L’année 2021 marque le centième anniversaire de la naissance de Joseph Beuys (1921-1986). Gerald Häfner, responsable de la section des sciences sociales du Goetheanum, a rencontré le célèbre artiste allemand de son vivant au sein des cercles politiques d’Achberg, mais aussi lors de la phase de création du parti des Verts en Allemagne. Entretien sur sa perception de l’homme qu’était Joseph Beuys.
Quels furent tes premiers liens avec Joseph Beuys ? Où est-il apparu dans ta vie ?
Quand je pense à Joseph, je le vois immédiatement face à moi. Cette rencontre a été déterminante pour ma vie. Je suis reconnaissant que nos chemins se soient un peu croisés. Il est la personne la plus importante que j’ai eu le privilège de rencontrer. Mais je n’étais pas de ceux, comme Johannes Stüttgen, qui étaient toujours à ses côtés, je peux compter le nombre de nos rencontres. Lorsque Beuys fonda l’Université libre internationale, j’étais encore élève. Après mes années d’école, j’ai eu le sentiment d’avoir été pendant 13 ans un parasite. J’avais besoin de donner quelque chose en retour à la société. Et je voulais faire ce que je pensais être le plus difficile pour moi : travailler avec des personnes porteuses de handicap. Une amie m’a conseillé de contacter une institution anthroposophique ; elle pensait que je trouverais à Achberg les anthroposophes qui me conviendraient. J’y suis donc allé. Un costaud chaussé de sabots bruyants m’a demandé ce que je cherchais et j’ai dit : « Travailler avec des handicapés ». Il a répondu : « Mais nous ne sommes pas handicapés ! ». C’était Wilfried Heidt. Nous avons parlé jusqu’à trois heures du matin. J’ai eu le sentiment d’arriver dans un cercle d’amis unis par un même esprit. À partir de ce moment-là, je me suis rendu régulièrement à Achberg, et c’est là que j’ai aussi rencontré Joseph.
Comment l’as-tu rencontré, avais-tu des préjugés ?
J’étais timide. Je sentais que tout le monde recherchait un lien intime avec lui. Je n’aimais pas ça. Ça me faisait de la peine pour lui, raison pour laquelle je restais à l’écart, en observateur. Il fallut attendre la fondation du parti des Verts pour que se noue notre premier contact personnel à l’occasion d’un entretien. Nous représentions deux des cinq initiatives fondatrices des Verts : lui l’Université libre internationale (Free International University) et moi l’Action troisième voie (Aktion Dritter Weg).
C’est un grand bonhomme ! Voilà ce que j’ai ressenti quand je l’ai vu. Aujourd’hui encore, ce qui m’interroge, c’est sa perméabilité. J’ai de certaines personnes l’impression qu’elles brassent beaucoup d’espace autour d’elles, comme Helmut Kohl, par exemple : lorsque Kohl entrait dans une pièce, on ressentait une présence physique imposante. Ce n’était pas du tout le cas de Joseph. Il avait de la présence, il était vif et perspicace, mais j’ai toujours eu l’impression que tout le traversait, comme s’il vivait non pas « contre » les impressions, mais « avec » les impressions, toujours en relation avec tout ce qui l’environnait. Il était comme transparent, translucide, perméable.
Il montrait dans ses entretiens une présence incroyable. C’était aussi une grande partie de son travail. La conversation était pour lui un processus artistique plastique. Il avait une infinie capacité à se mettre à l’écoute de son partenaire, et dans son propre discours une détermination et une ténacité étonnantes. C’est lors d’une promenade avec lui que j’ai le mieux senti cette faculté de se laisser pénétrer par ce qui venait à lui, dans sa relation avec les fourmis, les abeilles, les plantes et les animaux : j’avais l’impression qu’il leur parlait et qu’ils faisaient partie de lui.
Quel était le parfum d’Achberg ?
Achberg était un endroit passionnant. On cherchait à s’intérioriser et on voulait en même temps transformer le monde de façon radicale. J’y allais très souvent et c’était toujours comme un happening, mais avec un profond sérieux, particulièrement en ce qui concerne le travail sur les concepts. Joseph était assis sur la terrasse avec Wilhelm Schmundt, Wilfried Heidt, Lothar Vogel et Peter Schilinski. Très vite, ils se métamorphosaient en corps célestes à part entière, autour desquels tournaient diverses constellations.
Tu partages avec Beuys une même thématique : la démocratie. Comment ce thème vous a-t-il réunis ?
C’est vrai. Joseph avait fondé dès 1973 le Bureau pour la démocratie directe à Düsseldorf. Et je suis allé à Achberg au début des années 1980 pour mettre sur pied avec Wilfried Heidt l’Action référendum. Mais cela fait écho en moi à autre chose : j’étais un jeune adulte confronté à la question de savoir si je voulais être artiste ou faire de la politique. Je désirais changer le monde mais je m’interrogeais sur la meilleure façon de le faire. Je pratiquais beaucoup de formes d’art, écriture, peinture, musique et théâtre, mais je sentais que je ne pourrais pas changer le monde par ce biais. J’ai décidé d’avoir un impact sur le monde à travers l’action politique. Tout au long de sa vie, Joseph est resté un artiste, mais il a transformé le concept d’art de telle sorte que la société tout entière était pour lui la pièce à travailler. C’est génial.
Et lorsqu’il fallut réfléchir sur l’espace spirituel qui convenait aux Verts, nous nous comprîmes à merveille ! Cet espace n’est ni à droite, ni à gauche, mais devant, au-delà des anciennes lignes de parti. Ce n’est qu’en comprenant la légitimité de l’élan de liberté, d’égalité et de fraternité et en les combinant de manière contemporaine, que nous allions pouvoir avancer vers l’avenir. Joseph aurait pu être une figure de proue majeure, capable d’apporter une plus grande dimension spirituelle, une dimension d’une plus vaste portée. Mais il ne fut guère compris. Le groupe des membres qui ne s’étaient pas encore défait de leur lien au marxisme et au matérialisme le combattit, lui et tout ce qui était d’ordre spirituel, comme une terrible menace. Il fut attaqué et ridiculisé. Les Verts se montrèrent incapables de prendre la mesure de la dimension spirituelle de Joseph Beuys. Il n’a pas su trouver sa place dans ce monde très formel d’un système politique naissant qu’il voulait dépasser. Il n’a jamais vraiment compris le fonctionnement d’une convention de parti.
L’autre grande tragédie dans l’histoire des Verts fut la mort précoce de Rudi Dutschke. Lorsqu’il s’agissait de surmonter les vieilles idées, il était le plus clair et le plus énergique des Verts. Il commença par être marxiste et matérialiste, mais il dépassa ces deux approches ; il connaissait exactement le fonctionnement d’une convention de parti. Il a tenu les marxistes en échec et a incarné la puissance des nouveaux Verts.
Concrètement, comment vous êtes-vous rencontrés ?
C’était en 1979, lors d’entretiens sur notre implication dans les Verts, un parti en train de naître. Je me souviens en particulier d’une discussion, la nuit, dans un hôtel, en marge d’une réunion des Verts. Rudi Dutschke, Milan Horáček, Lukas Beckmann et Wilfried Heidt étaient présents. Nous étions assis autour d’une grande table dans une pièce sombre et nous débattions. Rudi était réticent, inquiet de savoir jusqu’où il devait ou ne devait pas s’associer avec nous, car on nous considérait comme une sorte de courant ésotérique.

Quel rôle joua pour toi à cette époque son concept élargi de l’art ?
Il fut déterminant. Il était clair pour moi que le monde social n’est pas donné par Dieu ou par la nature mais qu’il est l’œuvre des personnes. « Chaque être humain est un artiste ! », c’est ce qui compte ici. La capacité de créer réside en fait en chacun de nous et chacun peut la libérer en lui-même. C’est pourquoi Beuys créa des structures telles que l’Organisation pour la démocratie directe ou l’Université libre internationale. Mais 98 % de ceux qui ont discouru et écrit sur Beuys à l’époque n’ont pas compris cette impulsion. Qu’un artiste ne travaille plus sur le bloc de bois ou le bronze mais se tourne vers le corps de la société, l’organisme social, était difficile à saisir. C’est pourquoi ses fidèles se divisèrent en deux groupes : certains trouvaient sa politique géniale, mais ne comprenaient pas son art ; pour d’autres, c’était l’inverse. Pour moi, il a contribué de manière significative à mettre un terme à cette question de choix entre art et politique qui me préoccupait dans ma jeunesse. J’ai pu comprendre son approche intuitivement et j’ai eu le sentiment d’être parvenu à ce que je cherchais. Néanmoins, il était et il reste inaccessible. C’est un artiste qui a élevé l’art à une nouvelle dimension.
Comment Beuys était-il perçu par les Verts ?
Je dirais qu’avant tout il n’a pas été perçu et qu’il n’a pas été compris, un fait douloureux qui a empêché beaucoup de choses. Il n’en fut d’ailleurs pas autrement dans les cercles anthroposophiques, à quelques exceptions près. La polémique dirigée contre Beuys par Martin Barkhoff qui le présenta dans les colonnes du Goetheanum comme un « surfeur sur les vagues de l’Esprit du temps » est symptomatique. J’en ai fait personnellement l’expérience. Lorsque j’étudiais la pédagogie Steiner-Waldorf à Witten, nous fîmes avec le cours d’art une excursion à la Kunsthalle de Düsseldorf, où deux œuvres de Joseph étaient exposées. Notre professeur nous « expliqua » Joseph en le présentant comme un malade mental en manque d’attention qui faisait commerce de sa maladie comme d’un art. Alors que nous rentrions vers la gare, Joseph passa dans sa voiture, s’arrêta immédiatement, sauta de son véhicule, me donna une accolade et me salua amicalement. Je le présentai alors à mon professeur qui fit preuve d’une totale déférence à son égard et me fit ensuite des reproches : « Vous auriez dû me dire que vous connaissiez le célèbre professeur Beuys ! ». Mais nous étions déjà sur une voie permettant de le comprendre autrement : en 2007, le destin a voulu que je remplace au pied levé Johannes Stüttgen, malade, au congrès intitulé « En raison de l’avenir » qu’organisait le Goetheanum. J’ai parlé dans la Grande salle de la vie, de la signification et de l’œuvre de Joseph Beuys.
Apparemment, je réussis à décrire qui était Joseph. Paul Mackay monta en effet sur scène pour clore la rencontre et déclara : « Si ce que Gerald vient de dire ici est vrai, alors j’aimerais dire rétroactivement : Bienvenue au Goetheanum, Joseph Beuys ! ».
Le Goetheanum organise dans un proche avenir une rencontre à l’occasion du 100e anniversaire de la naissance de Beuys. Comprenons-nous mieux aujourd’hui l’individualisation de l’anthroposophie dont Beuys fut le premier à donner l’exemple ?
L’anthroposophie, comme l’art, doit toujours s’individualiser dans l’être humain et elle ne prend corps que par ce biais. Ce qui compte, ce n’est pas ce que j’ai entendu ou lu quelque part, mais seulement ce que j’en ai compris et transformé en termes de capacité et en action. Nous le savons tous, mais nous ne le réalisons pas toujours. Et aujourd’hui, le temps est révolu où nous pouvons créer et occuper des niches. Ce qui compte aujourd’hui, c’est la globalité. C’est aussi un défi pour l’anthroposophie. Elle appartient au monde et non à certaines personnes. Elle vit en chacun différemment. Joseph Beuys fut à mes yeux l’un des anthroposophes les plus marquants du siècle dernier. À l’époque, il fut marginalisé et rejeté. C’est pourquoi notre rencontre du mois de juin est une des façons de le réhabiliter.
Mais nous sommes tous encore très loin de réellement inscrire notre travail dans le contexte global du destin de la terre et de l’humanité avec la radicalité qui fut celle de Joseph, en cessant enfin d’être des commentateurs et en devenant co-créateurs de la destinée de l’époque.
Et particulièrement aujourd’hui, dans la situation de pandémie que nous vivons, alors que nous retombons dans de vieux schémas matérialistes et autoritaires de comportement, de pensée et de polarisation, l’exemple de Beuys peut nous instruire. Il ne s’est jamais opposé à quoi que ce soit, mais il a plutôt planté des graines pour que quelque chose s’épanouisse. Il pouvait pleinement participer au jeu et en parallèle le métamorphoser de fond en comble.
Beuys est mort en 1986. Tu es entré au Bundestag en 1987. Quel est le dernier moment qui t’est resté en mémoire ?
Ma dernière rencontre physique avec lui a probablement eu lieu lors de la rencontre à laquelle il participa avec Michael Ende, qui se déroula pendant mon séjour à Achberg à l’initiative de Rainer Rappmann. La dernière image profonde que j’ai de lui, bien que je n’y étais pas physiquement, est le discours qu’il prononça lors de la remise du prix Lehmbruck. Il était très malade à l’époque et pouvait parfois à peine parler. Mais pour ce prix, il mobilisa les dernières forces qui lui restaient. Ce jour-là, il sortit de l’hôpital et fit un incroyable discours. Il mourut dix jours plus tard. Ce discours est une œuvre d’art. Il y explique tout son parcours. Il commence par remercier Wilhelm Lehmbruck et raconte ensuite comment il a découvert la signature de ce dernier sous l’appel de Rudolf Steiner intitulé Au peuple allemand et au monde de la culture, texte qui lui ouvrit les portes de la triarticulation de l’organisme social. Son objectif était de réaliser dans une sphère de chaleur ce que Lehmbruck faisait dans la matière. Est-il possible de créer une sculpture de chaleur ? Cette interrogation me permit de comprendre une quantité incroyable de choses. Beuys clôtura son discours en disant qu’il transmettait maintenant la flamme. Ce discours est son héritage : peu avant sa mort, un être humain ramène le tout au concept, consciemment, et le transmet comme une flamme dans une sculpture de chaleur. Cela m’a bouleversé. J’ai alors compris que moi aussi, je devais et voulais continuer à porter cette flamme.
Entretien initialement paru dans Das Goetheanum, n° 19, 2021. Traduction : Jean Pierre Ablard.
Né en 1956, homme politique allemand (au sein du parti des Verts Bündnis 90/Die Grünen), membre du Parlement allemand Bundestag (1987-2002) et du Parlement européen (2009-2014). Publiciste et enseignant Steiner-Waldorf. Co-fondateur de More Democracy, Democracy International. Depuis 2015, responsable de la section des sciences sociales au Goetheanum.
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