Lors de ses recherches sur la pédagogie Waldorf et l’anthroposophie, l’universitaire américaine Maria Noland a pris connaissance du blog de Grégoire Perra « La vérité sur les écoles Steiner-Waldorf ». Elle témoigne ici de son expérience.
Je suis née aux États-Unis, dans la région du Midwest (Indiana), dans une famille de la classe moyenne typiquement américaine, avec un père d’origine irlandaise et une mère d’origine allemande. J’ai reçu une éducation catholique mais aussi, pour ainsi dire, « champêtre » dans la forêt de la propriété de mes parents. Enfant, j’adorais la nature et y ai passé la plupart de mon temps libre. J’ai commencé mes études supérieures par un parcours de lettres, car j’ai toujours été passionnée de littérature et d’arts. Ma première vraie rencontre avec les processus du capitalisme, quand je travaillais comme employée dans un cabinet d’avocats spécialisé dans la finance, a provoqué une sensibilisation politique qui m’a décidée à m’orienter vers les sciences sociales. Je suis redevenue étudiante en anthropologie en 2013 et il me reste aujourd’hui deux semestres avant de finir les cours requis pour mon doctorat à Columbia en anthropologie et éducation, et de pouvoir me consacrer pleinement à mes recherches de thèse.
Premier contact
J’ai découvert le blog de Grégoire Perra « La vérité sur les écoles Steiner-Waldorf » en 2016, recherchant davantage d’informations sur la pédagogie Steiner. À l’époque, j’étais en Master et ne savais pas encore si j’allais être admise dans un programme doctoral car le taux d’admission est de 5 % aux États-Unis. J’avais donc un double intérêt pour la pédagogie Steiner. D’une part, dans le cadre des recherches théoriques que je menais déjà au sujet de la transition éducative et d’autre part, parce que je pensais devenir professeure des écoles si je n’étais pas prise en doctorat. Je voulais donc lire les avis concernant les exigences et spécificités de cette pédagogie et je m’intéressais en particulier aux témoignages d’anciens étudiants et élèves. En lisant le témoignage de Perra, j’ai été confrontée à un dilemme moral sans précédent dans ma vie : d’un côté, bien que n’ayant jamais franchi les portes d’une école Waldorf, je voyais d’un œil positif ce petit monde et ses valeurs concernant l’enfant, l’être humain et la nature, mais d’un autre côté, Grégoire Perra affirmait que ce monde ne visait qu’à endoctriner les jeunes consciences et ramener des adeptes à son business model sectaire.
Qui croire ? Le blog de Grégoire Perra expose sa vérité à lui et j’ai heureusement eu la persévérance de chercher ma vérité à moi. La recherche de la vérité est trop précieuse pour être déléguée à qui que ce soit. Ma discipline, l’anthropologie, nous oblige, avant de tirer une conclusion, à aller « sur le terrain ». C’est un réflexe que j’ai dû apprendre grâce à elle. Après avoir étudié intensément les sciences sociales, j’avais suffisamment d’outils à ma disposition. C’est d’ailleurs ces outils qui m’avaient permis d’adopter un regard d’abord critique au sujet de l’anthroposophie. Mais en lisant le livre Education as a Force for Social Change de Rudolf Steiner 1, j’ai pensé qu’au fond, il décrivait exactement le genre de modèle dont nous avions besoin aujourd’hui. Toutefois, je restais très sceptique et n’imaginais pas qu’une telle éducation existe réellement quelque part.
Aller voir sur le terrain
Le blog de Grégoire Perra est la première critique de la pédagogie Waldorf et de l’anthroposophie que j’ai trouvée, et c’est lui qui m’a forcée, par sa virulence, à me confronter à des questions fondamentales. Sans m’être confrontée à ces questions avant de commencer mon doctorat, j’aurais perdu beaucoup de temps par la suite. Grâce à Grégoire Perra, tout a commencé à bouger dans ma pensée et ce ne fut pas une période facile de ma vie. Il fut une étape sur mon chemin et je lui en suis infiniment reconnaissante. Cependant, ma perception de sa personne est assez rude.
Il me semble que Grégoire Perra s’est construit une identité qui demande, afin de pourvoir dialoguer respectueusement avec lui, de souscrire dans la croyance à sa vérité à lui. J’ignore tout des nombreuses anecdotes qu’il raconte sur son blog. Il s’agit de son témoignage personnel. Mon expérience sur le terrain a été tout le contraire de ce qu’il décrit. Le mieux, pour ceux qui s’y intéressent, est simplement d’aller voir sur le terrain, comme je l’ai fait, et de faire leurs propres constats. Les écoles et autres initiatives anthroposophiques sont, je le sais, ouvertes et prêtes à accueillir tout le monde. Nous sommes des individus venant de perspectives très différentes, sur des chemins différents, et le plus sûr est de se fier à son expérience individuelle. Je suis heureuse que ce dilemme existe : qui croire ? que penser ? On hâte trop souvent la conclusion, oubliant la beauté de ce dilemme.
Ce qui m’a vraiment convaincu dans la pédagogie Waldorf, c’est d’observer à quel point elle marche. Cet aspect constituait pour moi la « preuve » 2. Pour chaque âge, Steiner a identifié un objectif développemental et a précisé les méthodes d’accompagnement de l’enfant vers la réalisation de ces étapes. Il ne s’agit pas seulement de la maîtrise d’informations ou de compétences intellectuelles, il faut travailler avec l’intégralité de son être dans le monde pour qu’il se sente pleinement partie de ce monde et s’affirme en même temps dans son individualité. Une éducation à la liberté.
Je travaille aujourd’hui auprès de jeunes orphelins (de 2 à 7 ans) et c’est encore une occasion de valider les méthodes pédagogiques que j’ai observées à l’école Waldorf. Par exemple, j’enseigne les maths aux enfants en intégrant le mouvement. On se sert de nos bras pour apprendre à compter et les enfants apprennent et retiennent particulièrement bien. Ou bien on chante des chansons aux différents moments de la journée. La directrice de l’établissement l’a remarqué : les enfants sont beaucoup plus calmes qu’avant mon arrivée, maintenant qu’ils connaissent le rythme de notre journée et les chansons correspondantes.
Imaginer l’école
Que nous en soyons ou non conscients, en tant qu’éducateurs, nous avons toujours une image de l’élève et de ses potentiels d’avenir. L’éducation « publique » a été fondée par un groupe de personnes inspirées par une conception de l’être humain qui considère d’abord sa puissance matérielle et qui situe cette puissance dans son cerveau. Je pense qu’il ne doit pas y avoir de règle concernant quelle image choisir pour l’éducation de son enfant. Il faudrait juste informer les parents concernant l’éventail des possibilités. J’ai été convaincue par l’approche éducative de Steiner parce qu’au final elle parlait à l’image de l’être humain que je voyais chez les enfants autour de moi. L’enfant n’était pas, pour moi, un ordinateur et ça ne m’intéresserait pas particulièrement de travailler dans une usine d’informatique. Mais je sentais comme une vocation quand je me trouvais dans une classe de primaire. L’enfant n’existe pas non plus pour vivre selon un modèle prédéfini, hérité du passé, vers un collectif ou une tribu qui partagerait le même dogme que lui. Je suis personnellement très concernée par les questions des libertés, par les questions du genre et les droits LGBT. J’apprécie justement le fait que ces libertés et différences sont mises à l’honneur dans l’éducation Steiner.
Il m’a toujours semblé que c’était notre monde d’adultes qui devait être éduqué, que c’était chez nous qu’il fallait chercher la déficience et non chez le jeune enfant. Mais il faut néanmoins éduquer l’enfant. Steiner propose une manière d’imaginer l’éducation qui est basée sur notre vie spirituelle dans sa continuité, plutôt que sur la course matérielle dans une définition restreinte de la vie. Par la suite, l’enfant est entièrement libre de venir à ses propres idées concernant le sens de la vie et d’y mettre toute sa volonté. Un tel développement humain libre est nécessaire pour la paix à l’avenir.
Méthode et intention du blog
Le blog de Grégoire Perra n’est malheureusement pas une bonne ressource pour se renseigner sur l’éducation Waldorf. Sa manière de parler de l’anthropologie philosophique articulée par Steiner (astral, éthérique, etc.) ainsi que la réincarnation et le tempérament est très malhonnête. Il m’a fallu lire Steiner pour comprendre à quel point Grégoire Perra cherchait à tout transformer en superstition moyenâgeuse. L’anthroposophie en tant qu’épistémologie m’apporte beaucoup dans mon travail universitaire, mais je me sens complètement libre d’emprunter d’autres méthodes aussi. Les anthroposophes que j’ai rencontrés sont très hétéroclites et impliqués dans le monde. Contrairement à ce qu’affirme Grégoire Perra, les anthroposophes ne sont pas un groupe uniforme et ont souvent plus de différences que de points en commun.
Ce qui me dérange le plus dans les écrits de Grégoire Perra, c’est qu’il encourage les gens à se contenter d’un système éducatif national qui porte les ingrédients ayant alimenté le cours du capitalisme jusqu’à aujourd’hui. Il se présente comme « lanceur d’alerte » contre les écoles Waldorf et l’anthroposophie, mais quelle alternative défend-il alors ? Je peux comprendre qu’il se plaise dans son existence matérielle. Mais en France, beaucoup ne s’y plaisent pas et se voient privés de leur liberté de choix à cause d’un cadre législatif qui impose le matérialisme. Nous avons besoin d’initiatives éthiques et transparentes, anthroposophiques ou autres, qui puissent s’épanouir dans le monde pour apporter une diversité de choix. Dans beaucoup de réactions aux témoignages de Grégoire Perra, les gens appellent à la fermeture des écoles Waldorf par l’État. C’est à ce genre d’avenir liberticide et violent que Grégoire Perra incite.
Maria Ann Noland est doctorante en Anthropologie et Éducation à la faculté d'éducation de l'université Columbia, à New York. Elle s'intéresse aux traditions spirituelles comparées et souhaite préciser qu’elle n’est pas anthroposophe.
Notes de l'article
- Disponible en français ici
- Note de la rédaction : outre l’expérience de terrain, de nombreuses études confirment les bons résultats de la pédagogie Steiner Waldorf. Citons par exemple l’étude Heiner Barz de 2007 : « Nous constatons, d’après ces critères formels, une performance pédagogique élevée de ce type d’école : les élèves d’écoles Waldorf rejoignent presque tous des formations ultérieures après l’école Waldorf et il s’agit en grande partie de formations universitaires qu’ils achèvent visiblement avec succès et qui les mènent dans les professions correspondantes. Comparé à la population globale, le nombre de diplômés [des écoles Waldorf] qui deviennent universitaires est extrêmement élevé et peut rivaliser avec n’importe quel lycée. » (Heiner Barz, Dirk Randoll, Absolventen von Waldorfschulen, Eine Empirische Studie zu Bildung und Lebensgestaltung, VS Verlag für Sozialwissenschaften, 2007, p. 90.)
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