Typologie d’un organe de perception

« L’expérience-Je nous permet de reconnaître que l’être humain donne forme, à partir de lui-même, à un organisme capable de susciter en lui l’image d’un autre Je de même nature. L’organisme qui se forme ainsi peut être considéré comme l’archétype d’un organe de perception. »

Par cette formulation, souvent peu appréciée à sa juste valeur, Rudolf Steiner livre la clef déterminante qui permet de comprendre ce quil avait entrepris en 1909-1910 dans son livre inachevé appelé Anthroposophie[1]. Comme le montre cette citation, il voulait susciter une révolution des concepts appliqués à linvestigation scientifique des sens. Il déplore encore en 1921 que les concepts appliqués à l’étude des sens soient toujours empruntés au sens du toucher [2], alors quil considère les sens et lorganisme sensoriel à partir de lexpérience du Je et de la rencontre entre des « être-Je ».

Rudolf Steiner, « Anthroposophie, un Fragment », Triades, 2008

Tandis que lapproche habituelle des sens conçoit – encore aujourd’hui – l’organisme sensoriel d’abord comme un organisme tactile et réflexe, l’intention de Steiner vise à inverser la dynamique de cette conception. Dans ce renversement, dans cette « révolution », s’exprime l’essence de l’anthroposophie – comme l’indique le titre de ce livre inachevé. L’anthroposophie se définit ici comme une « révolution des sens ».

Si cette activité, qui permet de rendre présent en soi l’image d’un Je identique étranger, constitue l’archétype de tout organe de perception, alors tous les organes sensoriels et les sens humains doivent être conçus comme exprimant cette activité. Ils constituent des métamorphoses de cette forme spirituelle, variant selon les modalités psychiques et corporelles de leur manifestation. De ce point vue, l’organisme sensoriel, avec ses organes et perceptions, doit être compris, non pas en se basant sur le toucher, mais au contraire, selon la perspective inverse : sur le Je.

D’une atomisation…

Comment devons-nous nous représenter, penser ce « Je » ? Sûrement pas comme un point atomisé, ratatiné, que Ludwig Wittgenstein désigne comme le Je du solipsisme[3], qui se vit comme une limite, pas comme partie du monde[4]. Ce point obscur est en effet incapable de vivre une rencontre avec un autre Je permettant l’actualisation d’une image de ce Je. Ce Je atomisé est isolé dans sa propre intériorité, incapable de surmonter la limite entre soi et le monde. Si nous prenons au sérieux la représentation atomisée du Je, nous devons considérer nos perceptions seulement comme des projections, plus ou moins raffinées, d’une intériorité dont la vie consiste uniquement en des réactions à des stimuli extérieurs. Cette représentation présuppose un archétype d’organe de perception en opposition radicale avec la proposition de Steiner. C’est un pur organe du toucher, tel qu’il est compris habituellement, solipsistique, abandonnant toute perspective qu’un « sentir », un « goûter », un « voir », un « entendre », un « parler », un « penser », un « rencontrer », puisse être pris sérieusement pour une réalité ; car ces autres modalités de perception ne seraient – comme on le voit dans les paradigmes de recherche conventionnels – que des émergences secondaires (des phénomènes non significatifs) issues d’une réalité subjective dépourvue de monde et de Je : issues de la nuit, où tous les chats sont gris… et où il n’y a personne qui puisse percevoir que les chats sont gris.

… à un Je dialogique !

L’organe de perception archétype que Steiner indique présuppose au contraire un Je « dialogique », c’est-à-dire – en terme de représentation du Je – non pas un point ténébreux mais au contraire lumineux, rayonnant. Ce Je est un centre de lumière qui veut et peut engendrer dans l’instant un espace infini et présent, une sphère infinie, présente et actuelle en vue de la rencontre avec d’autres êtres. Et le Je étranger, dont l’organe de perception archétype reconstitue une image intérieure au présent, est également un point spirituellement éclairant, un centre spirituel qui veut se manifester ; sans cela il serait impossible pour un autre Je d’en actualiser l’image. En d’autres termes : les Je qui se rencontrent dans la perception sont à la fois semblables et étrangers. Ils sont semblables parce que tous deux sont spirituellement des centres de lumière ; ils sont étrangers et différents parce qu’ils expriment cette similitude de façon unique et individuelle.

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