Pas de raison au pessimisme,
mais bien plutôt à l’éveil.
– Rudolf Steiner, 26 octobre 1918, GA 185.

La crise des réfugiés – rencontrer un visage

Parmi tous les défis auxquels nous faisons face à notre époque, la crise des réfugiés est peut-être la plus parlante. Elle pourrait éclairer d’une lumière crue ce que « devenir contemporain » signifie. Cette crise n’est plus une crise, elle est en train de devenir un état permanent. Ce qui s’était annoncé comme un défi s’est immiscé dans notre présent. Le défi est là. Et il a un visage. On peut se détourner de ce visage ou le regarder à la dérobée. Mais on peut aussi aller à sa rencontre. Dans cette rencontre, on fait presque toujours l’expérience de l’impuissance. Car rencontrer son semblable de visage à visage est avant tout un acte intérieur. Il va de soi que cette rencontre dans le for intérieur doit pouvoir évoluer par des pas concrets. Mais l’efficience de ces pas dépend du lieu d’où ils sont partis. Or, c’est souvent l’impuissance qui règne en maître dans ce lieu.

Où se trouve l’impuissance au sein de l’être humain ? En tant qu’expérience, elle se caractérise par sa radicalité, ce qui la distingue d’une faiblesse passagère. Elle est « radicale » parce qu’elle saisit mon être tout entier. Bien que cette radicalité soit éprouvée dans l’âme, l’impuissance s’étend au-delà et atteint directement le lieu du « Je ». Le drame de l’époque actuelle touche le « Je » dans son noyau, dans son potentiel. Chaque « Je » est porteur d’une potentialité qui tend à se réaliser. Dans cette dynamique, le « Je » ne peut se manifester que s’il parvient à réaliser son intention la plus intime. Il ne s’agit pas seulement d’entreprises, de projets ou d’actions au sens habituel − quoique naturellement ceux-ci n’en soient pas exclus − mais de petits gestes, de croiser un regard. Car l’intention qui vit en chaque « Je » est déjà un geste en soi. Le « Je » veut pouvoir se relier, participer. Le « Je » veut dire « oui ».

De spectateur à contemporain

En tant que spectateurs, nous faisons partie de l’évolution du monde, mais nous ne faisons que la subir. En tant que contemporains, nous y prenons part activement en disant « oui ». Non pas que nous approuvions les événements, mais parce que nous nous décidons à rester éveillés à ce qui se passe. Nous devenons des co-porteurs, et cet engagement nous pousse à faire l’expérience de l’impuissance.

À chaque fois que nous devons nous contenter d’être les témoins, par exemple, de la destruction totale d’une société, d’une culture ou d’une communauté humaine et que nous n’avons aucune possibilité de l’interrompre, alors le « Je » ne peut pas exprimer son intention intime, il est paralysé. Entre potentialité et réalisation s’ouvre une fissure, comme une blessure béante, qui devient douleur en l’âme. Cette douleur nous éveille. Tenter de porter l’insupportable nous mène à évoluer de spectateurs à contemporains.

Dans son discours d’acceptation du Prix de la paix des libraires allemands, Navid Kermani a décrit ce point où nous sommes arrivés en tant que spectateur face à la détresse de notre temps : « À seulement trois heures d’avion de Francfort sont exterminés ou expulsés des groupes ethniques entiers, des jeunes filles sont asservies, certains des monuments les plus importants du patrimoine culturel de l’humanité sont dynamités, des cultures disparaissent et, avec elles, une ancienne diversité ethnique, religieuse et linguistique qui, à la différence de l’Europe, s’était pour ainsi dire encore conservée jusqu’au 21e siècle. Mais nous nous rassemblons et nous réagissons seulement lorsque l’une des bombes de cette guerre nous atteint directement, comme les 7 et 8 janvier à Paris, ou bien lorsque ceux qui fuient cette guerre viennent frapper à nos portes. »1

Ce devenir-contemporain ouvre encore une autre voie. En octobre 1918, à Dornach, Rudolf Steiner l’évoque de façon approfondie 2. Il s’agit de la possibilité de métamorphoser le mal, tel qu’il s’est installé au plus profond de la nature humaine depuis le commencement de notre époque, celle de l’âme de conscience. Un courant spirituel s’est donné précisément pour tâche d’œuvrer à cette transformation: c’est le manichéisme. Steiner disait en 1904 : « Ce petit groupe [les manichéens] avait compris que le mal devait réintégrer le cours de l’évolution et qu’on ne devait pas le vaincre par la combativité, mais par la mansuétude. Préparer cela du mieux possible, c’est la tâche du courant spirituel du manichéisme. »3

Une lune forte à travers les nuages

Mani, un guide spirituel

Mani n’est pas seulement le fondateur de ce courant spirituel. À la Bibliothèque nationale de France, au Cabinet des médailles, on trouve un sceau minuscule – 29 mm de diamètre – en cristal de roche, qui appartint à Mani. Comme on le sait, ce sceau fut employé, entre autres, pour cacheter de nombreuses lettres que Mani adressait à ses communautés. Au milieu, on voit un personnage portant une tiare et une tunique drapée sur les épaules avec, à sa droite et à sa gauche, deux personnages semblables, mais plus petits. Et tout le long du bord se déroule une inscription en langue syriaque, mais dans l’écriture manichéenne créée par Mani lui-même : « Mani, s’liha diso m’shiha’ », c’est-à-dire « Mani, apôtre de Jésus-Christ ». Ce titre était bien connu dans l’histoire. Apôtre, ici, signifie moins « disciple » qu’« envoyé », ce qui est également plus proche du grec. Steiner l’appelle « haut ambassadeur de Jésus-Christ » et mentionne la manière dont Mani lui-même se considérait comme proche du Paraclet, du Saint Esprit. Il existe, dans des textes coptes retrouvés par la suite, divers endroits où Mani insiste lui-même sur sa proximité et sur son lien spirituel avec le Paraclet. « Dans l’année où Ardachès dut être couronné roi », lit-on dans les Kephalaia du maître, « c’est alors que le Paraclet vivant vint à moi et me parla » (Keph. 31-32). Dans une conférence de l’année 1908, Steiner déclare que « Mani est une haute individualité qui est régulièrement incarnée sur la Terre, une entité qui est l’esprit-guide de ceux qui ont pour tâche d’œuvrer à la conversion du mal. » 4

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