Chaque être humain est un penseur : perspectives d’une démocratie intérieure

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La science sert toujours d’argument dans de nombreuses questions politiques, par exemple celles de l’écologie ou de l’homéopathie, mais on oublie que la science est sujette à évolution et vit de débats. En politique, la connaissance scientifique est tantôt écoutée, tantôt instrumentalisée, tantôt ignorée. Quel devrait être le rapport entre science et politique ? Conversation de Louis Defèche avec Gerald Häfner.


Dans quelle mesure est-il permis à la science d’intervenir dans le champ de l’État, de la vie juridique et de la politique ? Peut-on encore parler de démocratie quand les points de vue scientifiques passent au premier rang, surtout lorsqu’ils limitent la liberté des citoyens ?

Dans le contexte actuel, qu’entend-t-on par « démocratie » et au sein de la démocratie, quelle idée se fait-on du rôle de la politique ? Je dirais que la démocratie est une forme d’organisation sociale appropriée pour gérer l’espace qui vit entre la liberté et la fraternité. La liberté étant son point de départ et son but ! La tâche qui incombe à la démocratie est de protéger et d’accroître la liberté et la dignité de l’être humain. Non pas de l’être humain comme élément d’une masse, d’une classe ou d’une race – ce qui risque de faire périr liberté et démocratie –, mais de l’être humain en tant qu’individu.

Cela signifie reconnaître que chacun peut accéder à une sphère supérieure, celle du sens, de la connaissance, sans que jamais une personne ou un groupe ne puisse décider de ce qui est juste pour autrui. Si l’on oublie ce principe, un problème funeste apparaît dans la démocratie, car elle devient alors totalitaire. Aujourd’hui, la tendance générale est de dire : « dans notre État, chacun doit être heureux “à ma façon” ou “à notre façon” ». Frédéric le Grand allait plus loin en la matière, affirmant que dans son État, chacun devait être heureux « à sa façon ».

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Pourtant, c’est l’intolérance qui grandit actuellement et la tendance à l’injonction sur la manière de penser et les choix de vie s’accentue – souvent avec les meilleurs arguments du monde. La démocratie devrait notamment permettre d’accroître la liberté de l’individu et d’admettre que cette liberté implique que je choisisse moi-même mon médecin, de quelle manière je souhaite recouvrer la santé ou comment j’élève mes enfants et à qui je confie leur éducation. Ce sont des éléments centraux de la liberté qui n’appartiennent précisément pas à la sphère juridique de l’État. Une restriction de cette liberté ne peut être admise que là où elle est nécessaire pour protéger la liberté d’autrui, face à la violence ou à l’oppression. Mais si je ne laisse pas les personnes choisir librement, si je subventionne massivement par des fonds publics une certaine forme de pédagogie et que j’affame financièrement les autres, tandis que j’impose une certaine conception de la médecine ou interdis même aux caisses d’assurance maladie de rembourser d’autres types de traitements, je détruis la liberté et de ce fait le développement humain.

Le prédicat « scientifique » jette un voile sur ces problématiques plus qu’il ne les éclaire, car il suggère que ce soit « la science » qui nous dicte notre conduite. Or dans le domaine de la science, il existe une pluralité de méthodes. On ne considère jamais un unique point de vue comme « juste », mais de nombreuses approches et perspectives, relatives à des faits donnés. Je dois accorder aux personnes le droit d’avoir d’autres perspectives et de parvenir à d’autres conclusions ou à d’autres décisions que moi. Celui qui déclare que son point de vue est le seul exact et veut l’inscrire dans la loi agit au fond de façon non démocratique, même s’il se sert sur le plan formel de mécanismes démocratiques.

Gerald Häfner

Mais nous ne sommes pas tous des scientifiques. Tout un chacun ne peut affirmer qu’il sait ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. C’est le travail d’un scientifique.

Dans le domaine de la science prévalent des critères stricts, mais dans celui de la démocratie, il ne s’agit plus de science, ni même de considérer ce qui est juste ou faux. Ce dont il s’agit, c’est de trouver un consensus sur des règles appropriées pour vivre ensemble, entre individus libres. Il me faut alors supporter que mon voisin porte d’autres convictions que moi. Je ne dois émettre des règles que si certaines jouissances de ces libertés s’excluent mutuellement, portent un préjudice inacceptable à l’individu, à la communauté ou leur nuit. Lorsque quelqu’un opte pour la voie de la médecine classique pour surmonter sa maladie tandis que moi, je me mets au lit avec un cataplasme, aucun de nous deux n’a de légitimité pour interdire à l’autre son choix. Quelle serait donc la légitimité d’une intervention de l’État dans ce sens ?

La légitimation de l’État étant la « protection de l’individu », si on autorise de telles méthodes non scientifiques dans la sphère publique et si les citoyens paient pour des traitements que l’on suppose inefficaces, des patients sont susceptibles de mourir alors qu’ils méritent protection. Ce sont là des arguments que l’on avance souvent contre l’homéopathie.

Que signifie ici « non scientifiques » ? Et que signifie « inefficaces » ? Ce sont d’après moi des expressions trop arbitraires et polémiques. Si nous voulons apporter une réponse sensée, nous devons examiner ce concept de science développé depuis longtemps, qui ne prend pour référence exclusive que le modèle des sciences classiques de la nature, où n’est reconnu pour certain que ce qui peut être compté, mesuré, pesé, classé et reproduit. Cette démarche relève d’un énorme réductionnisme scientifique. Aujourd’hui, la norme officielle pour autoriser un médicament est la méthode en double aveugle : je ne sais pas ce que j’utilise, pas plus que je ne sais qui l’utilise. Doublement matériel, doublement abstrait : doublement aveugle. L’être humain cesse d’être un facteur d’évaluation pour vérifier l’efficacité d’un médicament, alors que dans cette affaire, c’est justement de lui dont il s’agit !

Dans de nombreux domaines de la science, même en physique, il est aujourd’hui reconnu depuis longtemps que l’observateur doit être inclus dans ce qui est observé si l’on veut parvenir à un résultat valable. Ce sont précisément ceux qui ont effectué les percées essentielles au siècle dernier – en physique par exemple Max Planck, avec ses recherches sur les particules élémentaires – qui suggèrent qu’il doit exister une force sous-jacente, inexplicable par la seule matière. Planck l’appelle « esprit intelligent » ou « Dieu » et dit très clairement : « Nous, en tant que physiciens, devons reconnaître que nous touchons ici à nos limites. Nous ne pouvons pas mesurer cela, mais seulement en faire l’expérience sur un autre plan. » Il en est de même en médecine. Qu’est-ce donc que la maladie ? On peut l’entendre comme la déficience d’une machine supérieure – nécessitant réparation – ou comme un événement individuel biographique beaucoup plus profond. Il existe des approches de type allopathique qui conçoivent par exemple une fièvre comme un processus inflammatoire – que je peux juguler, voire faire cesser, par la prise de certains médicaments. On étudie ainsi ces effets dans des études en aveugle et double aveugle, et ce sera toujours la même chose qui en ressortira. Mais il existe d’autres approches, comme par exemple une médecine qui s’interroge sur le sens de la fièvre pour le patient. L’intervention est différente, car elle n’a pas pour objectif de faire disparaître de l’extérieur l’inflammation, mais plutôt d’aider le patient à surmonter l’inflammation de l’intérieur, par lui-même. Elle essaye de considérer la dimension absolument personnelle de la maladie, qui se manifeste dans une biographie particulière et induit ainsi des modalités de traitement particulières. Une telle médecine ne peut être abstraite mais toujours individuelle, c’est la raison pour laquelle on ne peut la tester de façon abstraite. De même, affirmer que seul ce qui a été étudié par la méthode du double aveugle peut être caractérisé comme médical et scientifique revient à réduire et limiter le concept de médecine et celui de science de façon inacceptable.

Du reste, ce serait mal comprendre la maladie que de croire qu’on peut la saisir seulement à partir de l’une de ces deux perspectives. Un bon médecin intègrera toujours les deux points de vue et un bon patient doit être capable de savoir qui est le plus apte à l’aider dans une situation donnée. Parfois, ce n’est pas seulement un médecin, mais deux. Généralement, les médecins anthroposophes ne manquent pas de respect devant les immenses connaissances et les remarquables performances de la médecine classique. D’ailleurs, l’autorisation d’exercer en tant que médecin anthroposophe suppose une formation complète et un diplôme de médecine générale. Partout où ce sera possible, la médecine anthroposophique prendra le meilleur de ces deux voies. Mais cela ne fonctionne pour les patients que si les deux voies font preuve d’ouverture dans leurs pratiques.

Est-ce que le mouvement écologiste ou la médecine anthroposophique se déshonorent lorsqu’ils argumentent de leur efficacité et de leurs succès avec des études scientifiques conventionnelles ?

Je ne voudrais nullement dire du mal de la science moderne, mais plutôt rappeler que par delà celle-ci, nous pouvons élargir nos choix épistémologiques – et par la suite nos méthodes de traitements et de thérapie – et qu’il convient en ce domaine de rester ouverts. Cela vaut également pour notre rapport à la nature. Il n’y a là aucun rejet des résultats de la recherche scientifique. Au contraire ! Il faut les examiner, les prendre au sérieux et en faire le point de départ de notre action. En médecine, ce n’est pas le caractère scientifique qui me gène, c’est la prétention d’interdire d’autres approches. Faisons l’expérience de nous demander ce qu’est la maladie : on peut comprendre ce phénomène comme la déficience d’une machine, nécessitant réparation, ou comme un événement beaucoup plus profond qui relève de la biographie individuelle.

Le mouvement écologiste ne revendique pas particulièrement un caractère scientifique, même s’il en a l’apparence. Il est plutôt né du sentiment intérieur que chaque individu possède un lien avec l’ensemble de la nature et une responsabilité envers elle. Cette prise de conscience n’est arrivée que très progressivement dans la science et il n’en fut pas toujours ainsi. La destruction du monde par la dioxine, le furane, les pesticides, les herbicides, les microplastiques, les émissions radioactives, etc. a été davantage une conséquence de la science réductionniste appliquée, qui ne se souciait pas des conséquences globales. Elles ne furent prises en compte que lorsque certains s’aperçurent de ce qui se passe quand, après l’usage d’un certain pesticide, herbicide ou autre, les oiseaux ne reviennent pas ou le climat se réchauffe. On peut voir cela de ses propres yeux : on peut voir que les glaciers reculent, que les incendies se multiplient, que la banquise fond, que les phénomènes météorologiques extrêmes se répètent. Ces transformations observables se reflètent également dans des travaux de recherche empiriques et scientifiques. Entre temps, d’incroyables quantités de données et de méthodes nous permettent de modéliser des évolutions de plus en plus complexes. Tout cela est évident et ne peut être mis en doute, mais ce n’est pas la réalité non plus. C’est seulement un essai pour approcher les faits avec des méthodes où interviennent l’observation, le dénombrement, la mesure, la pesée, le calcul, la simulation et la modélisation. Il nous reste à les interpréter nous-mêmes et à en tirer des conséquences. Ce ne sont plus des questions de science, mais de faculté de jugement humaine qui fait appel à notre raison et à notre volonté d’agir. Ce sont aussi des questions de politique, de démocratie et d’ordre économique. Je trouve cela très réducteur d’affirmer que nous ne devrions suivre que la science. Elle est là pour contribuer à notre savoir, à notre connaissance, mais elle doit pouvoir nous laisser décider et agir par nous-mêmes.

Il existe des polémiques – outre quelques esprits délirants qui vont jusqu’à mettre en doute des faits avérés – qui portent sur ce qu’il convient de faire. En médecine, la question central est de savoir : qu’est-ce qui guérira, qu’est-ce qui sera efficace à l’avenir ? Pour les questions relatives à l’écologie, je prendrai certes au sérieux les recommandations scientifiques, mais j’aimerais aller bien au-delà. Je crois que nous ne pourrons pas sauver la planète en nous contentant de limiter les émissions de CO2 : ce qui doit changer radicalement, c’est notre relation avec la terre. En réalité, il s’agit plutôt d’une question relevant du domaine de l’âme, de l’esprit et de la société. Quel est le rapport que j’entretiens avec la terre ? Avec le climat ? Avec les plantes et les animaux ? Avec le monde qui m’accompagne, qui m’entoure et qui existera après moi ? Est-ce que je peux ressentir ce qui ce passe dans l’environnement, dans le cours de l’année, si une plante souffre, ce dont les animaux ont besoin et comment ils sont liés à nous ? Est-ce que je peux ressentir que donner et prendre font partie d’un même cycle, qu’il ne m’est pas permis de seulement prendre à la terre, mais que je dois aussi lui donner quelque chose ? Quelle contribution indispensable la terre attend-elle ardemment de moi, de nous ? Comment puis-je acquérir les compétences qui me permettent d’apporter cette contribution ? Il s’agit de faire davantage que d’établir de simples calculs d’émission sur lesquels on extrapole de façon linéaire, même si la recherche scientifique pure reste nécessaire pour pouvoir découvrir les correspondances. La faculté de comprendre – et de soigner réellement – ne peut s’acquérir avec ce seul outil, c’est pourquoi je recommanderai de toute urgence de ne pas nous en arrêter là.

Vous avez sans doute fait l’expérience de la question de la corruption dans le domaine des recherches scientifiques, comme cela s’est déjà vu dans l’histoire. Est-ce que l’économie peut s’immiscer dans ce débat ?

La corruption proprement dite est plutôt rare – autant que j’en puisse juger. Mais cette question est importante et vaut la peine d’être approfondie, car elle représente un marché de plusieurs milliards dans lequel les intérêts matériels jouent un rôle non négligeable. Ceux qui alimentent ce gigantesque marché – les grands fabricants internationaux de médicaments – s’attachent les services de coûteux lobbies. Leurs délégués ont leurs entrées dans les parlements, envoient des collaborateurs dans les ministères, émettent des avis, écrivent même des textes de loi pour les gouvernements. Ils invitent médecins, chercheurs, journalistes, fonctionnaires et politiques à des rencontres ou des colloques dispendieux, dans les plus beaux endroits du monde. Ils financent – de façon officielle ou occulte – des études ou des campagnes destinées à forger l’opinion, soutiennent et récompensent les publications qui vont dans la direction qu’ils souhaitent. En face des mouvements politiques, ils représentent un énorme pouvoir. En Suisse, si je ne m’abuse, 22 % du produit national brut vient de l’industrie chimique et pharmaceutique. Si ces industries considèrent : « Votre politique ne nous plaît pas, nous transférons ailleurs notre siège », l’État plie très rapidement le genou.

En outre, l’opinion publique est la cible d’une stratégie d’influence. Pour le tabac, par exemple, tout cela a fait l’objet d’études très approfondies. Il m’a fallu en faire moi-même l’expérience. Lorsque j’ai appris que chaque année dans le monde environ 600 000 personnes mouraient des conséquences du tabagisme passif, j’ai rédigé une loi pour la protection des personnes involontairement exposées aux effets du tabac – la « loi pour la protection des non-fumeurs » – que j’ai proposée au Parlement fédéral allemand. Elle couvrait ce champ dont nous avons parlé précédemment. Cette loi, qui ne devait pas interdire de fumer, mais protéger celles et ceux pour qui il n’était absolument pas question de fumer (comme les enfants, les personnes âgées, les malades) de l’absorption passive de fumée à leur insu, est en vigueur aujourd’hui en Allemagne et dans la plupart des pays « civilisés » (entre autres le droit à un poste de travail pour non-fumeurs ; des interdictions de fumer dans les restaurants et les bâtiments publics, etc.) À cette époque-là, c’était différent et j’étais presque seul contre la toute-puissante industrie du tabac. J’ai été attaqué, calomnié, tourné au ridicule, même dans les médias. Il y a peu d’industries qui sont aussi bien organisées que celles du tabac et de la pharmacie. Elles exercent une influence énorme sur la politique et le journalisme. Et pourtant : nous avons gagné ! Ce fut grâce à l’énergie conjuguée d’une idée pertinente et d’un changement continu du comportement public, adopté par le plus grand nombre.

Revenons à la médecine et à l’homéopathie. Il existe un autre facteur qui joue un rôle prépondérant : l’argent. Dans quel domaine la recherche est-elle particulièrement lucrative ? Prenons l’exemple de la recherche sur les médicaments. La recherche sur les substances actives végétales naturelles notamment, ne rapporte rien. On ne peut plus breveter l’arnica, l’ail des ours ou le millepertuis, qui existent déjà. Ce qui est disponible pour l’utilisation, quiconque peut s’en servir et le commercialiser. Mais si je fais des recherches en laboratoire avec des substances fabriquées artificiellement, mon entreprise peut en breveter les principes actifs (ou leur combinaison) et ensuite en tirer un profit économique à long terme. Voilà une raison suffisante pour que la part des recherches dans le domaine de l’homéopathie et des thérapies naturelles ne représente pas plus d’un pour mille de ce qui est investi dans la recherche de médicaments allopathiques. Ce qui est absurde ici, c’est que l’État suive cette tendance économique. Prenons l’exemple de l’Allemagne : tous les moyens destinés à la recherche que consacrent la Deutsche Forschungsgesellschaft, le gouvernement fédéral et l’UE aux thérapies naturelles représentent moins de 1 % de la somme allouée par le domaine public à la recherche allopathique. Le combat n’est donc pas mené à armes égales, les conditions sont extrêmement différentes. Les idéalistes qui s’efforcent d’explorer d’autres voies que celles que l’on peut exploiter économiquement ne sont pas suffisamment soutenus. Pour ceux qui sont déjà concernés, la question se pose de toute façon depuis longtemps : est-il encore possible de mener d’importantes recherches dans le domaine des médicaments homéopathiques et anthroposophiques ?

En ce qui concerne les débats sur l’homéopathie et les remèdes naturels, il faut dire cependant que si nous réfléchissons en termes de volume, ces deux catégories représentent moins que 1 pour mille du marché. Elles ne constituent donc pas, pour la politique, pas un facteur à prendre au sérieux. Mais au sein des électeurs, il n’en va pas de même : ils sont entre 65 et 70 % à dire qu’ils veulent ce type de médicaments. Cela me donne espoir que le monde politique – contrairement à ce qui s’est déjà produit en France, en Italie ou en Suède – ne suivra pas les appels à rejeter par principe les thérapies alternatives existantes sur le marché, pour livrer ensuite les individus à la seule industrie pharmaceutique.

Quel intérêt a l’État d’émettre de tels interdits, tandis que toutes les parties, médecins, caisses d’assurances et patients veulent ces remèdes ?

Le marché de la santé est immense et cela va s’intensifier dans l’avenir. Même si le marché des médicaments homéopathiques et de la médecine anthroposophique constitue un volume relativement peu important, chaque patient qui soigne des symptômes de refroidissement avec Infludo, la fièvre avec des enveloppements, et pas avec des antibiotiques, est un client de moins pour les groupes pharmaceutiques. Ces derniers aimeraient certainement pouvoir posséder la totalité du marché. Mais cette perspective n’explique pas tout : en réalité, il s’agit aussi un combat idéologique qui consiste à imposer un concept matérialiste de la science, une posture fondamentalement matérialiste, contre toute autre orientation de pensée. Et ce n’est pas seulement dans ce domaine. Un troisième élément vient s’ajouter à ce constat : nous sommes les témoins d’une transformation radicale du domaine public et du domaine politique. À la différence du passé, le domaine public se disperse aujourd’hui de plus en plus en petits domaines publics, qui essaient de faire prévaloir des intérêts particuliers. Ces combats sont menés de plus en plus brutalement, agressivement, sous forme de campagne contre tout ce qui est étranger, entre autres sur le plan géographique et sur celui des idées. On prend alors la politique comme bouclier. Espérons qu’elle ne se laisse pas faire. La protection consiste à expliquer publiquement ce point de vue, à travers une campagne qui s’adresse au plus grand nombre, dans le domaine de la santé, mais aussi dans celui de la pédagogie, de la religion, etc. C’est une marque de l’esprit scientifique que d’avoir la faculté de remettre en question un savoir qui semblait assuré.

Il est de moins en moins admissible que nous vivions dans un pays où seules certaines convictions sont acceptées par l’État et d’autres pas. Le déremboursement a pour principale conséquence que la santé des personnes dépend désormais de leurs revenus. Dès lors que ses honoraires ne sont plus remboursées, je ne peux consulter un médecin anthroposophe que si j’ai un revenu suffisant pour me permettre cela. Nous privilégions une société dont la liberté dépend de l’argent, mais cela ne peut être le but de la politique.

En France, le déremboursement est déjà entré en vigueur. Quels sont les arguments de cette décision ? Qu’en est-il du droit à l’autodétermination de l’individu ?

Jusqu’à présent, nous ne pouvons lever l’alerte. L’État est de plus en plus phagocyté par certaines conceptions. Le lobby qui se bat pour le concept d’une science exclusivement matérialiste et veut empêcher les démarches alternatives est étonnamment puissant. Je suis inquiet de voir que cette opinion se répand même parmi les Verts. Il est frappant de constater que ce phénomène est apparu lorsque les Verts ont perdu leur auréole d’idéalistes (sans réelle perspective de pouvoir) et qu’a commencé à prendre forme l’idée qu’ils pourraient entrer dans le prochain gouvernement ou présenter un chancelier. Soudainement, même chez les Verts, des intérêts qui caractérisaient autrefois la politique d’autres partis se sont manifestés dans certaines campagnes et leur apportent un avantage significatif. Il semblerait que les cercles dont nous parlons ici avaient réalisé que pour continuer à promouvoir leur modèle de société, ils devaient à présent gagner de l’influence sur les Verts. Soudain sont apparus des projets de résolution – ce fut extrêmement bien orchestré dans les médias – selon lesquels les Verts devaient exprimer leur soutien à la science et donc leur opposition à l’homéopathie et tout ce qui lui est associé. Il semble qu’il y ait un fort intérêt à dissuader les Verts d’accepter différentes visions et conceptions du monde, différentes orientations pédagogiques et médicales, et à les canaliser dans un courant dominant qui porte les autres partis et la collectivité.

L’argument majeur est le caractère scientifique. C’est pourquoi je me demande quelle est la place de la science dans la société. Chaque citoyen devrait-il être un scientifique ?

Bonne question. Je la formulerai un peu différemment : chaque citoyen doit être un penseur autonome. Cela suppose qu’il soit en mesure d’appréhender les méthodes et les connaissances scientifiques et de les hiérarchiser, pour comprendre leurs présupposés, leur cadre et leurs limites. Mais avant tout, il devrait être en bonne santé psychiquement, posséder une faculté de jugement personnelle et ne pas hurler avec les loups. Ce qui me semble important et se qui se développe de nos jours – non pas en deçà de la science mais au-delà – c’est le pressentiment voire même l’assurance qu’il est possible d’accéder à la connaissance par des exercices de l’âme et de l’esprit, et de franchir ainsi les limites des méthodes scientifiques.

La juste attitude scientifique du citoyen consisterait donc en cette inlassable remise en question, sa pensée s’exerçant à plusieurs niveaux. Cela signifierait que comprendre la réalité dépasse largement ce qui est purement matériel, dénombrable ou mesurable. Personnellement, je considère cette posture comme un prérequis pour pouvoir être, au 21e siècle, un citoyen contemporain responsable.

Illustration du titre : « L’évidence si trompeuse » : 52 % des Britanniques ont voté le Brexit, tel est le chiffre irrécusable. Est-il objectif ? Car seulement 24 % des 18-24 ans et 39 % des 25-49 ans ont voté pour la sortie de l’UE (enquête YouGov, 2016). En revanche, ceux que le Brexit concerne sur le plan professionnel ont voté contre. Quelle valeur, quel droit représentent donc les 52 % ? Comme pour l’iceberg, seule une partie de la masse est visible. Les chiffres sont le regard partisan d’une objectivité qui fait silence sur la part de vie qu’elle écarte, afin de parvenir à un « irrécusable » résultat. Les chiffres sont l’ombre de la vie, mais pas la vie elle-même. Ils deviennent vrais si l’on suit la loi du vivant et qu’on intègre dans le calcul toutes les réalités annexes.


Initialement paru dans Das Goetheanum, 13 février 2020.

Traduction : Claudine Villetet

Illustration : Adrien Jutard

Né en 1956, homme politique allemand (au sein du parti des Verts Bündnis 90/Die Grünen), membre du Parlement allemand Bundestag (1987-2002) et du Parlement européen (2009-2014). Publiciste et enseignant Steiner-Waldorf. Co-fondateur de More Democracy, Democracy International. Depuis 2015, responsable de la section des sciences sociales au Goetheanum.

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