Congrès public de l’Alliance ELIANT pour un «écosystème numérique sain» le 28 novembre 2017 à Bruxelles

Le sujet est éminemment actuel. Début 2017, un rapport sur le «nouvel agenda européen des compétences» du Parlement européen s’orientait vers la recommandation d’une intégration unilatérale du numérique dans l’enseignement. L’European Council for Steiner Waldorf Education (ECSWE), l’association européenne pour l’éducation Waldorf, membre de l’Alliance ELIANT, a alors travaillé pour que ce rapport adopte une position plus nuancée. Grâce notamment à ce lobbying, le rapport précisa qu’il fallait veiller à ce que ces nouveaux outils pédagogiques soient «adaptés à chaque niveau et reposent sur une vision claire de la pédagogie des médias adaptée à l’âge et au développement». En outre, entre novembre 2016 et mai 2017, la pétition citoyenne organisée par ELIANT «Non au jardin d’enfants numérique!» récolta près de 70.000 signatures. Cette initiative, qui se défendait d’être «technophobe» souhaitait protéger «l’espace de développement de l’enfance, du bien des enfants et du droit humain à l’enfance, le tout pour que les jeunes et les adultes puissent devenir des utilisateurs compétents des technologies.»

Photo: Alliance ELIANT

Le congrès public s’inscrivait dans la continuité de ces démarches. Des questions de fond liées au thème du numérique dans l’éducation furent présentées et débattues par des pédiatres, scientifiques, enseignants et fonctionnaires européens. Pourquoi résistons-nous à ces équipements au jardin d’enfants et à l’école? A-t-on une chance de vouloir y résister? Peut-on trouver un équilibre dans leur utilisation? Quels plans d’action peut-on suivre pour favoriser une prise de conscience au niveau de la société entière de la nocivité de l’usage du numérique durant la petite enfance? Dans l’ensemble, les avis des experts se rejoignaient sur la prudence à adopter dans ce domaine et l’importance de préserver les enfants en bas âge des outils numériques. Dans sa présentation d’ouverture, Thomas Fuchs, du département de psychiatrie de la clinique universitaire d’Heidelberg, a proposé un panorama d’études scientifiques tendant à montrer que les outils numériques s’avèrent contre-productifs pour le développement de l’enfant en bas âge. Il s’est également basé sur l’idée de «cognition incarnée» (embodied cognition) dont les idées remontent à Heinrich Pestalozzi (1746-1827)2 , selon laquelle l’apprentissage est le plus efficace lorsqu’il passe non seulement par la compréhension intellectuelle, mais également par le sentiment et par l’action.

Nuancer le débat

Devançant l’accusation de technophobie, il fut précisé tout au long du congrès que l’insatisfaction d’ELIANT portait essentiellement sur l’absence de vision nuancée dans les négociations au niveau européen. Car il ne s’agit pas de vouloir bannir les appareils numériques des établissements scolaires. L’idée selon laquelle l’interdiction n’est pas une solution fut évoquée à plusieurs reprises. Selon Edwin Hübner, docteur en pédagogie des médias au séminaire pédagogique de Stuttgart, l’enfant est un être humain en croissance et son rythme de développement doit être respecté. Chaque année de sa croissance apporte de nouveaux défis au niveau de son développement. Selon la vision anthroposophique 3, pendant ses sept premières années, l’enfant se développe surtout sur le plan physique, à travers l’engagement de son corps qui fait l’expérience des activités quotidiennes. Chaque heure passée immobilisé devant un écran durant cette période est une heure perdue pour ce développement qui devrait surtout passer par le sensoriel. Par contre, la manipulation d’équipements numériques peut tout à fait être intégrée dans le programme éducatif par la suite, une fois que l’enfant est mûr pour cela. Pour Joan Almon de l’Alliance for Childhood [Alliance pour l’enfance, USA], l’enfant doit d’abord être capable de s’orienter dans le monde réel, s’y construire une créativité, développer son humanité.

Source : Kullak-Ublick Henning, «Media education in the light of our understanding of the human being» [«L’éducation aux médias à la lumière de notre compréhension de l’être humain»], dans Struwwelpeter 2.0. Media competency and Waldorf education [ Pierre l’ébouriffé 2.0 Compétence en médias et éducation Waldorf ], 2nd edition, 2015, p.9.

Adapter l’éducation au monde actuel

Konstantin Scheller, de la Direction générale pour l’éducation et la culture de la Commission européenne, aborda ensuite la question de la modernisation de l’éducation. Une des préoccupations majeures de la pédagogie Waldorf est de proposer un enseignement capable de préparer les enfants à la vie adulte dans toutes ses dimensions. Or, il est incontestable que les technologies numériques revêtent aujourd’hui des formes de plus en plus diverses et sont omniprésentes dans nos vies personnelles et professionnelles. Les adultes doivent tenir compte de la réalité du monde qui les entoure et faire des propositions adéquates au niveau de l’éducation, souligna-t-il. Ainsi, les parents ont un rôle central à jouer dans l’apprentissage d’une utilisation responsable des outils numériques. Georg Soldner, pédiatre et coresponsable de la Section de médecine au Goetheanum, exprima des conclusions similaires en proposant une éducation par étapes des futurs parents, actuellement lycéens, vers une utilisation raisonnable des outils numériques et à l’importance de l’équilibre dans leur utilisation.

Photo: Alliance ELIANT

Agir au niveau sociétal

Enfin, comment introduire ces questionnements dans la conscience de la société tout entière? L’éducation des parents, ou encore du personnel éducatif peut être une des pistes, selon Franz Glaw, de l’organisation allemande Freien Waldorfschulen [Écoles Waldorf Libres]. Joan Almon, de l’Alliance for Childhood proposa quant à elle l’organisation de grandes campagnes publiques de sensibilisation. En prenant exemple sur la consommation de tabac et d’alcool ou de la pollution, elle estima que les avertissements sur certains dangers diffusés dans la société par des campagnes publicitaires finissent par toucher les publics cibles, même si cela prend parfois du temps. Martine Reicherts, Directeur général pour l’éducation et la culture à la Commission européenne, s’est montrée sensible aux idées d’ELIANT mais a exposé la difficulté de les faire reconnaître auprès des responsables politiques en général.

Un équilibre à trouver

L’importance de la défense d’une vision holistique de la société peut être l’une des conclusions principales de ce colloque. En effet, la complexité du sujet réside dans le fait que nous ne pouvons pas voir l’école, l’enfant ou la famille comme des entités complètement indépendantes l’une de l’autre ni de la société. L’enfant naît et grandit dans une société concrète, imitant ses proches. Il est difficile de guider par l’exemple à côté de comportements contradictoires. La prise de conscience et le changement sont donc une question de collaboration entre les adultes, à la maison, dans la société en général et au niveau législatif. Des lycéens présents au congrès ont défendu l’idée qu’il était crucial d’avoir une vision nuancée de la question, sans diaboliser automatiquement les outils numériques. Les jeunes accordaient une grande importance à une approche équilibrée et à une mentalité plus positive, estimant qu’un accompagnement à l’utilisation des outils numériques, en particulier des réseaux sociaux, peut être bénéfique, et qu’une utilisation productive des outils numériques ne peut être faite par les enfants qu’à partir d’une certaine maturité individuelle.

On entendit plus de questions que de réponses durant cette journée. Il était néanmoins crucial de les faire résonner. ELIANT, en tant qu’organisation qui vise à se faire entendre par les instances de l’Union européenne, a fait par ce congrès un pas en avant. En permettant à ces idées et questions de résonner haut et fort, en osant critiquer et prenant le risque de l’être, elle contribue à faire avancer la réflexion des uns et des autres. Ce congrès est donc un coup de pouce pour un réel débat public autour du sujet du numérique dans l’enseignement.


Notes de l'article

  1. Fondée en 2006 et basée à Bruxelles, l’Alliance ELIANT regroupe dix associations représentant des valeurs de l’anthroposophie appliquée afin de les défendre auprès des institutions européennes et ainsi se faire entendre dans l’élaboration de la politique européenne. Ces valeurs sont l’approche respectueuse de l’environnement, de la nature et de l’humain dans l’agriculture ainsi que la dignité humaine dans les domaines de la médecine, dans l’approche du handicap et dans l’éducation. Dans ces derniers champs, l’Union européenne ne peut que suggérer des règlementations à ses États-membres et non imposer des lois. Toutefois, il tient à cœur à ELIANT de défendre ses points de vue sur l’ensemble de ces sujets.
  2. Heinrich Pestalozzi (1746-1827), pédagogue et réformateur de l’éducation suisse dont la devise fut «Apprendre avec la tête, avec le cœur et avec les mains.»
  3. Pour un résumé de cette vision: Kullak-Ublick Henning, «Media education in the light of our understanding of the human being» [«L’éducation aux médias à la lumière de notre compréhension de l’être humain»], dans Struwwelpeter 2.0. Media competency and Waldorf education [Pierre l’ébouriffé 2.0 Compétence en médias et éducation Waldorf], 2nd edition, 2015, pp. 6-9.