Dans une interview accordée en septembre 2023 au quotidien suisse Le Temps1, Edgar Morin qualifie de « somnambulisme généralisé » l'état dans lequel l'humanité traverse les crises contemporaines. « Je me réfère d’abord, à travers ce mot, à mon expérience des années 1930 à 1940. Des années marquées par la montée des périls, avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir, la guerre d’Espagne, Munich et l’annexion de la Tchécoslovaquie. Ce processus nous a conduits à la guerre. Très peu de gens, à l’époque, étaient conscients de cette marche implacable vers une déflagration mondiale », confie-t-il au Temps.

 « Nous sommes des enfants du cosmos, mais en raison de notre humanité, de notre culture, de notre esprit et de notre conscience, nous sommes devenus étrangers à ce cosmos dont nous sommes issus et qui, en même temps, nous reste secrètement intime. »

Edgar Morin souligne toutefois que les crises sont aussi des occasions de prise de conscience, d'éveil. Pour lui, cet éveil ne consiste pas simplement en un activisme indigné, mais plutôt en une réforme de la pensée, qu'il a par ailleurs décrite dans ses nombreux livres, dont Réveillons-nous!2, paru en 2022. C'est précisément sur la question de la pensée qu'il revient lorsqu'il veut aller au cœur de la crise actuelle. Réapparaît alors son concept de « pensée complexe », mais aussi la notion de « reliance » pour sortir d'une pensée fragmentée et unilatérale.

Déjà dans son livre La Tête bien faite, paru en 20143, Morin résumait bien le paradoxe du sujet humain au sein du cosmos : « Nous sommes à la fois dans et hors de la nature. Nous sommes des êtres à la fois cosmiques, physiques, biologiques, culturels, cérébraux, spirituels… Nous sommes des enfants du cosmos, mais du fait de notre humanité même, de notre culture, de notre esprit, de notre conscience, nous sommes devenus étrangers à ce cosmos dont nous sommes issus et qui nous demeure en même temps secrètement intime. Notre pensée, notre conscience qui nous font connaître ce monde physique nous en éloignent d’autant. Le fait même de considérer rationnellement et scientifiquement l’Univers nous en sépare ».

Il s'agirait donc d'apprendre à surmonter cette contradiction inhérente à la nature humaine : être à la fois dans et hors de la nature, être à la fois local et universel. Comment pouvons-nous surmonter ce paradoxe au sein même de notre pensée, de notre vision du monde ? « La pensée hégémonique se fonde sur une conception de la rationalité limitée à la logique aristotélicienne, qui croit en son adéquation absolue à la réalité et exclut toute contradiction comme absurdité. Elle obéit au paradigme qui impose de voir l’univers en objets isolés de leur contexte ou en éléments séparés les uns des autres. La réforme de la pensée appelle donc une révolution paradigmatique. Il s’agit de remplacer les principes qui engendrent des pensées simplificatrices, unilatérales, partielles et évidemment partiales, par des principes qui permettent à la fois de reconnaître, de distinguer et de réunir des antagonismes complémentaires », écrit Morin dans Réveillons-nous !.

Reconnaître, distinguer puis réunir les antagonismes : voilà une caractéristique de cette réforme de la pensée, de ce réveil aujourd'hui nécessaire. En d'autres termes, se détacher d'une pensée simplificatrice et s'aventurer dans une « pensée complexe », apprendre à penser et à dépasser les antagonismes. En effet, qu'il s'agisse de la question écologique, des antagonismes politiques gauche-droite ou des crises géopolitiques : comment pouvons-nous reconnaître dans les antagonismes auxquels nous sommes confrontés l'expression de différents besoins de la nature humaine ? Par exemple, la grande polarité politique entre la gauche et la droite, le conservatisme et le progressisme, l'universel et le local peut-elle être comprise comme l'expression de besoins polaires, mais conciliables ? « Il nous faut non plus opposer l’universel aux patries, mais lier concentriquement nos patries, familiales, régionales, nationales, européennes, et les intégrer dans l’univers concret de la patrie terrienne »4. Le besoin de se reconnaître comme une humanité appartenant à la « patrie terre » peut être concilié avec le besoin d'appartenance locale.

Edgar Morin s'est également penché sur le thème de la guerre dans son livre D'une guerre à l'autre5 paru en 2023, notamment celle qui fait rage aujourd'hui en Ukraine. Là encore, dans son interview au Temps, il en appelle à la pensée complexe : « On ne nous donne à voir, trop souvent, qu’un conflit manichéen. Il est évident que la Russie de Poutine est l’agresseur. Mais prenons, par exemple, le cas du Donbass. […] Le peuple russifié, qui y vit, a besoin de disposer d’un statut particulier qui ne se limite pas à une intégration pure et simple au sein de l’Ukraine, avec le risque d’être asservi ou détruit. Le plus souvent, quand un problème complexe se manifeste, nous faisons comme si celui-ci n’existait pas. [...] Il ne suffit pas de se référer aux traités internationaux. Que fait-on du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes? La guerre en Ukraine réveille une histoire complexe qui ne se résume pas à un acte d’agression et à une résistance courageuse d’un peuple contre l’agresseur. On ne peut pas se cantonner au point de vue unilatéral matraqué par les informations [...] La guerre charrie un flot d’illusions, de mensonges, de mystifications et d’informations unilatérales, dont il faut être conscients ».

On l'a compris, pour le sociologue centenaire, ce n'est pas telle ou telle solution extérieure qui nous permettra de surmonter ces crises, mais un changement dans notre façon de penser. Lorsque le journaliste du Temps lui demande quels sont les principaux obstacles à un changement de cap, il cite – outre les « puissants intérêts économiques qui dominent et contrôlent les sociétés » – « le vide de la pensée qui nous empêche d'imaginer et de dessiner un monde et une histoire pour le temps présent ». Ce « vide de la pensée » est certainement le principal adversaire contre lequel Edgar Morin s'est battu toute sa vie. Même si Morin ne va pas jusqu'à promouvoir une science de l'esprit, au sens de l'anthroposophie, on ressent que sa pensée recèle une force spirituelle. Cette pensée nouvelle, à la fois complexe et réconciliatrice, à laquelle il fait appel est une pensée qui veut aussi se rapprocher de l'art, de la poésie : « La poésie de la vie, c’est tout ce qui nous exalte, tout ce qui nous fait communier, tout ce qui nous fait aimer. Par opposition à la prose, aux choses qui nous ennuient, qui sont obligatoires, et nous permettent de survivre. Vivre, c’est vivre poétiquement, non survivre. Il est de plus en plus important de permettre aux hommes d’exprimer leurs virtualités poétiques. La poésie n’est pas un luxe », déclarait-il au Temps.


Notes

  1. Eric Tariant, entretien avec Edgar Morin. Nous marchons vers de possibles catastrophes dans un état de rêve éveillé. Le Temps, 8 septembre 2023.
  2. Edgar Morin, Réveillons-nous ! Denoël, 2022.
  3. Edgar Morin, La Tête bien faite. Repenser la réforme, réformer la pensée. Le Seuil, 2014.
  4. Edgar Morin, Réveillons-nous ! Denoël, 2022.
  5. Edgar Morin, De guerre en guerre : de 1940 à l'invasion de l'Ukraine. Éditions Turia + Kant, 2023.
Edgar Morin: «Nous marchons vers de possibles catastrophes dans un état de rêve éveillé» - Le Temps
Face à l’actuelle montée des populismes, Edgar Morin, 102 ans, entend bien sortir ses lecteurs de la torpeur intellectuelle de l’époque et partager les leçons de son siècle de vie