Cet article de Jean Foyer, sociologue au CRNS résume son étude (1) pour tenter de définir le type de savoir mis en œuvre dans la viticulture pratiquant la méthode biodynamique.


Une enquête au long cours sur les savoirs dans la viticulture biodynamique en Anjou

Cet article présente brièvement une partie des résultats d’une enquête de sociologie que je mène en Anjou depuis 2014 sur les pratiques des viticulteurs en biodynamie. Cette enquête a été menée sur la base d’entretiens qualitatifs avec plus de soixante-dix personnes, essentiellement des vignerons, mais aussi des formateurs ou experts. Elle s’appuie aussi sur l’observation participante à différentes formations ou journées en biodynamie et également à la participation au comité de pilotage du projet d’expérimentation Homéo-Iso-Viti-Bio coordonné par la Coordination Agrobiologique des Pays de la Loire (CAB).

Dynamisation

Un des axes principaux de cette enquête concerne les savoirs des vignerons biodynamistes. Je veux expliquer en particulier comment les praticiens de la biodynamie s’arrangent pour faire tenir ensemble des savoirs très divers (savoirs scientifiques, paysans, expérientiels, sensibles, suprasensibles, ésotériques, etc.), issus de registres considérés généralement comme difficilement compatibles. Quels types de savoirs composent ce grand mix; mais surtout, comment et selon quels principes sont-ils tenus ensemble? Telles sont les questions principales qui vont guider notre réflexion. L’hypothèse que l’on défend est que la cohérence de ce mix repose d’une part sur une forme d’incorporation des savoirs dans la pratique et le sensible, et d’autre part, sur une trajectoire initiatique qui s’étend d’une biodynamie plus accessible fondée sur l’expérience, à une biodynamie plus ésotérique qui repose sur des formes de supra-sensibilité.

Dans les livres ou dans les vignes

Que ce soit dans le Cours aux agriculteurs (2), les ouvrages de ceux qui ont contribué à rendre plus accessible et pratique l’agriculture biodynamique (Ehrenfried Pfeiffer (3) et Maria Thun notamment) ou encore les ouvrages plus spécialisés sur la viticulture, notamment ceux de François Bouchet (4) ou Nicolas Joly (5) (tous deux dans le Maine-et-Loire), on trouve déjà constamment, mais selon des dosages diversement équilibrés, cette tension entre différents registres épistémiques paysans, scientifiques et ésotériques. Les savoirs paysans sont convoqués souvent de manière relativement vague comme des savoirs anciens, propres au monde paysan et à son expérience particulière de la nature, et qu’il faut redécouvrir ou plutôt, dont il faut s’inspirer pour renouveler les pratiques agricoles. Le rapport à la scientificité est ambigu puisqu’il semble en premier lieu relever de la critique, notamment en ce qui concerne les approches jugées trop réductionnistes, matérialistes et ses applications techniques critiquées pour leur tendance à «détruire la vie». Néanmoins, la démarche scientifique n’est non seulement pas rejetée, mais même revendiquée, notamment dans la recherche de validation par l’expérimentation. Les théories scientifiques doivent en fait, selon les promoteurs de la biodynamie, s’ouvrir aux réalités «subtiles» mieux saisies par les idées ésotériques, où il est question de forces vitales, cosmiques et telluriques, de mouvements, de cycles, d’éléments et d’entités diverses.

Rudolf Steiner reste néanmoins hermétique à la majorité des viticulteurs que nous avons interviewés et qui, souvent, admettent d’ailleurs ne pas l’avoir lu ou le comprendre avec difficulté. A quelques exceptions notables, dont celle de Nicolas Joly, la très grande majorité d’entre eux ne se revendiquent d’ailleurs pas de l’anthroposophie. Pour les vignerons, le rigorisme anthroposophe cadre mal avec leur identité et il ne faut pas oublier par exemple que, du fait notamment de la réticence à la consommation d’alcool dans le courant anthroposophe, le vin a été un des derniers produits agricoles à être certifié par Demeter. On peut rappeler à ce propos le rôle de François Bouchet au milieu des années 70 pour pousser à mettre en place les premiers «guides d’action» en viticulture biodynamiques, guides d’action qui préfigureront les premières certifications. En termes d’identité et de savoirs, disons que la plupart des viticulteurs biodynamistes sont vignerons bien avant d’être biodynamistes, et biodynamistes bien avant d’être anthroposophes. Ceci implique que les savoirs en biodynamie s’articulent avec, et sont même inclus dans, ceux qui concernent la vigne et le vin, sans pour autant être réduits aux savoirs paysans et à la figure des aïeux. La culture de la vigne et la vinification impliquent en effet des compétences techniques, mais aussi des savoirs souvent très précis et étendus dans des domaines aussi divers que la géologie, l’agronomie, l’écologie, la botanique, mais aussi la biochimie quand il s’agit des processus de fermentation impliqués dans la vinification.

Matières premières d’une préparation biodynamique, Thierry Germain, Domaine des Roches Neuves.

L’expérience comme source de savoir

Un des autres traits saillant de notre série d’entretien est la revendication d’un certain pragmatisme vis-à-vis de la biodynamie. Beaucoup se disent ainsi assez sceptiques sur la dimension ésotérique, sans pour autant la rejeter forcément. C’est avant tout en la pratiquant, bien plus qu’en l’étudiant, qu’ils l’abordent et la comprennent. Jean-François Vaillant, vigneron sur l’un des trois grands domaines (plus de 50 hectares) en biodynamie de l’Anjou déclare à ce propos: «Je n’ai pas essayé de comprendre les préceptes de la biodynamie. Avec la biodynamie, il faut faire d’abord et essayer de comprendre ensuite.» (Jean-François Vaillant, entretien personnel, 27/07/2015). Les savoirs à la vigne et aux chais, et peut-être encore plus dans le cas de la biodynamie, sont ainsi avant tout des savoirs qui se forgent dans la pratique et sa répétition. Olivier Cousin, qui se revendique paysan vigneron, est explicite à ce propos: «Je n’ai pas du tout une démarche intello. Quand on me demande comment je sais quelque chose, je réponds “bah parce que je l’ai fait plein de fois !”» (Olivier Cousin, entretien personnel, 27/04/2014). Presque tous soulignent la nécessité de pratiquer la biodynamie in-situ, qu’elle implique de passer encore plus de temps dans les vignes, d’observer, de se l’approprier en fonction de ses besoins et de l’adapter au contexte local et temporel. Ainsi, les pratiques en fonction des jours du calendrier biodynamique ne sont jamais absolument strictes et d’autres facteurs, météorologiques ou organisationnels, peuvent primer sur le respect à la lettre de ce calendrier. La nécessité de «descendre du tracteur» et de marcher dans les vignes pour être en contact le plus direct avec elles est souvent évoquée. Cette expérience directe du contact avec la vigne est particulièrement intime quand il s’agit de l’élaboration des préparations et de la dynamisation, encore plus quand c’est fait collectivement au sein d’un groupe de vignerons. Bruno Rochard, vigneron à Rabelay sur Layon, témoigne ainsi: «Quand tu fais les préparations en groupe, tu partages un truc, ça me ferait suer de le faire tout seul. Pour la dynamisation, avec Richard (Leroy), on fait tout manuellement avec le pulvérisateur à dos, ça permet d’arpenter les vignes et le geste est très joli. Tu as l’impression de te lever avec les vignes, de les accompagner.» (Bruno Rochard, entretien personnel, 02/11/2016)

Sensibilité et (supra)sensibilité

Le thème de l’expérience ouvre directement celui de la sensibilité. Ce glissement, ou plutôt cette porosité entre l’expérientiel et le sensible, souvent considérée comme difficilement exprimable et verbalisable, semble pourtant centrale dans les savoirs et pratiques de la biodynamie. Pour comprendre cette dernière, on doit reconnaître la place centrale des sens, des émotions, des intuitions et des sensations corporelles, comme base du savoir et du développement du savoir. Sa pratique impliquerait ainsi une exigence d’engagement avec l’environnement, un sens, encore aiguisé par rapport aux autres pratiques agricoles, de l’observation du ciel, du climat, de la luminosité, des réactions de la terre, de la vigne et de la biodiversité environnantes. Les exemples de rapports sensibles à l’environnement abondent dans nos entretiens: marcher sur la terre donne des indications quant à sa densité, son humidité, mais on peut également la sentir et même la goûter; l’activité de la taille est un moment d’intimité avec la vigne où il s’agit de ne pas la blesser mais au contraire, de lui insuffler un élan particulier; le vin sera d’autant meilleur que les vendanges seront conviviales et que les vendangeurs lui transmettront leur énergie positive; le travail avec le cheval et sa sensibilité propre, pour ceux qui le pratiquent, semble également un moyen de ressentir l’environnement de manière aiguisée par l’intermédiaire de l’animal. Sur la base de ces observations permanentes et de cet engagement avec l’environnement, une certaine intimité et une certaine sensibilité se développeraient ainsi. «Le sensible, c’est quand tu dépasses le cognitif. (…) Il faut ouvrir les antennes, c’est comme un pianiste ou un peintre, au-delà de la technique, il y a l’émotion, alors qu’on veut tout expliquer, tout quantifier» expliquent Philippe et Catherine Delesvaux (entretien personnel, 22/12/2014). Les vignerons revendiquent travailler, à la manière d’artisans, une matière non standardisée et mouvante, sur la base de notions comme l’inspiration, l’intuition et le plaisir. Cette dernière notion de plaisir apparaît régulièrement au moment d’évoquer le passage d’une préparation de silice de corne le matin au lever du soleil. Le geste en biodynamie, que ce soit dans la dynamisation ou dans le traitement, a d’ailleurs toute son importance et doit être fait «en conscience» et chargé dans la mesure du possible d’une intentionnalité positive, car il s’agit de transmettre une information à la vigne. Si les vignerons récusent le cliché du sorcier travaillant au clair de lune, les gestes en biodynamie sont indéniablement chargés d’une forme de puissance rituelle, au sens où leur qualité produit une forme de performativité. Symétriquement, la vigne peut en retour, et dans un dialogue permanent, transmettre des informations qui seront prises en compte dans les pratiques culturales, par exemple en ce qui concerne la pertinence de telle ou telle action (traitements, travail de la terre, etc.).

Si on revient un instant à la catégorie de sensibilité dans la théorie en biodynamie, notamment chez Steiner, on se rend compte qu’elle renvoie le plus souvent à ce qui est perceptible par les sens dans les réalités matérielles, mais qu’il existerait des formes plus fines, dites de supra-sensibilité, qui permettraient d’accéder à des réalités non-matérielles où apparaissent des auras, des forces, des entités et des esprits. On pourrait dire ainsi que la supra-sensibilité serait l’ouverture et l’extension de la sensibilité aux mondes supra-matériels, où l’on peut percevoir des phénomènes issus des «réalités non ordinaires», notamment dans les dimensions éthériques, spirituelles ou astrales. C’est peut-être à ce type de sensibilité étendue que Patrick Thomas, vigneron, se réfère, quand il dit : «Si c’est la tête qui commande, c’est qu’ils n’ont rien compris. La biodynamie, c’est mettre le savoir au même niveau que le ressenti, que le mouvement (…). On écoute le dialogue avec autre chose, c’est assez dur à expliquer. Ça se ressent, ça ne s’enseigne pas» (Patrick Thomas, entretien personnel, 29/10/2014). Malgré les difficultés à verbaliser cette dimension de leur travail et de leur personnalité, une catégorie particulière de biodynamiste est plus prompte à répondre à ce ressenti. Dans certains cas, la biodynamie a été un moyen d’exprimer pleinement ce ressenti qui pouvait préexister par rapport à d’autres types d’expériences et de perceptions. Parents ou grands-parents sourciers, rebouteux ou guérisseurs ont pu transmettre des savoirs qui font écho avec les dimensions les plus profondes de la biodynamie. Ces perceptions aigües peuvent également se développer dans la pratique de plus long terme de la biodynamie pour passer de modes de perceptions sensibles (ce qui est perceptible par nos sens), à des modes de perceptions suprasensibles, des réalités matérielles aux réalités subtiles dont parlait Steiner.

Dynamisation, Thierry Germain, Domaine des Roches Neuves.

L’incorporation

Nous utilisons ici la notion d’incorporation pour désigner à la fois le fait que les savoirs réflexifs en biodynamie sont internalisés et produits dans des corps au travail avec leur environnement, mais également pour montrer que les savoirs formels de la biodynamie sont encastrés dans des relations inextricables avec les dimensions expérientielles et sensibles que l’on vient de décrire ici. Dans la viticulture biodynamique, les savoirs se trouvent ainsi complètement incorporés dans le faire et le sentir. Quand on parle donc de savoirs expérientiels et sensibles, c’est pour évoquer le fait que dans la pratique biodynamique, l’expérience et la sensibilité peuvent être source de savoirs plus ou moins tacites, tout aussi importants, voire plus, que les savoirs formels. Ces catégories d’expérience et de sensibilité ne sauraient être réduites d’ailleurs à des phénomènes purement cognitifs. Ils sont d’une certaine manière (sans aucun jugement de valeur) à la fois en-deçà et au-delà des savoirs qui s’y trouvent fondus au moment de pratiquer la biodynamie, dans un engagement des corps avec une nature en mouvement. Par rapport à la pratique vigneronne en biodynamie, il n’y a donc pas d’autonomie stricte de la sphère des savoirs qui pourrait décrire le réel et agir sur lui. Si on se penche donc sur la question de l’efficacité de la biodynamie et de ses savoirs particuliers, c’est ce qu’on pourrait appeler une efficacité praxique, bien plus qu’une efficacité matérielle fondée sur une explication théorique cohérente dont il s’agit. L’efficacité est déterminée aussi et même surtout par rapport aux besoins pratiques, à la représentation du monde et à la sensibilité des vignerons, et non pas par rapport à la cohérence théorique d’une agronomie modernisatrice produite en station expérimentale et reprojetée dans le monde. Ce primat du «comment faire» sur le «pourquoi ça marche» est propre à ce type de métier, en contact direct avec une nature fluctuante peut-être plus qu’à la biodynamie elle-même, mais la biodynamie, dans ses gestes et par ses exigences, favorise indéniablement ces incorporations expérientielles et sensibles.

Trajectoires initiatiques

En nous appuyant sur les récits de vie des vignerons en biodynamie, mais surtout sur la structure d’une journée du Comité de Pilotage d’une expérimentation en Iso-Thérapie et Homéothérapie, on a essayé de caractériser trois phases ou trois niveaux dans ce qui pourrait représenter une trajectoire initiatique «type» dans la biodynamie. À ces trois phases correspondent des savoirs différents, mais aussi différentes manières de faire preuve et plus encore, différentes modalités de «composer le monde» (ce que les anthropologues appellent des ontologies).

Dans la première phase de cette trajectoire initiatique, phase que l’on pourrait qualifier de phase d’ancrage, les savoirs mobilisés renvoient à un dialogue constant entre les retours d’expériences des praticiens de la biodynamie et des conseillers mettant en avant des analyses et prescriptions scientifiques et techniques, où les données agronomiques classiques sont encore largement présentes. On est dans la pratique, et l’administration de la preuve se fait sur la base d’éléments tangibles ou observables, éventuellement mesurables et chiffrables. Les savoirs portent sur une réalité bien matérielle puisqu’on se situe dans ou à ras du sol, dans la vigne, on parle de racines, de plantes, de champignons, d’insectes, et des interrelations (agro)écologiques entre ces éléments naturels. Dans cette phase, la biodynamie est essentiellement un ensemble de recettes techniques pour approfondir des démarches écologiques déjà entamées avec l’agriculture biologique. Cette phase sert de base ou d’ancrage nécessaire et sécurisant, pour évoluer vers les étapes suivantes, elle présente en effet l’avantage de rassurer puisqu’il s’agit d’évoluer dans un monde connu et connaissable.


Article paru dans le Bulletin des professionnels de la Biodynamie (Numéro 40, décembre 2017).

Images : Thierry Germain, Domaine des Roches Neuves.


Notes

  1. Jean Foyer, “Syncrétisme des savoirs dans la viticulture biodynamique. Incorporation dans l’expérience et le sensible et trajectoire initiatique”, dans Revue d’anthropologie des connaissances, vol.12, n°2, 2018, pp. 289 – 321.
  2. Il s’agit de huit conférences, une allocution et quatre réponses aux questions donnés par Rudolf Steiner à Koberwitz près de Breslau du 7 au 16 juin 1924 et une conférence à Dornach, le 20 juin 1924. Le tout est rassemblé dans un recueil: Rudolf Steiner, Le Cours aux agriculteurs, Editions Novalis.
  3. Ehrenfried Pfeiffer, Pfeiffer’s Introduction to Biodynamics, Floris Books, 2011.
  4. François Bouchet, L’Agriculture biodynamique, comment l’appliquer dans la vigne, Deux Versants Editeurs, 2003.
  5. Nicolas Joly, Le vin, la vigne et la biodynamie, Sang Terre, 2007.