« Comment faire face à la vulnérabilité dans le travail quotidien » ? C'est sur cette question que le World Goetheanum Association Forum 2020 a organisé un atelier avec des entrepreneurs, des chefs d'entreprise et des collaborateurs anthroposophes. Nous avons tenté de parler ensemble de blessures réelles de notre vie privée et professionnelle, afin de pouvoir faire l'expérience d'une culture ouverte aux émotions. Une situation passionnante : deux femmes, reconnaissantes pour cet espace de parole (et très courageuses) ont exprimé leurs blessures dues à des années de frustration avec leurs supérieurs. Pleines d'espoir et désireuses de changement, elles ont partagé leur douleur. L'empathie de certaines personnes de l'assistance les a encouragées à parler et à révéler leurs propres blessures. Des larmes de soulagement ont coulé et cela a eu un effet salutaire. Mais d'autres participants du groupe n'étaient pas en mesure de s'engager dans le processus de ressenti commun et de quitter le niveau mental de la discussion : une disparité culturelle s'est révélée à nous lorsque, par exemple, un directeur a dit en substance : « Je ne suis tout de même pas là pour écouter vos jérémiades » ! Cette situation nous a révélé l’urgence et la richesse du sujet, nous conduisant à créer le groupe de travail « La vulnérabilité comme ressource », auquel sept personnes participent désormais dans le cadre d’un voyage de recherche.
Masques Sociaux
La plupart des gens passent environ un tiers de leur vie au travail. Il est évident qu'au travail, beaucoup d'émotions nous traversent et que des blessures surviennent parfois. Ne devrait-il pas s'agir d'un lieu où nous pouvons nous présenter dans notre intégralité, dans notre vulnérabilité ? Dans de nombreuses entreprises, les employés et les cadres tentent encore de mettre en œuvre une vieille conception du « professionnalisme », qui consiste à jouer une « pseudo-harmonie » superficielle et de bonne humeur dans les relations sociales. Les crises personnelles et les sentiments profonds sont laissés de côté. Où mène la répression constante de nos propres émotions ? Nous vivons déjà à une époque où la dépression est l'une des maladies les plus répandues dans le monde.1
Le nombre de jours d'absence des professionnels pour des raisons psychologiques a augmenté de près de 50 % au cours des dix dernières années.2 Il est temps que nous introduisions dans nos organisations une nouvelle culture de la vulnérabilité, ouverte aux émotions et qui laisse de la place à tout ce qui fait partie de la condition humaine. Pour ce faire, les cadres (en priorité) ont plus que jamais besoin d'une nouvelle compréhension dans laquelle le professionnalisme se caractérise par la compétence émotionnelle et l'empathie, et dans laquelle la direction est comprise comme une tâche de service qui laisse plus de place à l'écoute, à l'accueil et à la facilitation qu'à la direction structurante. De tels « leaders transformateurs » se transforment d'abord eux-mêmes, puis leurs organisations. Ceux-ci ont ensuite un effet transformateur sur le système économique.3
Imprévisibilité authentique
Lors d'ateliers avec des collaborateurs d'entreprises, notre groupe de travail expérimente des méthodes et des exercices qui tendent à générer cette transition vers une nouvelle culture de la cohabitation. Nous commençons par créer une atmosphère de sécurité, de confidentialité et de liberté de jugement, dans laquelle les participants acceptent de se montrer les uns aux autres avec leur vulnérabilité. En communiquant de manière authentique, nous entrons dans un espace de processus imprévisible, confiant et libre de tout résultat. Au départ, la peur d'être « submergé d'émotions » ou de perdre le contrôle de la situation constitue souvent un obstacle. Les espaces de vulnérabilité sont d'abord perçus comme un risque. Et oui, lorsque nous commençons à exprimer des vérités émotionnelles dans une culture marquée par l'évitement des conflits, le refoulement des sentiments ou le mutisme, il est possible de faire l'expérience d'un certain chaos.4 Les processus psychiques déferlent comme des vagues à travers des structures auparavant figées. Le travail de l'âme devient perceptible. Pour que le groupe ne se perde pas dans les vagues émotionnelles, il est important de définir un cadre clair et professionnel.
C’est alors que la magie de la transformation peut se produire. La lumière de la conscience parvient à percer les ombres présentes précédemment (par exemple le rejet, la peur, la culpabilité, la honte). Dans le même temps une croissance commune de la conscience s'opère : les gens deviennent plus sensibles à leurs propres sensations psychiques et à l'état d'esprit de leurs semblables. C'est précisément là que réside le potentiel salutaire d'une culture de la vulnérabilité : dans l'interaction entre l'acceptation de soi (« Je suis moi-même – dans toute ma diversité ») et l'expérience de l'acceptation empathique par le groupe. L'attention portée à son propre ressenti, à sa propre blessure, ouvre l'espace à la compassion. Cette ouverture permet de faire l'expérience d'un lien profond – une véritable adelphité. L'expérience explicite des réalités psychiques ouvre la voie à l'émergence d'une « communauté authentique ». Un tel lien peut engendrer des qualités de conscience supérieures : transcendance des contradictions et des conflits potentiels, tolérance vis-à-vis des particularités individuelles et sagesse collective.
Nous observons comment les personnes présentes expriment d'abord une joie et une sympathie nouvelles pour le fait d'être et d'agir dans le groupe. Elles s'impliquent davantage avec leurs expériences personnelles, leurs besoins et leurs idées. Il peut également en émerger des restructurations de l'organisation. Il y a quelques années, dans une entreprise que j'ai eu l'occasion d'accompagner, plusieurs collaborateurs et collaboratrices ont pu exprimer, pour la première fois, leurs sentiments d'injustice et de peur du licenciement dans un espace de confiance ouvert aux émotions. Dans cette nouvelle transparence, l'ancienne structure de pouvoir ne pouvait plus perdurer : un changement de direction a eu lieu à l'initiative du collectif, avec l'objectif commun de faire des collaborateurs des co-entrepreneurs. Cela a entraîné un déploiement de force de la part du personnel. Il s'en est suivi de nouveaux processus de travail, de nouvelles structures organisationnelles et un élargissement du modèle d'entreprise.
Culture de la vulnérabilité
Joseph Beuys a appelé l'une de ses installations les plus connues Montre ta blessure et a répondu à un journaliste qui lui demandait ce que cela signifiait : « [...] parce qu'il faut bien révéler la maladie que l'on veut guérir »5. Ainsi, peut-être qu'une « nouvelle culture de la vulnérabilité », que nous pratiquons et vivons dans nos organisations, peut nous conduire à la fraternité dont nous avons plus que jamais besoin aujourd'hui dans l'économie, la politique et vis-à-vis de la planète ?
Ces dernières années, notre groupe de travail a commencé à recueillir les premières connaissances relatives à la « culture de la vulnérabilité » dans le cadre d'ateliers et d'interviews. Nous avons par exemple pu apprendre que la première personne courageuse à montrer sa vulnérabilité dans un groupe crée un champ de nouvelles possibilités pour le groupe entier et ouvre le chemin de la vulnérabilité pour les autres participants. Plus le pas vers l'authenticité de l'âme est courageux vis-à-vis des autres, plus le potentiel de guérison ou de transformation est grand pour l'individu et le groupe. Mais il est extrêmement important de respecter ses propres limites et de percevoir celles du groupe, les espaces de vulnérabilité doivent être sans attente, consentis et empreints d'attention : chacun peut se montrer, personne n'est obligé de le faire, et toujours dans la mesure où cela est consenti par les individus et le groupe. Il s'agit de trouver le juste milieu entre la transparence radicale et la retenue diplomatique. Tous les groupes ne sont pas à la hauteur de chaque type de blessure : une blessure révélée au mauvais moment, dans une mauvaise énergie (par exemple en cas de surmenage aigu), peut aussi déclencher des réactions de surmenage chez les autres. Cela ne conduit alors pas à un lien salutaire, mais plutôt à une blessure supplémentaire. En cas d'expérience traumatique, il faut être particulièrement attentif : qu'est-ce qui, dans ma blessure, a sa place dans ce cercle ? Qu'est-ce qui peut être salutaire pour le groupe ou pour moi dans ce groupe ? L’espace communautaire est-il encombré par une détresse personnelle qui pourrait être mieux traitée dans un autre cadre (peut-être thérapeutique) ?
Afin de comprendre et de développer davantage le potentiel d'une culture de la vulnérabilité dans les entreprises, nous nous efforçons de trouver des groupes ou des entreprises qui souhaitent se joindre à nous pour un voyage de recherche.
Publication
La brochure Verletzlichkeit als Ressource. Ein Kulturimplus [La vulnérabilité comme ressource. Une impulsion culturelle], qui peut être téléchargée en format PDF, présente les premiers résultats de recherche du groupe de travail de la World Goetheanum Association sur ce thème. En outre, quelques entretiens à ce sujet sont disponibles sur le site Internet.
En savoir plus
Adaptation française
Camille Ablard & ÆTHER X
Source

Notes
1 | https://travail-emploi.gouv.fr/la-prevention-des-risques-psychosociaux-rps
2 | https://fr.statista.com/themes/6221/l-absenteisme-en-france/#topicOverview
3 | Benjamin Brockhaus, Transformative Unternehmensführung und ihre geistigen Grundlagen: Die Bewusstseinshaltung zukunftsfähiger Organisationen [La gestion d'entreprise transformative et ses fondements spirituels : l'attitude consciente des organisations viables], éditions Info3, 2019.
4 | Scott Peck, Gemeinschaftsbildung: Der Weg zu authentischer Gemeinschaft [Formation de collectivité : Le chemin vers une communauté authentique], éditions Blühende Landschaften, 2014.
5 | Jost Herbig, « Die Dinge haben ihre Sprache » [Les choses ont leur langage], entretien avec Joseph Beuys, Süddeutsche Zeitung, 26/27 janvier 1980.
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