La question de la guerre et de la paix préoccupe l’humanité depuis des millénaires. Lorsque le poète comique grec Aristophane écrivait sa pièce La Paix, il s’engageait déjà contre la guerre. On pourrait s’attendre à ce que la civilisation, grâce à son développement moral et technique, apprenne à éviter les guerres destructrices, mais ce n’est pas le cas.


Le 14 août 1898, la première conférence de La Haye voyait le jour. Le ministre des Affaires étrangères du tsar Nicolas II écrivait au pape Léon XIII et lui faisait part du projet d’une conférence internationale destinée à « mettre fin aux armements incessants et à chercher les moyens de prévenir les calamités qui menacent le monde entier ». Cette initiative donna lieu à d’autres conférences et projets visant à créer les conditions d’une paix mondiale. C’est ainsi que naquirent la Cour permanente d’arbitrage de La Haye, nouvelle institution destinée à éviter les guerres, et plus tard le Palais de la paix, où la Cour devait siéger. Le Palais de la Paix de La Haye, dont les ornements sont largement consacrés à Irène, déesse de la paix, fut inauguré en 1913. La même année fut également posée la pierre de fondation du Premier Goetheanum, autre bâtiment à vocation pacifiste. Mais ces projets importants n’ont pas empêché la Première Guerre mondiale d’éclater l’année suivante, suivie de la Seconde et de toutes les autres guerres qui se sont succédées jusqu’à aujourd’hui et se poursuivent : Afghanistan, Irak, Yougoslavie, Syrie, Yémen, Ukraine, etc.

Face à l’engrenage inéluctable de la violence, de la haine et de la destruction, un sentiment d’impuissance peut nous submerger. La guerre, ou simplement la menace d’une guerre, nous pose des questions existentielles. Au-delà des justifications ou des condamnations de tel ou tel camp, la guerre pose à l’humanité la question de l’humanité. Il est bien sûr important d’étudier les origines des conflits à travers l’évolution des relations diplomatiques, l’histoire de la formation des États ou même les différences de cultures et de religions, mais cela ne répond pas à la question de la guerre du point de vue global. Si nous adoptons le point de vue de l’humanité dans son ensemble, il ne s’agit plus d’accuser tel ou tel camp : nous nous sentons tous responsables et pressentons que des forces plus profondes sont à l’œuvre, qui portent en elles le potentiel de la guerre et dont elle n’est qu’un symptôme extérieur.

Les germes de la guerre

En mars 2022, lorsque la guerre éclata en Ukraine, le politologue, pacifiste et militant des droits de l’homme italien Riccardo Petrella écrivit ceci : « L’esprit de la guerre est intrinsèque à l’économie dominante. L’économie de marché financiarisée nous a éduqué à la guerre, à penser et à agir/participer aux guerres : du pétrole, du blé, de computers, des médias, de containers, des vaccins, des smartphones, des voitures, du riz, des bananes, des universités ; des réseaux, des brevets, de l’IA, de l’espace. La guerre est dans nos têtes, sous des formes et des mots variables : compétitivité, rentabilité, leadership, N°1, conquête de marché, résilience, adaptation, innovation…. »1

La philosophe française Simone Weil présentait en 1933 une analyse similaire dans ses Réflexions sur la guerre. Elle aussi considère que la société moderne est construite, par ses structures fondamentales, au service de la guerre. Pour elle, l’oppression de la classe ouvrière par les rouages de l’industrie capitaliste atteint son apogée dans la guerre. Avant même qu’elle ne fasse rage sur les champs de bataille, le germe de la guerre est posé dans les sociétés modernes et dans leur vie économique, dans la manière dont les hommes s’organisent et façonnent leurs interactions : « La guerre moderne diffère absolument de tout ce que l’on désignait par ce nom sous les régimes antérieurs. D’une part la guerre ne fait que prolonger cette autre guerre qui a nom concurrence, et qui fait de la production elle-même une simple forme de la lutte pour la domination ; d’autre part toute la vie économique est présentement orientée vers une guerre à venir. » 2

Dans son livre De l’esclavage et de la liberté de l’homme (1946), le philosophe russe Nicolas Berdiaev pointait également du doigt le potentiel de guerre non seulement du capitalisme, mais aussi du simple « nationalisme » : « Au moment où l’on proclame que la puissance de l’État et de la nation constitue la plus haute valeur, la guerre se trouve déjà virtuellement déclarée, tout est déjà préparé dans son éventualité, et cela tant au point de vue spirituel qu’au point de vue matériel, et la guerre peut éclater d’un moment à l’autre. » Et ce nationalisme est fortement ancré, aujourd’hui encore, dans l’esprit et les structures des États. Mais Berdiaev attire aussi l’attention sur une « atmosphère psychique » préparatoire à la guerre : « Le régime capitaliste sera toujours une cause de guerre, et derrière les gouvernements aux tendances pacifistes, il y aura toujours des marchands de canons et de gaz asphyxiants en train de préparer des guerres. La guerre a pour condition une certaine atmosphère psychique, qu’on peut créer de plusieurs manières, souvent imperceptibles. Même la crainte qu’inspire la guerre peut faire naître une atmosphère favorable à la politique guerrière. La crainte, la peur n’ont jamais un bien pour conséquence. »3

L’atmosphère de guerre due à la concurrence et aux luttes de pouvoir imprègne la société capitaliste, surtout lorsque s’y ajoutent des tendances nationalistes qui considèrent l’État comme la valeur suprême. Ces facteurs sociaux sont aujourd’hui répandus presque partout sur le globe. Mais au-delà des circonstances extérieures, il s’agit d’abord de la manière dont les gens pensent, de ce qui se passe dans leur tête, dans leur cœur et, finalement, dans l’atmosphère sociale. Nous sommes ainsi renvoyés à nous-mêmes, à notre vie intérieure.

Comment penser l’évolution ?

À l’automne 1905, Rudolf Steiner donnait à Berlin deux conférences publiques sur le thème de la guerre.4 Chose surprenante, il ne commence pas par les questions sociales, mais se tourne vers les sciences de la nature. Il attire l’attention sur le fait que le concept de « lutte pour l’existence » imprègne, depuis Darwin, toute notre conception de l’évolution du vivant. Selon cette conception, la « lutte pour l’existence » serait le principal moteur de l’évolution. Haeckel, un représentant du darwinisme, considérait ainsi la guerre comme un levier culturel : la lutte rend fort et le faible est contraint à l’extinction, ce qui serait, selon lui,  un bienfait pour l’évoluation de la culture. Et c’est ainsi que nous passons des sciences de la nature à la question sociale. Cette conception, partagée par un nombre non négligeable de personnes, a été qualifiée de « darwinisme social » par ses détracteurs. Cette idée de « lutte de tous contre tous » génère une atmosphère qui imprègne la vie intérieure.

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