Quelles expériences personnelles vous ont fait prendre conscience de l’urgence de cette triple question ?

Isabelle Dupin Lorsque j’étais lycéenne, j’ai eu l’occasion de découvrir la réalité des bidonvilles de Nanterre avec un des jeunes collaborateurs du père Joseph Wresinski, fondateur d’ATD Quart Monde. Je me souviens du sentiment d’injustice qui m’a bouleversée alors, mais aussi de percevoir chez certaines des personnes visitées, une véritable dignité… Elles se tenaient droites devant l’épreuve, je les sentais à ce titre profondément humaines et responsables de leur propre destin. J’ai appris depuis peu que l’acronyme ATD, qui voulait dire à ce moment-là « Aide à toute détresse », signifie aujourd’hui « Agir tous pour la dignité ».

Isabelle Dupin

Alain Tessier C’est pratiquement une expérience quotidienne et très concrètement vécue dans les relations : partout où l’on a à faire à des employés, vendeurs, artisans, caissières, opératrices, etc., on peut percevoir les pressions et contraintes imposées par notre civilisation. Les statuts et exigences de performances conditionnent nos comportements. De ce fait, les relations dites sociales sont entachées, enfermées dans des codes, et on doit vraiment faire un effort conscient pour rester authentique dans la rencontre spontanée avec nos concitoyens, y apporter surtout un minimum de chaleur.

Praxède Dahan Cette question du respect de chacun, de prendre soin de l’autre, d’éveiller le sens de notre responsabilité pour contribuer à une vie plus humaine plus authentique, m’a toujours interpellée depuis mon adolescence.

En quoi l’anthroposophie propose-t-elle un apport concret sur ce sujet de la dignité ?

Isabelle Dupin Le chemin que m’ouvre l’anthroposophie, c’est celui qui me permet d’apprendre à puiser à la source de la faculté créatrice en tant qu’être humain, de rencontrer la vie avec enthousiasme, au sens étymologique de « en theos » (en Dieu). Cette faculté que je peux pressentir rejoint celle que Hannah Arendt décrit comme la faculté de dialogue intérieur qui permet d’élaborer un critère de jugement personnel en face des situations diverses auxquelles nous faisons face au cours de la vie.

Alain Tessier

Alain Tessier L’anthroposophie peut se vivre comme quelque chose de très conceptuel, car elle cherche d’abord à être pensée. Mais elle a aussi cette vertu de vivifier en notre for intérieur une présence à l’autre plus éveillée. Le concret, c’est déjà de pouvoir se percevoir et se penser, grâce à l’anthroposophie, comme un être d’esprit et, en conséquence, concevoir tout autre humain comme porteur également d’un esprit, dans ce qu’il a lui-même de sacré, d’indiscutable, d’inviolable. Le paradoxe, c’est de ressentir que toute notre humanité constitue une communauté d’être tous uniques, dans laquelle nous sommes reliés. On peut vivre cela d’une manière aussi concrète que notre rapport trivial avec les objets du quotidien.

Praxède Dahan L’anthroposophie permet par le regard porté sur l’homme et l’évolution de l’humanité d’éveiller le désir de rechercher comment s’engager là où il se trouve et dans le métier qu’il exerce à respecter ceux qu’il rencontre, de donner confiance dans cette capacité qui vit en chacun de se transformer, de se développer pour devenir plus humain.

Y a-t-il ici déjà assez de collaborations avec des personnes en dehors du milieu anthroposophique qui, eux aussi, font des recherches sur ce sujet ?

Isabelle Dupin D’une manière générale, il n’y a de loin pas assez de collaborations entre le milieu anthroposophique et les innombrables personnes qui portent des valeurs humanistes au même titre que celles qui se réclament de l’anthroposophie. On rencontre ces personnes au détour des ouvrages, interviews, collectifs d’action et de réflexion qui fleurissent, agissent, font avancer le monde vers plus d’humanité, vers plus de dignité.

Alain Tessier Dire qu’il y en a assez, ou pas, c’est difficile. Peut-on jamais dire que c’est assez ? Mais ce qui est sûr, c’est que les collaborations doivent se renforcer et que l’étiquetage « anthroposophie » ne doit pas être vécu comme enfermant, tant par les sympathisants que dans la perception du public. La difficulté, c’est que cela ne peut pas se décréter simplement. C’est avant tout une affaire d’engagement individuel, de culture de relations personnelles en son propre nom et en actes, et pas seulement en tant que « représentant de » tel ou tel courant de pensée.

Praxède Dahan

Praxède Dahan C’était notre souhait de départ pour ce colloque, aller à la rencontre de ceux qui mettent cet axe en priorité dans leur vie. Ils sont très nombreux et actifs dans bien des domaines essentiels. Nous sommes heureux d’en accueillir plusieurs et avons dès à présent des idées pour un futur colloque.

Peut-on séparer la dignité humaine de celle de la dignité animale et du monde vivant ?

Isabelle Dupin Non, le monde est un tout. Il suffit d’observer avec quelle vénération naturelle un petit enfant observe le vivant, admiratif de chaque herbe, de chaque caillou, du petit bigorneau dans les rochers à l’oiseau qui pique le grain, pour percevoir à quel point nous sommes du même monde.

Alain Tessier Une telle séparation me paraît impensable. Parce que la question de la dignité, dans son aspect concret, c’est-à-dire en acte, nous amène directement à notre rapport à la vie, à l’essence de tout ce qui est vivant. Si on est touché par ce qu’est la dignité en l’humain, on développe forcément une sorte de tact envers toutes les formes de vie. J’irai même jusqu’à affirmer que le sentiment de la dignité et le sentiment de la vie sont indissociables. Si on éprouve cela avec clarté, alors oui, sans doute, on considère que toute forme de vie inspire un profond respect.

Praxède Dahan Non bien sûr, cette question de la dignité concerne tout les aspects du vivant et nous renvoie à notre responsabilité en tant qu’individus vis-à-vis de la Terre, de l’environnement. Tous les aspects de la vie sont reliés et interdépendants les uns des autres ; l‘homme a la responsabilité de respecter cette vie sous toute ses formes et non pas uniquement d’en retirer un profit maximum tourné vers son profit personnel.

Vous citez Albert Camus dans votre communication pour le colloque : « Il faut tout faire, en effet, pour que ces hommes échappent à la double humiliation de la misère et de la laideur. » (L’Envers de l’endroit). En quoi cette idée vous inspire-t-elle ? Que vient ici chercher la question du beau ?

Isabelle Dupin Cela me ramène à l’observation du petit enfant : quand on est entouré de beau, on élève son âme, on retrouve un lien à sa source, on reprend pied dans le monde général de l’humain. Camus s’est battu tout au long de sa vie pour la dignité humaine, pour la responsabilité de chacun envers chacun, pour la part d’humanité à cultiver dans chaque être.

Alain Tessier Selon moi, cette citation met en évidence le fait que si l’on s’en tient aux conditions « naturelles » de l’existence, nos contingences, le risque est grand de perdre notre humanité. La dignité de chacun doit devenir une donnée inconditionnelle. Paradoxalement, elle ne peut qu’être voulue pour se réaliser dans nos conditions de vie qui tendent à nous asservir, parfois jusqu’à l’humiliation. En cela, nous en sommes chacun acteurs et responsables. On peut faire cette expérience quotidiennement : dès lors que la dignité se manifeste, un tant soit peu, le sentiment du beau apparaît. On peut dire que la beauté la plus humble peut être un indicateur.

Praxède Dahan Dans le sens de ce livre de Majid Rahnema Quand la misère chasse la pauvreté, le beau est une aide et un soutien dans toute situation difficile et une nécessité vitale.

Est-ce que le but de ce congrès est aussi de questionner l’anthroposophie ? Ou de la rendre accessible au grand public ?

Isabelle Dupin Il ne s’agit pas, à mon sens, de chercher à rendre l’anthroposophie accessible au grand public, mais de lui permettre de jouer son rôle dans le dialogue sociétal : le rôle d’un mouvement authentiquement humaniste dans lequel chacun et chacune peut trouver un espace d’accueil pour interroger, dialoguer, se donner des outils contemporains pour agir avec responsabilité dans les situations humaines et sociales qui demandent présence d’esprit, courage et intuition créative.

Alain Tessier Dans la mesure où la question de l’humain est au centre de ce colloque, alors oui, l’anthroposophie ne peut qu’être interpellée. Puisqu’elle engage une culture d’humanité non seulement sociale, mais élargie jusque dans la spiritualité, l’anthroposophie ne peut que convoquer ses valeurs humanistes. L’anthroposophie aide à former des concepts clairs sur les éléments de la vie humaine. En cela, elle peut non seulement contribuer à notre chemin d’humanité, mais révéler que ces valeurs sont universelles et peuvent donc être perçues par tout un chacun, par tout public, oui, au-delà des convictions.

Praxède Dahan Toute rencontre est une occasion d’apprendre toujours à nouveau par le dialogue avec l’autre, de stimuler la capacité de s’étonner, de se remettre en question, d’élargir son horizon. L’anthroposophie elle aussi se transforme, s’enrichit et évolue par la rencontre réelle et sincère. Ces rencontres autour du colloque sont dans ce sens source de joie profonde, car elles encouragent chacun à croire en sa possibilité de se transformer au contact d’autrui, à être créatif pour contribuer à imaginer un monde plus vrai, plus humain.


Colloque Humanité, Dignité, Responsabilité
Samedi 12 juin 2021 de 10h à 17h
Enclos Rey, 57 rue Violet 75015 Paris ou en visioconférence

Pour approfondir
Note de lecture sur un livre de Marie de Hennezel qui interviendra lors du colloque