Berlin, juin 1917. Le comte Otto von Lerchenfeld (1868-1938), ministre à la cour de Bavière, se dirige vers la Motzstrasse, où il a rendez-vous avec Rudolf Steiner. Son cœur est empli de tristesse et de désarroi face à la morosité ambiante et l’état d’impuissance des hommes politiques au pouvoir en Allemagne. La Première Guerre mondiale, qui fait rage depuis près de trois ans, a pris depuis quelques mois un tournant décisif. À l’Ouest, les États-Unis de Woodrow Wilson viennent de déclarer la guerre à l’Empire allemand. Sur le front de l’Est, le tsar Nicolas II a abdiqué, cédant sa couronne à un gouvernement provisoire dominé par des libéraux (les « cadets »), des socialistes et des sociaux-démocrates.

Lerchenfeld fait part de ses impressions au philosophe autrichien. Durant les trois heures qu’il passe en sa compagnie, Steiner développe pour la première fois l’idée d’une tri-articulation de l’organisme social et esquisse certains aspects spécifiques1, notamment la nécessité de surmonter l’État national centralisé classique, comme condition d’une future paix européenne. La conversation fait forte impression sur Lerchenfeld.

À la suite de cette rencontre, Steiner rédige, à la demande de Lerchenfeld, deux mémorandums destinés aux gouvernements allemand et autrichien. Ces textes s’inscrivent dans le contexte de la guerre. Ils s’opposent ouvertement à la vision pour l’Europe présentée quelques mois plus tôt au Sénat américain par le président Wilson, qui soutient la création d’une « ligue mondiale pour la paix » (cette vision donnera corps aux fameux Quatorze points, formulés début 1918). « Aux manifestations si efficaces de Wilson, écrit Steiner, il faut opposer ce qui peut être entrepris en Europe du Centre pour conduire véritablement à la libération de la vie des peuples, tandis que ses paroles [de Wilson, nda] ne peuvent rien donner sinon la suprématie mondiale anglo-américaine. »2 L’idée de la tri-articulation de l’organisme social fut imaginée dans ce cadre comme contre-proposition de l’Europe centrale face au programme de Wilson. En 1919, elle donnera naissance à un véritable mouvement, dont on fête cette année le centenaire.

Libérer l’être humain

Le droit à l’autodétermination des peuples défendu par le président américain était pour Steiner une supercherie ne pouvant déboucher que sur des vagues de nationalisme, de racisme et de répression des minorités. Pour lui, la libération des peuples devait plutôt passer par la libération de l’individu, rendue possible grâce à une nouvelle structuration tri-articulée des États européens. En cela, ses conceptions sont à des années-lumière de tout fascisme ou totalitarisme.

Dans une telle structuration, indique Steiner dans son premier mémorandum, « seules les affaires purement politiques, militaires et les affaires concernant la police peuvent faire l’objet d’une représentation démocratique ». Toutes les affaires économiques doivent être traitées dans « un parlement dédié à l’économie », qui n’intervient pas dans le déroulement de la vie politique. Enfin, toutes les activités judiciaires3, pédagogiques et culturelles sont remises « à la liberté des personnes. Dans ce domaine, l’État n’a que la fonction policière et pas celle de l’initiative… [Il] remet l’institution des écoles, des églises, etc., aux corporations adéquates, professionnelles et adaptées au peuple, et il laisse aux individus le soin de désigner son école, son église et son juge ».

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