible de contacts et par là prévenir l’infection ; nous devons fermer les écoles, les magasins, les restaurants, les hôtels, les théâtres, les salles de concert et interdire toutes sortes de rassemblements humains, afin de résoudre le problème. Cette image des virus est unidimensionnelle, cette logique ne va que dans un sens, et ce faisant, elle s’éloigne de plus en plus de la réalité, causant plus de dégâts que le virus lui-même.

Par une approche systémique, nous préférons regarder le problème du virus et de la pandémie à partir du plus grand nombre de points de vue possible.

Sur un plateau de télévision (Anne Will) du 22 mars 2020, le président de l’Association fédérale des enquêteurs criminels allemands, Sebastian Fiedler, a fait une remarque judicieuse. Il a critiqué le manque de pensée systémique dans ce domaine. D’après lui, nous aurions besoin d’une grande table ronde, où non seulement des virologues et des hommes politiques, mais aussi des « têtes bien faites » issues de nombreux domaines s’assoient ensemble et élaborent une orientation interprofessionnelle ou un concept bien pensé à partir d’un aperçu transdisciplinaire des phénomènes.

Le niveau général d’information en la matière, en particulier parmi les politiques, est bien trop faible pour que l’actionnisme actuel soit vraiment objectif. Plus particulièrement en matière d’immunologie humaine et son lien étroit avec les facteurs psychosociaux, il existe de fait une ignorance inadmissible.1

La crise de la COVID-19 n’est pas seulement un problème virologique, mais un problème pour la société dans son ensemble, et les mesures prises actuellement auront également des effets négatifs sur lesquels nous ne pouvons apparemment pas avoir de vue d’ensemble pour le moment. Il est possible que dans le cadre des mesures actuelles, l’équilibre global des conséquences sur le long terme l’emporte de loin sur le problème du virus à l’état pur. Selon l’économiste Christian Kreiß, le problème de la COVID-19 provoquera l’une des plus graves récessions économiques depuis le début du 20e siècle, avec des faillites d’État, des famines, un chômage de masse et une escalade des conflits2.

Nous allons essayer de décrire ici, à l’aide de quelques aspects, ce à quoi peut ressembler une approche systémique.

Statistiques, taux de mortalité, tests

Environ 10 millions de personnes sont infectées par la tuberculose chaque année, ce qui est fatal pour 1,5 million d’entre elles. Une grande partie de ces décès pourrait être évitée par des mesures relativement simples, visant à améliorer les conditions de vie : nutrition, hygiène et conditions de logement. 80 000 enfants meurent chaque année en Afrique du noma, la « gangrène de la bouche », qui ronge littéralement les visages et entraîne une défiguration horrible. Cette maladie est simplement due à une carence en vitamines et en protéines et pourrait être évitée avec un effort minimal.

Quel serait le niveau général d’indignation si les médias en parlaient plusieurs fois par jour pendant des semaines ? Mais la plupart des gens ignorent jusqu’à l’existence même de cette maladie.

L’actuelle panique au sujet de la pandémie de COVID-19 sous toutes ses facettes pourrait finalement s’avérer être une leçon du chaos qui peut naître lorsque la peur, l’ignorance, l’actionnisme panique et les intérêts commerciaux sans scrupules fusionnent et partent en roue libre.

8 millions de personnes meurent chaque année dans le monde des conséquences directes de la pollution atmosphérique. En Allemagne, ce chiffre est d’environ 80 000 personnes, soit 220 par jour. Le nombre de décès dus aux effets secondaires des médicaments est presque aussi élevé. Bien que toutes ces causes de décès ne soient pas auto-infligées et pourraient être considérablement réduites avec une volonté politique appropriée, elles ne font guère l’objet d’un débat public – alors que le coronavirus est sur toutes les lèvres.

Chaque année, environ 650 000 personnes meurent de la grippe dans le monde3). En Allemagne, les années où les vagues de grippe sont les plus fortes, on compte entre 10 000 et 25 000 décès, ce qui correspond à 60 décès par jour. Nous ne savons pas encore si le nombre total de décès dus à grippe + COVID sera plus élevé cette année, mais tout indique que le bilan final de la COVID-19 ne sera pas très différent des autres vagues annuelles de grippe4.

Selon l’Institut Robert Koch, 25 100 personnes5 sont mortes de la grippe en Allemagne durant l’hiver 2018 en seulement 8 semaines, sans que cela ait été rapporté dans les médias. Ces taux de mortalité ont été enregistrés dans la fourchette normale de fluctuation. En ce qui concerne la situation actuelle, le professeur Carsten Scheller, virologue à l’université de Würzburg, a fait la comparaison suivante6 : 100 personnes sont mortes la première semaine, 1 000 la deuxième, 5 000 la troisième, après quoi la courbe de mortalité est revenue au même niveau de départ. Nous sommes loin de tels chiffres avec la pandémie, mais les mesures et le niveau général d’émotion sont beaucoup plus élevés. Pourquoi ?

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