La vie morale de l’humanité est la somme des imaginations morales engendrées par les individus libres.1 – Rudolf Steiner

Où donc la communauté humaine, qui n’a encore qu’une conscience balbutiante de son origine et de son destin communs, peut-elle trouver l’imagination morale nécessaire pour surmonter ses conflits internes, qui tragiquement persistent ? Qu’elle soit de droite ou de gauche, communiste, fasciste ou libérale, la pensée politique moderne s’est jusqu’à présent montrée à la fois inhumaine et écocidaire face à de tels défis. Les peuples occidentaux, abrutis et atomisés par une pseudo-religion consumériste, demeurent complaisants et cyniques derrière leurs écrans numériques, accros au défilement des drames et à l’infodivertissement, incapables de trouver une compréhension claire ou un moyen d’action efficace face aux convulsions écrasantes à l’échelle de la planète. Comme l’a dit le philosophe et sociologue français Edgar Morin en mai 2022 dans une lettre ouverte,

Nous vivons une paix guerrière, nos corps installés dans la paix, nos esprits parmi les bombes et les décombres. Nous attaquons un ennemi en paroles qui, lui-même, nous attaque en menaces, mais nous couchons dans un lit, non dans un abri.2 – Edgar Morin

Compte tenu de la prédilection moderne pour une compréhension instrumentaliste et matérialiste de la condition humaine, Rudolf Steiner (1861-1925) peut sembler, à première vue, être une source d’inspiration plutôt dépassée.3 Il y a plus d’un siècle, au milieu des bouleversements révolutionnaires qui suivirent la Première Guerre mondiale, Steiner, philosophe autrichien, ésotériste et réformateur social, appliqua sa conception de l’être humain, qu’il tirait de sa « science de l’esprit » (également connue sous le nom d’anthroposophie) aux défis qui assaillent les sociétés contemporaines. Die Kernpunkte der sozialen Frage (1919)4, son livre consacré à la question sociale, fut d’abord très bien accueilli. Il se vendit à des dizaines de milliers d’exemplaires dans le monde entier et fit l’objet d’une critique élogieuse dans The New York Times : « Il apporte nouveauté et grandeur [...] C’est la contribution la plus originale d’une génération ».5

Lancé dans le Wurtemberg pendant le chaos et l’excitation qui suivirent la révolution allemande de novembre 1918, le mouvement dit de la « tripartition sociale » cherchait à établir une différenciation plus claire – une distinction et non une division – entre les trois domaines : économique, politique et culturel. Steiner distingue ces domaines pour protéger et promouvoir les besoins, les droits et la liberté de l’homme. La proposition reçut d’emblée le soutien d’industriels et de certains conseils ouvriers, et eut quelques retombées positives (comme les écoles Waldorf et l’agriculture biodynamique, aujourd’hui répandues dans le monde entier). Mais le refus de Steiner de laisser le mouvement se couler dans le moule d’un parti établi fit rapidement de lui la cible d’attaques, aussi bien de la droite que de la gauche. L’initiative de la tripartition sociale, tout comme la révolution prolétarienne, finit par échouer, laissant l’Allemagne vulnérable à la montée du parti national-socialiste dans les décennies qui suivirent.6 L’impulsion de la tripartition sociale pour une organisation sociale plus différenciée et décentralisée reste d’une pertinence aigüe aujourd’hui, à une époque où socialisme et libéralisme se sont révélés incapables de répondre aux besoins contemporains, et où l’ombre du fascisme se profile de nouveau à l’horizon.7

Il est important de préciser d’emblée que la proposition de Steiner concernant la tripartition sociale n’est ni une nouvelle politique partisane, ni un programme révolutionnaire visant à renverser les institutions existantes et à imposer à la société une forme définitive de gouvernement. Ce n’est pas un manifeste idéologique imposé d’en haut, mais une poignée de graines et de terre à cultiver par ceux qui le souhaitent, au sein ou à côté des structures existantes. C’est une esquisse du travail pratique et concret requis pour créer les conditions d’une harmonisation plus saine des forces sociales existantes, en ce moment précis de l’histoire.

Comme l’humanité évolue sans cesse, il est certain que, dans quelques années, de nouvelles forces prédomineront, nécessitant de nouveaux modes d’organisation sociale. Toutes les « solutions définitives » aux problèmes sociaux doivent donc être rejetées. En outre, chaque situation locale nécessitera une application créative de la dynamique de la tripartition sociale, pour répondre à ses besoins particuliers. Les grandes déclarations en faveur d’une humanité universelle sonnent bien et sont accueillies avec enthousiasme, mais en fin de compte, la mise en œuvre et le maintien d’une tripartition saine de la société dépendront de la libre activité spirituelle et du dévouement de chaque être humain. Il est impossible d’imposer de l’extérieur une vie sociale saine, même par le système de lois le plus parfait ou les biens de consommation les plus sophistiqués. L’action juste ne peut naître que d’intuitions éthiques, inspirées de l’amour pour son prochain, et non de la menace d’une censure ou d’une punition extérieure, ni certainement des liens superficiels favorisés par les algorithmes des réseaux sociaux. La véritable solidarité avec l’ensemble de l’humanité, ainsi que la communauté avec la Terre et le cosmos au sens large, ne peuvent être obtenues au moyen de slogans abstraits ou de campagnes publicitaires, mais doivent être construites et maintenues par les accords et associations vécus au quotidien entre individus de bonne volonté et de bon sens.

Cet article est réservé aux abonnés PREMIUM

Inscrivez-vous et abonnez-vous pour lire cet article et accéder à la bibliothèque complète des articles réservés aux abonnés PREMIUM.

S'inscire maintenant Vous avez déjà un compte ? Se connecter