Louis Defèche : Vous travaillez sur l’auto-organisation de la matière, pouvez-vous nous expliquer ce que ça signifie ?

Marc Henry : Il faut d’abord savoir qu’un système n’est jamais isolé de son environnement : il y a toujours un flux d’énergie qui le traverse. Quand je parle d’énergie, je parle de joules, c’est à dire d’une énergie mesurable. Par exemple, le vortex est une structure-type d’auto-organisation. Il apparaît quand un flux énergétique risque de casser la structure d’un système. Pour éviter le dislocation du système, toutes les parties se mettent à coopérer d’après une forme universelle qu’on appelle le « vortex ». Le tourbillon est là pour évacuer cette énergie et garder les parties intactes. On peut bien comprendre pourquoi Rudolf Steiner aimait les vortex : c’est l’exemple type d’auto-organisation.

Pour la plupart des scientifiques, c’est le « hasard » qui, sur de grandes échelles de temps, crée les formes et les structures. Mais en 1930, il y a eu une révolution scientifique avec la naissance de la « physique quantique ». Toute la physique du 19e siècle séparait le sujet et l’objet. La mécanique quantique nous apprend qu’on ne peut pas être à l’extérieur du système. Elle nous apprend que : « je suis le système ». À partir du moment où l’on ne peut pas faire de séparation nette entre l’observateur et le système, on doit mettre en place un formalisme mathématique qui prenne en compte cette contrainte. Les pères fondateurs sont tous arrivés à la même conclusion : il y a une chose qui est irréductible à la mesure, c’est la conscience. Si l’on ne fait pas de mesure, l’univers n’existe pas. C’est parce que vous interagissez avec l’univers en faisant des mesures – ou en étant simplement là – que les choses existent. Si vous n’observez pas, toutes les possibilités restent ouvertes. Il n’y a plus de déterminisme. Dès qu’on l’observe, le monde prend des formes. 

Ce point de vue oriente vers une autre façon d’expliquer l’émergence des systèmes complexes : il y aurait d’abord une conscience. La conscience serait à l’origine de tout.

Selon vous, la physique quantique a fait des découvertes qui n’ont pas encore été prises en considération dans les habitudes scientifiques ?

On ne devrait utiliser que la physique quantique, autant en chimie, en biologie qu’en physique, puisqu’on sait que c’est la science de la matière. Mais on se trouve dans cette situation absurde où l’on enseigne au départ aux étudiants la « dualité onde-corpuscule » de la physique quantique, et puis après on en revient au modèle « boules et bâtons » du 19e siècle. Les pères fondateurs de la physique quantique ont abattu les équations de Newton, les équations de Maxwell et découvert cette science non déterministe. Et, surtout, ils ont montré que la conscience précède la matière, mais c’est ce que tout le monde refuse. Quand je dis « tout le monde », je veux dire le monde matérialiste qui croit que la matière est une réalité indépendante de nous et que des forces du chaos l’organisent. Une caractéristique de la conscience, c’est qu’elle ne peut se définir qu’en se référant à elle-même. Cette auto-référence est problématique en mathématiques. Qu’est-ce que la conscience ? C’est un problème qui taraude l’humanité depuis qu’elle existe.

Pouvez-vous nous raconter comment vous en êtes venu à vous intéresser particulièrement à l’eau ?

Quand j’ai démarré dans la science, j’ai eu la chance d’avoir Jacques Livage comme directeur de thèse, qui est maintenant professeur au Collège de France et membre de l’Académie des sciences. Il a attiré mon attention sur un état qu’on ne connaissait pas bien : l’état « gel » ; quand un liquide ne coule pas parce qu’il est mélangé avec un solide. C’est ce qu’on appelle aussi les états « colloïdaux ». Ça a été mon sujet de thèse. Ces gels ont une propriété fantastique : avec quelques milligrammes de matière, vous pouvez structurer des litres d’eau. L’eau ne coule plus et devient solide comme de la glace, mais elle reste un liquide dans ses propriétés moléculaires. En découvrant ça, j’ai tout de suite fait le lien avec la biologie, car une cellule est exactement la même chose : 99 % d’eau avec quelques filaments organiques. Donc je me suis dis qu’il y avait quelque chose d’intéressant à étudier.

L’eau accueille toutes les espèces, quelles qu’elles soient. Même pour une espèce « hydrophobe », on s’aperçoit qu’il s’agit d’un « Je t’aime, moi non plus ». Les deux substances s’aiment, mais se séparent. Pourquoi elles s’aiment ? Parce que les énergies sont attractives. L’eau est attirée par toute substance quelle qu’elle soit. C’est le « Je t’aime ». Mais de temps en temps cette attraction génère une répulsion. C’est l’essence-même de la vie : quelque chose qui est lui-même et son contraire, un antagonisme. Ce phénomène est structurant, c’est là qu’apparaissent les formes. Chaque fois que vous voyez des formes, vous voyez une attraction qui génère une répulsion. La répulsion est importante parce que si seule l’attraction est présente, il en résulte un gros tas de matière informe. Si vous n’avez que de la répulsion, le système fait un gaz, il se dissipe et vous perdez toute forme. Mais si l’attraction est à peu près du même ordre de grandeur que la répulsion, alors apparaissent les formes, car le système ne peut échapper ni à l’attraction ni à la répulsion. Pour une cellule, cela donne une forme de cellule et pour un caillou cela donne une forme de caillou. On n’a pas besoin de faire intervenir un dieu, une religion, on n’a pas besoin d’un être surnaturel. Ces deux forces d’amour et de haine se rencontrent et créent les formes.

body of water
Photo de Ryan Wilson

D’après la physique quantique, la matière ne se définit pas par sa masse, parce que, d’après la théorie d’Einstein, une masse est identique à une énergie. Par contre, on peut la définir la matière par quelque chose que Rudolf Steiner aurait aimé : c’est le « spin ». Les objets sont en rotation sur eux-mêmes et cette rotation est quantifiée. On parle de « spin entier » (lumière) ou de « spin demi-entier » (matière). C’est ce qu’on appelle les bosons et les fermions. Mais finalement, quand vous appliquez les lois de la physique quantique, la seule structure qui a une réalité, c’est le vide. Le vide est la seule chose que vous ne pouvez pas nier. Et vous avez des opérateurs, des fonctions mathématiques, qui sont là pour détruire la matière ou pour la créer : l’opérateur de création, l’opérateur d’annihilation et l’opérateur de comptabilisation. Avec ces trois opérateurs, on est à la base du monde réel. Je fais ici un rapprochement avec la Trimurti, ce terme hindouiste qui désigne trois dieux : Brahman (principe créateur), Shiva (principe destructeur), et Vishnu (principe conservateur). On trouve cela au cœur-même de la physique quantique.

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