L’historien et irénologue suisse Daniele Ganser, dans son dernier livre Les Guerres illégales de l’OTAN qui vient de paraître en français, pose la question du droit dans le contexte de la guerre. De fait, la création de l’ONU inaugure une ère dans laquelle la guerre est interdite. Pourtant, le monde est toujours ébranlé par des guerres dévastatrices. Du point de vue du droit, quel seuil se révèle ici, en relation avec le développement de l’humanité?


Pensez-vous que nous sommes, dans la situation mondiale actuelle, à un seuil ?

Daniele Ganser: Pour moi nous vivons un «tournant» ; nous pouvons aussi utiliser le terme de «seuil» ou de «rupture». C’est le sentiment qu’aucune pierre ne reste posée sur l’autre, que les choses se font chambouler, que l’ancien se décompose et que le nouveau émerge.

Il est difficile de considérer cela historiquement. Néanmoins, il est frappant de constater que nous sommes entrés dans une ère de l’information. Je daterais ce début à l’année 1996: c’est à ce moment-là que je suis allé sur Internet pour la première fois. Je pense qu’au cours de ces vingt dernières années, il est apparu clairement qu’il en allait maintenant tout à fait autrement avec l’information. Aujourd’hui, presque tout le monde a Internet sur son smartphone, dans sa poche. Il s’agit vraiment d’une révolution de l’information qui analyse beaucoup plus rapidement, y compris les mensonges de guerre, et les commente sur Internet comme jamais cela ne s’est fait auparavant. Quand on lit dans le Washington Post, en 1964, que les États-Unis sont attaqués par les Vietnamiens, c’était l’histoire qu’on nous racontait. Aujourd’hui, nous avons une conscience qui démêle les mensonges de guerre beaucoup plus tôt que ne pouvait le faire le mouvement pacifiste.

Néanmoins, au cours de la guerre en Irak, il y a eu des manifestations de paix à travers toute l’Europe alors qu’aujourd’hui, presque personne ne descend dans la rue…

Les guerres telles qu’aujourd’hui en Syrie ou en Ukraine, ont été lancées de manière secrète. L’attaque contre l’Irak était une attaque bien visible, on pouvait tout à fait protester contre; c’est tout autre chose quand des unités secrètes sont formées sur le terrain et que nous disions en Occident: nous n’avons rien à voir avec ça. C’est beaucoup plus difficile pour le mouvement pacifiste de manifester, parce qu’il doit tout d’abord savoir: est-ce que la guerre en Syrie est une guerre civile? Est-ce un conflit international? Qui sont les acteurs et quels objectifs poursuivent-ils? J’ai le sentiment que seule la révolution de l’information nous a permis de comprendre ce qui se passe réellement en Syrie.

D’autres guerres, comme celle au Yémen, sont à peine mentionnées dans les médias de masse, alors il n’y a pas de manifestations. Nous vivons aujourd’hui une ère de la confusion, des fausses nouvelles, des «mots-clefs». L’homme ne peut pas traiter toute la masse des informations que présente Internet. C’est l’essentiel de ce que je dis à mes étudiants de l’Université de Saint-Gall: prendre peu et l’approfondir. Aujourd’hui, on balaye beaucoup, mais très superficiellement. Cela signifie que d’un côté, Internet est une malédiction, il peut dérouter les gens, mais d’un autre, c’est aussi une bénédiction pour ceux qui veulent approfondir les choses. Sur Internet, l’individu peut embrasser de grandes quantités de données. Mais si nous ne nous concentrons pas et que nous ingurgitons sans arrêt le flux numérique des dépêches, nous sombrons totalement dans la confusion. C’est cela, la révolution de l’information.

Y a-t-il des preuves que la guerre contre la Syrie est une guerre secrète des États-Unis? Sait-on cela de Wikileaks ?

Oui. Le journaliste américain Seymour Hersh l’a révélé d’après les données de Wikileaks. Je le décris en détail dans mon livre. La parlementaire américaine Tulsi Gabbard d’Hawaï l’a aussi démasqué. Elle a découvert que le président Obama a secrètement soutenu tous les adversaires d’Assad, dont des terroristes, pour le renverser, et elle a demandé d’un ton critique : «Si vous ou moi donnions à l’EI ou à Al-Qaïda argent, armes et soutien, nous nous retrouverions en prison. Pourquoi notre gouvernement obtient-il un laissez-passer?» Bien sûr, c’est complètement illégal. Mais beaucoup de gens ne réalisent pas qu’Obama a attaqué la Syrie tout d’abord en secret, puis ouvertement à partir de 2014. Obama ne méritait pas le prix Nobel de la paix.

Votre livre est basé sur la question de savoir si, du point de vue de l’ONU, les guerres sont légales ou illégales. Mais les Nations Unies peuvent bloquer des résolutions, par exemple lorsqu’une grande puissance utilise son droit de veto. Comment voyez-vous cela?

Pour la première fois dans l’humanité, il a été établi par la Charte des Nations Unies qu’un pays A ne peut pas attaquer un pays B. C’est pour moi un moment déterminant des 2000 dernières années qu’ait été déclaré en 1945: les guerres sont illégales. Il s’agit de l’interdiction de la violence, qui affirme que tous les pays s’abstiennent de recourir à la force dans leurs relations internationales. Cela ne s’était encore jamais produit dans l’histoire de l’humanité. Pour moi, il y a là un grand trésor, quelque chose de précieux. Une pierre précieuse, mais qui fut complètement enterrée par les nombreuses guerres et la propagande de guerre de ces dernières années. Je voulais sortir ce petit bijou de nouveau à la lumière. La Charte des Nations Unies déclare explicitement : «Tous les membres s’interdisent tout recours à la violence dans leurs relations internationales.»

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