L’approche « cartésienne », abstraite, orientée vers l’idéal des mathématiques, s’est imposée depuis la Renaissance dans tous les domaines de la recherche scientifique, jusqu’à la linguistique, la psychologie et même la philosophie. Rudolf Steiner et l’anthroposophie sont souvent considérés comme opposés au cartésianisme, mais ce point de vue est superficiel. Surmonter le réductionnisme d’une pensée et d’une connaissance exclusivement rationalistes n’est pas possible en réfutant le cartésianisme, mais au contraire en réalisant ce qui était la véritable impulsion première de celui-ci, l’orientation la plus intime de ce penser. Dans ce long article, fruit d’une recherche approfondie, Christian Clement met en avant les intrications des pensées cartésienne et steinerienne.


Avec René Descartes (Renatus Cartesius) commence la véritable philosophie des Temps modernes, dans laquelle l’être humain prend pour point de départ de sa démarche cognitive, non plus une réalité indépendante de lui – un monde spirituel des idées ou un monde matériel des choses – mais lui-même. Ainsi Hegel a-t-il écrit ces mots dans sa Leçon sur l’histoire de la philosophie moderne : « Descartes fait partie de ceux qui ont tout repris par le commencement ; et c’est avec lui que débute la culture, le penser des Temps modernes. […] Dans cette nouvelle époque, le principe est le penser, le penser qui émane de lui-même. »1 L’appui du penser sur lui-même dans la philosophie de Descartes plaça de façon très logique la conscience de soi humaine au centre de toutes les questions scientifiques. Leurs problèmes principaux sont le « je » (ego) et son activité la plus essentielle, le « penser » (cogitare). La maxime fondamentale du cartésianisme – ego cogito, ergo sum (« Je pense, donc je suis ») lie les deux termes d’une façon qui s’imposa au penser moderne.

Ces deux concepts, « je » et « penser » jouent également un rôle essentiel chez Rudolf Steiner. À maintes reprises dans son œuvre, il a longuement commenté le cogito, ergo sum de Descartes et lui a opposé sa propre vision du « je » et du « penser ». En ce sens, ces deux concepts constituent un indicateur particulièrement éclairant sur les points communs et les divergences entre les deux penseurs. Une comparaison montrera que Rudolf Steiner prétend non seulement définir « je » et « penser » autrement que ne le fait Descartes, mais encore qu’il ouvre la perspective sur une tout autre manière de penser, à la lumière de laquelle, selon lui, le « je » se présente finalement sous son vrai jour. Lorsque Rudolf Steiner critique Descartes,2 il ne s’agit pas seulement pour lui de penser différemment des concepts tels que le « je ». Il veut plutôt montrer la nécessité et la possibilité d’une transformation de la rationalité scientifique moderne. La philosophie de Descartes n’est pour ainsi dire qu’un symptôme, mais celui qui exprime avec le plus de netteté le caractère du penser scientifique moderne.

Si nous essayons de faire abstraction de tous les détails de la philosophie de Descartes et de pénétrer jusqu’en son noyau intime, nous constatons qu’elle représente la tentative d’une fondation radicalement nouvelle de la philosophie comme science universelle, englobant et fondant tout à la fois les différentes disciplines. « Toute la philosophie », écrit Descartes dans une lettre à Picot, « est comme un arbre dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences. »3 Descartes ne voulait pas acquérir de nouvelles connaissances dans le cadre de sciences déjà existantes, mais placer la science en tant que telle sur une base nouvelle et lui conférer une unité méthodique et une validité universelle englobant toutes les sciences particulières. Descartes voulait assurer ces deux buts : unification de la méthode de la science et validité inconditionnelle de ses postulats. Il le fit en déduisant tout savoir d’un point unique : le « je », qui puisait la certitude de son indubitable existence dans l’activité pensante.

« Et remarquant que cette vérité : “Je pense, donc je suis”, était si ferme et si assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n’étaient pas capables de l’ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir sans scrupule pour le premier principe de la philosophie que je cherchais. »4

Aujourd’hui, il semble qu’une moitié du rêve de Descartes se soit réalisée : l’unité méthodique universelle des sciences. Un penser « cartésien », abstrait, orienté vers l’idéal des mathématiques, s’est désormais imposé dans tous les domaines de la recherche. Depuis longtemps, les méthodes d’analyse quantitative ne dominent plus seulement la physique, mais également la biologie, la linguistique, la psychologie et même la philosophie. La vision cartésienne de l’« arbre des sciences » est manifestement devenue réalité. Mais il semble que toute vie ait quitté cet arbre. Dans ses branches ne coule pas la sève vivante d’une démarche vers une connaissance conforme à la réalité ; toutes se dessèchent dans l’abstraction d’un penser purement quantificateur, qui depuis longtemps ne cherche plus de lien avec le réel. Celui qui formule aujourd’hui des théories scientifiques ne croit plus que ses méthodes lui permettront d’approcher la réalité des choses et de les connaître. Il est conscient qu’il construit des modèles abstraits de la réalité, à l’aide desquels on peut expliquer provisoirement les choses, jusqu’à ce que l’on développe de nouveaux modèles, plus fonctionnels.

Autant la science moderne semble avoir atteint l’idéal de l’unité méthodologique, autant la confiance dans la véracité de ses énoncés s’est perdue. Rudolf Steiner considérait cette capitulation du potentiel explorateur de l’esprit humain devant une supposée impuissance ontologique des facultés humaines de connaissance comme l’obstacle central au développement spirituel de l’être humain. Dans ses écrits épistémologiques5, il chercha à esquisser les fondements d’une méthode scientifique qui ne se contente pas de développer de simples modèles de la réalité mais qui soit véritablement en mesure de plonger dans l’essence des choses. Rudolf Steiner chercha le fondement d’une telle science conforme à la réalité dans un penser qui ne se limite pas à élaborer des contenus d’observation sensible mais qui peut se prendre lui-même pour objet. Un penser qui se connaît soi-même peut, selon la conception de Steiner, pénétrer également dans la réalité des choses et devenir le fondement sûr d’une connaissance profonde de tout « ce qui vient vers les hommes par l’expérience vécue ou par la science ». La connaissance de soi du je pensant, selon la thèse centrale de Steiner, peut devenir le point de départ d’une connaissance du monde conforme à la réalité. « De la connaissance de soi naît la connaissance du monde. »6

Le point de départ philosophique de Steiner semble au premier abord très proche de celui de Descartes. Ce dernier chercha lui aussi une méthode conduisant à une connaissance conforme à la réalité et il la fonda sur la connaissance du « je ». On peut effectivement trouver dans les textes de Steiner de nombreux propos positifs sur l’importance de la philosophie cartésienne dans l’histoire spirituelle de l’Occident. Par exemple : « Comme une puissante étoile brillent dans le ciel de l’esprit […] les paroles de Descartes “Je pense donc je suis” »7. La philosophie de Descartes, écrit ailleurs Steiner, « a reconnu la position absolument centrale du “je” dans l’ensemble du monde »8, ce qui caractérise également ses propres prémices anthroposophiques. Mais à côté de ces commentaires approbateurs, se trouvent aussi des paroles extrêmement critiques envers la maxime fondamentale de Descartes. Le cogito, ergo sum est qualifié de « formule insensée »9 et de « plus grande erreur qui ait été placée au sommet de la vision du monde moderne ».10

Ces prises de position opposées signifient-elles que la réception si mouvante de Descartes par Steiner ne doit pas être prise au sérieux ? Ou peut-être qu’une qualité particulière de confrontation s’y exprime ? Nous allons chercher à faire valoir la seconde hypothèse. Il est réducteur de chercher à faire de Steiner un adversaire ou un partisan radical de Descartes. Pour comprendre ses déclarations apparemment contradictoires, nous devons déjà nous donner la peine de discerner les aspects sur lesquels il s’accorde avec Descartes et pourquoi il croit aussi devoir le contredire. Nous pouvons ainsi parvenir à comprendre que rejet et approbation ne se contredisent pas, mais au contraire se conditionnent mutuellement : d’un côté, Steiner combat le penser cartésien (et avec lui, plus généralement, comme nous l’avons dit, la forme actuelle du penser scientifique) dans ses contenus et dans ses conséquences, et il veut ouvrir des voies vers une forme de penser toute nouvelle. D’un autre côté toutefois, le seul point de départ qui permette ce dépassement est le même que Descartes avait choisi autrefois dans sa quête d’une certitude absolue, lorsqu’il chercha à faire découler toute connaissance du monde de la connaissance de soi. Surmonter la résignation actuelle en face de la connaissance de la réalité ne sera pas seulement possible, selon Steiner, par une réfutation théorique de la pensée de Descartes, mais par la réalisation de ce qui était la véritable impulsion, l’orientation la plus intime de ce penser.

La question de Descartes

René Descartes est né le 31 mars 1596 à La Haye, une petite ville de Touraine. Il fait ses études au Collège Royal de La Flèche, dirigé par les jésuites, l’une des meilleures écoles d’Europe à cette époque. Il acquiert là le savoir scolastique de son temps (logique, physique, mathématiques et métaphysique), les mathématiques étant sa discipline préférée. En 1612, il ressent le besoin de quitter les salles étroites du Collège et de « quitter entièrement étude des lettres » : « Me résolvant de ne chercher plus d’autre science que celle que je pourrais trouver en moi-même, ou bien dans le grand livre du monde, j’employai le reste de ma jeunesse à voyager. »11 Suivent des années où il parcourt l’Europe. Pendant cette période, germe l’idée fondamentale de sa philosophie ultérieure. Une note de son journal, datée du 10 novembre 1619, dit de façon lapidaire : « Ai découvert les fondements d’une science merveilleuse ! ».

Descartes porte en lui cette découverte pendant encore dix-huit années, jusqu’à ce qu’il fasse son entrée pour la première fois sur la scène publique en 1637, avec le Discours de la méthode. Cet écrit présente une esquisse des grandes lignes de sa « science merveilleuse » : une méthode philosophique cherchant à accéder à une connaissance « claire et distincte », sur le modèle des mathématiques. Descartes formule ici quatre brefs préceptes pour diriger son esprit vers une connaissance claire et distincte : « Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle ; c’est-à-dire, d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute. Le second, de diviser chacune des difficultés que j’examinerais, en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour les mieux résoudre. Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu comme par degrés jusqu’à la connaissance des plus composés, et supposant même de l’ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres. Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre. »12 Il est probable que pour le lecteur contemporain, ces quatre préceptes semblent des critères évidents de la pensée scientifique. La raison en est que la science moderne est entièrement cartésienne dans ses méthodes. Le Discours est l’expression d’un changement dans le penser scientifique, qui après avoir été imprégné pendant des siècles par l’approche aristotélicienne, synthétique et qualitative, devint analytique et quantitatif.

En 1641 parurent les Meditationes de prima Philosophia, une série de six méditations dans lesquelles Descartes, s’appuyant sur l’idéal de connaissance formulé dans le Discours, s’exerce à un doute méthodique radical relatif à tout savoir reçu par la tradition. Descartes écrit : « Il y a quelque temps déjà, je me suis aperçu que, dès mes premières années, j’avais reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j’ai depuis fondé sur des principes si mal assurés, ne pouvait être que fort douteux et incertain ; de façon qu’il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j’avais reçues jusques alors en ma créance, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences. »13 Il se retire alors dans la solitude et entreprend de « détruire généralement » toutes ses « anciennes opinions », afin de trouver si, selon les préceptes du Discours, il existe un savoir qui résiste à un tel doute radical. « Archimède, pour tirer le globe terrestre de sa place et le transporter en un autre lieu, ne demandait rien qu’un point qui fût fixe et assuré. Ainsi j’aurai droit de concevoir de hautes espérances si je suis assez heureux pour trouver seulement une chose qui soit certaine et indubitable. »14 Descartes croit alors avoir trouvé ce point d’Archimède de la certitude par la découverte suivante : je peux certes croire que tous mes contenus de conscience ne sont que des erreurs et des illusions ; mais leur réalité en tant que contenus de conscience n’en est pas affectée. Même si je me faisais du début à la fin de fausses représentations du monde, le fait que je les ai suscitées est indubitable. L’activité de formation des représentations, bref : l’activité pensante (cogitare) est ainsi le type-même de ce dont on ne peut douter. Le philosophe peut donc douter de tout, il peut mettre en question l’existence de Dieu et la réalité du monde extérieur ; mais le fait qu’il pense, il ne peut tout bonnement pas le mettre en doute.

Le penser s’étant lui-même révélé comme le seul fait totalement indubitable, un véritable « fait », il n’est plus permis à la philosophie après Descartes de partir de l’observation du monde extérieur – car un doute radical peut en principe mettre en question l’existence d’un tel monde – mais elle doit commencer par l’examen de l’activité pensante. Puisque le penser lui apparaît comme impossible à mettre en doute, Descartes croit désormais pouvoir admettre avec certitude qu’il existe également un porteur de l’activité pensante : le « je » (ego), une chose pensante, une res cogitans. Il l’identifie à « l’âme », dans le sens de la tradition chrétienne. Dans un deuxième pas, il examine alors le contenu de cette âme et y trouve des pensées (cogitationes) et, parmi celles-ci, une pensée éminente : la pensée de Dieu. Cette idée de Dieu lui apparaît si parfaite qu’il eût été, selon lui, tout simplement impossible à un être aussi imparfait que l’homme de la concevoir. Le fait qu’existe dans la conscience humaine l’idée d’un être parfait garantit à Descartes qu’un tel être parfait existe réellement également en dehors de cette conscience. « Par le nom de Dieu, j’entends une substance infinie, éternelle, immuable, indépendante, toute-connaissante, toute-puissante, et par laquelle moi-même, et toutes les autres choses qui sont (s’il est vrai qu’il y en ait qui existent), ont été créées et produites. Or ces avantages sont si grands et si éminents que, plus attentivement je les considère et moins je me persuade que l’idée que j’en ai puisse tirer son origine de moi seul. Et par conséquent, il faut nécessairement conclure de tout ce que j’ai dit auparavant que Dieu existe. »15

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