Est-il possible de résoudre ce paradoxe de la pédagogie de Steiner : la création d’une pratique fructueuse sur la base d’une théorie douteuse ? Cette interrogation d’Heiner Ullrich1., spécialiste allemand des sciences de l’éducation, résume bien la position ambivalente de cette pédagogie.

Cent ans après la création de la première école à Stuttgart, de nombreuses études universitaires ont démontré les multiples aspects positifs de la pédagogie initiée par Rudolf Steiner. Mais si celle-ci fait désormais partie intégrante du paysage culturel dans plusieurs pays, la démarche de connaissance dont elle est issue, l’anthroposophie, demeure souvent méprisée ou dénigrée. Pseudoscience, charlatanisme, fantasmagories, mysticisme nébuleux, pensée sectaire, obscurantisme, anti-modernisme, etc. Ce genre de qualificatifs foisonnent dans le discours des détracteurs de Rudolf Steiner, en particulier en France.

Néanmoins un problème se pose : si la pensée dominante semble triomphante pour mettre l’anthroposophie aux oubliettes de l’histoire de la pensée humaine, comment expliquer que malgré la réputation douteuse de leurs racines, les pratiques concrètes inspirées par cette anthroposophie – la pédagogie Waldorf, l’agriculture biodynamique, la médecine anthroposophique, la finance éthique, etc. – rencontrent de fait un succès grandissant ?

Pédagogie, anthropologie et téléologie

La plupart du temps, les pédagogies alternatives (Montessori, Freinet, Steiner-Waldorf, etc.) sont présentées exclusivement sous l’aspect de la spécificité de leurs pratiques pédagogiques. Le débat qui s’ensuit porte presque essentiellement sur la didactique pédagogique, ce qui aboutit à la proposition qu’une pédagogie réalisant un melting-pot des pratiques éprouvées pourrait satisfaire tous les partis. Un tel débat, en plus d’être illusoire, occulte trop souvent la véritable question qui sous-tend une pédagogie, alternative ou non.

C’est ce qu’a rappelé très judicieusement Anne Coffinier, présidente de la Fondation pour l’École, lors d’un débat qui l’opposait à Philippe Meyrieux, spécialiste des sciences de l’éducation : « Faire école, cela ne peut pas se faire sans une conception de l’homme, sans une certaine forme d’anthropologie et même sans une certaine de forme téléologie, c’est-à-dire « vers quoi va-t-on ? Quel est le but de cette société ? Quel est le sens de la vie sur terre, etc. ? ». Cela veut donc dire qu’il n’y a pas de neutralité possible, il n’existe pas d’école neutre. »

L’anthropologie tente de répondre à la question : « Qu’est-ce que l’Homme ? ». S’ensuit immédiatement l’interrogation : « Comment organiser son éducation compte tenu de sa nature propre ? », avec le corollaire téléologique « Pour quel objectif ? ». Anne Coffinier nous rappelle ainsi à l’évidence. Et c’est en fait de la pertinence des réponses apportées à ces trois questions, mais surtout de la cohérence d’ensemble des trois réponses, que peut résulter une pédagogie fructueuse.

C’est donc sur la question anthropologique et sur les méthodes qu’elle fait naître, et non sur des valeurs à l’évidence unanimement partagées (liberté, autonomie, émancipation, etc.), que se joue la véritable distinction entre les pédagogies. Cette question est une clé de lecture essentielle, qui va bien au-delà de la pédagogie. Chaque période de l’histoire de l’humanité a vu se développer une conception de l’homme donnant naissance à une société dans laquelle s’épanouit une vie politique, économique et culturelle qui en découlent. Quelles conceptions de l’être humain ont donné naissance aux sociétés occidentales modernes ? 

contemporains, tijdgenoten, Ineke Van den Bosch
Sculptures : Ineke Van den Bosch, Contemporains, 2010.

Les racines de la science moderne

Il est assez usuel de présenter la Renaissance comme le terreau de la pensée scientifique moderne. L’émergence d’une nouvelle approche de connaissance est particulièrement marquée dans les travaux de Galilée (1564-1642). Dans la conception galiléenne, la démarche scientifique vise à mettre en lumière les lois mathématiques qui gouvernent les phénomènes naturels. La conséquence d’un tel projet est le recours systématique à la mesure et à la quantification du monde, avec pour conséquence la distinction fondamentale entre les faits mesurables et quantifiables, qualités premières objectives qui caractérisent la réalité du monde (la temporalité et la spatialité), et les faits non mesurables, considérés comme prisonniers du sujet observant le monde, et donc écartés d’une connaissance objective de ce dernier.

Le projet Galiléen est un éloge de la raison humaine, la plus haute de ses facultés, puisqu’elle permet à qui s’en donne la peine, de déchiffrer « cet immense livre qui se tient toujours ouvert devant nos yeux, l’Univers »2. Cette étape historique constitue l’antichambre de la naissance de la démocratie moderne, dont au cœur sera l’idée que les peuples peuvent décider d’eux-mêmes. Émancipation qui devra aussi s’étendre à notre dépendance à la nature. La connaissance de la nature nous promet également de pouvoir la maîtriser, afin de s’en émanciper, et les formidables progrès techniques vont permettre à l’homme de s’affranchir de plus en plus des contraintes naturelles.

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