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Le paysage de lumière : avenir du paysage culturel ?

L’action de l’humain sur la nature est-elle seulement destructrice? Comment appréhender une participation positive de l’être humain dans la nature, avec la nature, à travers les paysages. 


Destruction de la nature et mouvements d’opposition

L’être humain semble aujourd’hui être devenu le plus grand destructeur de la biodiversité de tous les temps. Les médias abondent de nouvelles catastrophiques et le promeneur peut percevoir immédiatement le dépérissement de la vie, s’il observe avec attention les paysages qu’il traverse. La conséquence logique pour le lecteur semble être le rejet de l’industrie, de la technique et de tout ce qui abîme le paysage. L’appel à un retour vers une nature sauvage, qu’il conviendrait de laisser davantage en paix, se fait pressant. Son slogan : « La nature fait pour le mieux et toute seule ! ». Des réactions apparaissent, notamment la pédagogie de la forêt et de la nature sauvage ou la création de grands parcs naturels protégés. L’être humain n’a plus le droit d’y intervenir et on ne lui demande plus de modeler le paysage. Il est tout au plus autorisé à le contempler.

Ce point de vue sur l’être humain – sur nous, les êtres humains – masque le fait que le « facteur humain » n’est pas un indicateur quantitatif (moins il y en a, mieux c’est), mais qualitatif, sous de nombreux aspects. Nous en avons la démonstration dans le domaine des relations humaines, où nous connaissons également cette division très naïve entre bien et mal, vrai et faux ou vice et vertu.1 Nous pouvons détruire la vie humaine, mais nous pouvons aussi la fortifier, la guérir et la soutenir.

Pourquoi cette dimension protectrice de la vie ne pourrait-elle pas s’appliquer au paysage ? Y a-t-il des arguments qui plaideraient pour l’augmentation du « facteur humain », en montrant qu’il n’est pas systématiquement synonyme de destruction mais peut au contraire favoriser la vie et en accroître la diversité ? Il est possible d’appréhender ce facteur si nous entreprenons de « lire » le paysage.

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Lire le paysage : sociologie végétale

Observons une prairie un peu plus précisément que d’habitude. Nous découvrons alors que le paysage de la prairie n’a pas le même aspect partout. Il y a d’infimes dépressions de terrain où les herbes sont d’un vert plus foncé. Ailleurs, sur de légères éminences, la prairie est recouverte d’un épais tapis de fleurs blanches. Nous observons ainsi des différences de surfaces, une mosaïque de parcelles aux formes et aux couleurs diverses, un patchwork. Ces parcelles représentent différentes sociétés de plantes de prairie, ayant chacune ses combinaisons particulières de plantes – le champ de recherche de la sociologie végétale.

Une clé de lecture du paysage nous est ainsi donnée, car une raison procède à l’apparition de différentes sociétés végétales. Elles dépendent de l’humidité, du type de sol, de la teneur en calcaire, en azote ; elles sont différentes selon qu’elles poussent au soleil ou à l’ombre, sur les versants nord ou les versants sud. On a étudié depuis des décennies ce lien avec les composantes d’un site et il nous est ainsi possible de lire en surface la nature du sol, ses conditions hydrologiques, etc. Lorsque l’on sait par exemple que certaines sociétés végétales indiquent quel est l’état de la nappe phréatique, on peut se promener dans le paysage et l’on voit les différentes nappes en observant la végétation, sans avoir besoin de creuser le sol.

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Paysage culturel historique

Ainsi, on voit et on lit autre chose que les éléments anorganiques du site, particulièrement lorsqu’on se déplace dans un paysage culturel, car on y perçoit également les influences apportées par l’être humain et les animaux. Quand on regarde une prairie, même s’il n’y a ni être humain ni faucheuse en vue, on sait que l’être humain en est l’acteur qui la fauche régulièrement. Quand on voit une pâture, on sait que des animaux en font partie, même s’ils en sont pour le moment absents. De même dans le champ, on voit les êtres humains au travail, car sans labours ni semailles, il n’y a pas de sociétés de plantes de grandes cultures.

Aujourd’hui, il est en réalité difficile de trouver dans des prairies, des pâtures et des champs de véritables sociétés de plantes. Souvent, on trouve des monocultures ou des cultures de quelques variétés végétales seulement ; tout le reste est éliminé par les traitements aériens ou ceux du sol. Heureusement, on trouve encore ici et là des restes du paysage culturel historique, qui présentait autrefois une grande variété d’éléments et jouissait d’une structure très diversifiée. Mais avant tout, les différentes sociétés de plantes comportaient beaucoup plus d’espèces qu’aujourd’hui – il y avait par exemple des herbages avec 70 à 80 espèces différentes sur 25 m2.

Ces prairies font partie des biotopes où la biodiversité est la plus grande en Europe centrale !2 C’est là que se trouve, ou se trouvait, la plus grande multiplicité de plantes, d’insectes et d’oiseaux – pas dans la forêt ni dans la nature sauvage, comme on le croit généralement, mais dans le paysage culturel ouvert, façonné par les êtres humains. En Europe centrale, ce n’est pas la forêt qui est le lieu de la biodiversité, mais les nombreux biotopes agricoles créés par les êtres humains !

C’est ce qu’on peut lire également dans le paysage : l’être humain est aussi celui qui favorise la vie du paysage et qui élève en outre la nature au-dessus d’elle-même. On perçoit cela de façon particulièrement impressionnante quand on regarde les sociétés de plantes d’un paysage aménagé par l’être humain à d’autres époques et qui subsistent encore. La métamorphose du paysage naturel en paysage aménagé, en Europe centrale, a duré jusqu’au milieu du 19e siècle environ ; on estime qu’à ce moment-là, la biodiversité avait atteint son maximum – grâce à nous, les êtres humains !

Impulsion de lumière

En Europe centrale, la plus grande multiplicité de plantes, d’insectes et d’oiseaux ne se trouvait pas dans la forêt, mais dans les sociétés de plantes de la campagne cultivée. Il est donc très problématique d’espérer œuvrer pour la biodiversité en plantant des arbres en Europe centrale pour reboiser les forêts. Croire que l’on fait toujours et partout un bon geste pour la biodiversité en se contentant de planter des arbres est malheureusement une idée fausse largement répandue. Dans les forêts tropicales humides, on fait à coup sûr une bonne action en replantant des arbres adaptés au milieu local, mais en Allemagne, ce n’est en général pas le cas !3

En Europe centrale, il est en outre superflu de planter des arbres car la nature s’en charge elle-même. Les conditions climatiques de cette région en font une terre forestière ; si l’on abandonne la végétation à elle-même, elle se transforme en forêt. Si nous les êtres humains négligions de faucher, de labourer et de pratiquer toutes les activités agricoles usuelles, les parcelles redeviendraient à plus ou moins long terme de la forêt – et il n’y aurait plus de biodiversité.

Existe-t-il un concept général pour le « facteur humain », pour les activités de fauche, de pâture, de labour, de hersage, de bris des mottes, etc. qui favorise la biodiversité au point qu’elle se dépasse elle-même ? Oui, il s’agit de l’« enluminement »4. L’enluminement est une activité de l’être humain qui consiste à ramener régulièrement la végétation existante à un stade initial, afin de permettre à la lumière, à l’air et à la chaleur de pénétrer en profondeur dans le peuplement ou même dans le sol, ce qui restaure la possibilité de la vie, grâce aux insectes et aux plantes aimant la lumière et la chaleur. L’être humain apporte ainsi une impulsion de lumière et de rajeunissement dans le paysage, qui exerce une action extrêmement bénéfique sur la diversité vivante.

Ce qui naît grâce à l’enluminement, ce sont avant tout des biotopes herbeux tels que prairies, pâtures, pelouses maigres, pelouses sèches et champs de céréales. Les sociétés de plantes herbacées laissent par nature passer la lumière. Les fines tiges verticales font pénétrer beaucoup de lumière dans les couches plus profondes de la végétation, fréquemment même jusqu’à proximité du sol. Les paysages herbeux sont traversés de lumière, presque à l’opposé de la forêt, où la surface des feuilles du couvert capte la plus grande partie de la lumière, ne laissant souvent parvenir au sol que 5 % de la lumière diurne.5 Comme la plupart des espèces de notre flore et de notre faune locales sont des espèces aimant la lumière des campagnes ouvertes, il est compréhensible que leur diversité ait augmenté dans le paysage culturel ouvert.

L’enluminement était autrefois un travail plutôt inconscient, guidé par la sensibilité, par une sorte de connaissance intuitive. Aujourd’hui, il est de notre devoir de le faire avec conscience, de tourner la lumière de notre conscience vers les processus, de les organiser et de les mettre en œuvre.

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Une agriculture à l’image de l’humain

Il existe depuis longtemps différents concepts d’agriculture ou de maraîchage montrant qu’il est possible de travailler non pas contre la nature, mais avec les processus naturels, par exemple l’agriculture biologique et la permaculture. L’idéal ici est de réduire l’intervention humaine et de laisser le plus possible la nature travailler « toute seule ». L’agriculture est alors conçue à l’image des écosystèmes naturels. C’est un premier pas très judicieux pour surmonter la pensée technique qui règne en ce domaine et reconnaître l’agriculture comme un système vivant. Mais il faut faire ensuite un autre pas.

Nikolai Fuchs, dans son livre Evolutive Agrarkultur a montré quel était ce pas6 : le modelage du paysage à l’image de l’être humain. C’est l’idéal de l’agriculture biodynamique : la construction de « l’individualité d’un domaine ». C’est une impulsion christique que de façonner les espaces de vie (parmi lesquels il faut compter toutes les surfaces agricoles : champs, prairies  pâturages, landes, pelouses maigres…) avec toutes les créatures qu’ils portent, de telle sorte qu’ils croissent et se dépassent eux-mêmes. C’est ce qu’Andreas Suchantke a appelé un « partenariat avec la nature » dans un livre éponyme.7 Et Nikolai Fuchs dit : ce n’est pas de « moins d’humain » dont a besoin l’agriculture, mais de « plus d’humain ».

Cette impulsion christique a été d’ailleurs ancrée il y a longtemps déjà dans le paysage de l’Europe centrale par les moines iro-écossais.8 Mais cela relevait encore d’une intuition du cœur. Aujourd’hui, tout cela est oublié et a disparu. Mais nous pouvons reprendre cet élan à la lumière de notre conscience. En nous appuyant sur l’idée de l’enluminement, nous pouvons réhabiliter l’impulsion humaine vers la lumière et finalement reconnaître à l’être humain la place capitale qui lui revient dans l’instauration de la biodiversité.

Du paysage culturel au paysage de lumière

La nouvelle démarche vers un paysage culturel, un paysage humain et tous les concepts pratiques qui en découlent, doit être élaborée à la lumière de la conscience. La nouvelle impulsion lumineuse nécessaire vient donc à nous sous deux aspects : physiquement comme enluminement et spirituellement comme lumière de conscience. C’est pourquoi je souhaiterais appeler le futur paysage culturel « paysage de lumière ».

« Paysage de lumière », c’est en allemand un mot singulier, composé de trois parties : Licht-land-schaft. La terre, « Land », représente le fondement au sens le plus véritable du terme, le sol qui garantit la fécondité et la vie. Sur ce sol et avec ce sol, l’être humain travaille, « schaft ». Il incarne le principe créateur et plus encore, par l’enluminement, il incarne aussi le principe rajeunissant. L’être humain qui œuvre de façon juste dans le domaine de l’agriculture est un ouvrier permanent du rajeunissement des processus naturels fondamentaux. Enfin la lumière, « Licht », est l’impulsion lumineuse dont nous avons parlé, propre à guérir le paysage culturel par la prise de conscience éclairée des correspondances. Le paysage de lumière, « Licht-land-schaft », considéré sous ce rapport, est pénétré de la trinité divine : le dieu qui est, le dieu qui crée et le dieu qui illumine.

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Texte initialement publié en allemand dans le magazine de la Communauté des chrétiens en Allemagne Die Christengemeinschaft, n° 7-8, 2020. Traduction : Claudine Villetet. Photos : Oleksandr Krupsky

Dr. Hans-Christoph Vahle est né en 1953. Il est phytosociologue, en tête de l’Académie des sciences végétales appliquées à l'Institut de biologie et de morphologie évolutionnistes, Dortmund, Allemagne.

Notes de l'article

  1. Hans-Christoph Vahle, Die Pflanzedecke unserer Landschaften, Eine Vegetationskunde, Stuttgart.
  2. Hans-Christoph Vahle, Gesundende Landschaften durch artenreiche Mähwiesen, Brochure en auto-édition, Witten, 2015.
  3. Werner Kunz, Artenschutz durch Habitatmanagement, Der Mythos von der unberührten Natur, Weinheim, 2017.
  4. Hans-Christoph Vahle, Die 10 Biotope für die lebendige Vielfalt der Kulturlandschaft, Brochure en auto-édition, Witten, 2020.
  5. Heinz Ellenberg, Vegetation Mitteleuropas mit den Alpen, Stuttgart, 1996.
  6. Nikolai Fuchs, Evolutive Agrarkultur, Darmstadt, 2014.
  7. Andreas Suchantke, Partnerschaft mit der Natur, Entscheidung für das kommende Jahrtausend, Stuttgart, 1993.
  8. Voir la contribution de Martin Kühnert dans Die Christengemeinschaft, n° 7-8, 2020.
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