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L’anthroposophie comme révolution des sens

Le seul ouvrage intitulé Anthroposophie dans l’œuvre de Rudolf Steiner est un livre inachevé et publié à titre posthume. Encore très méconnu, cet ouvrage présente l’anthroposophie en partant de l’étude des perceptions sensorielles. Alors que l’anthroposophie est souvent comprise, par ses promoteurs comme par ses critiques, comme une aventure hors du champs de l’expérience sensible, ce livre indique tout le contraire : l’anthroposophie est entièrement dirigée vers l’expérience sensorielle, vers l’expérience individuelle réalisée au sein du monde sensible. Il s’agit avant tout d’élargir son champ d’expérience et de venir à la rencontre de l’être dans la nature et chez les autres, à travers les perceptions sensorielles. Salvatore Lavecchia, professeur de philosophie antique à l’université d’Udine (Italie), interprète à sa façon l’intention de ce livre singulier et certainement central dans l’œuvre de Steiner.


Typologie d’un organe de perception

« L’expérience-Je nous permet de reconnaître que l’être humain donne forme, à partir de lui-même, à un organisme capable de susciter en lui l’image d’un autre Je de même nature. L’organisme qui se forme ainsi peut être considéré comme l’archétype d’un organe de perception. »

Rudolf Steiner, « Anthroposophie, un Fragment », Triades, 2008

Par cette formulation, souvent peu appréciée à sa juste valeur, Rudolf Steiner livre la clef déterminante qui permet de comprendre ce quil avait entrepris en 1909-1910 dans son livre inachevé appelé Anthroposophie[1]. Comme le montre cette citation, il voulait susciter une révolution des concepts appliqués à linvestigation scientifique des sens. Il déplore encore en 1921 que les concepts appliqués à l’étude des sens soient toujours empruntés au sens du toucher [2], alors quil considère les sens et lorganisme sensoriel à partir de lexpérience du Je et de la rencontre entre des « être-Je ».

Tandis que lapproche habituelle des sens conçoit – encore aujourd’hui – l’organisme sensoriel d’abord comme un organisme tactile et réflexe, l’intention de Steiner vise à inverser la dynamique de cette conception. Dans ce renversement, dans cette « révolution », s’exprime l’essence de l’anthroposophie – comme l’indique le titre de ce livre inachevé. L’anthroposophie se définit ici comme une « révolution des sens ».

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Si cette activité, qui permet de rendre présent en soi l’image d’un Je identique étranger, constitue l’archétype de tout organe de perception, alors tous les organes sensoriels et les sens humains doivent être conçus comme exprimant cette activité. Ils constituent des métamorphoses de cette forme spirituelle, variant selon les modalités psychiques et corporelles de leur manifestation. De ce point vue, l’organisme sensoriel, avec ses organes et perceptions, doit être compris, non pas en se basant sur le toucher, mais au contraire, selon la perspective inverse : sur le Je.

D’une atomisation…

Comment devons-nous nous représenter, penser ce « Je » ? Sûrement pas comme un point atomisé, ratatiné, que Ludwig Wittgenstein désigne comme le Je du solipsisme[3], qui se vit comme une limite, pas comme partie du monde[4]. Ce point obscur est en effet incapable de vivre une rencontre avec un autre Je permettant l’actualisation d’une image de ce Je. Ce Je atomisé est isolé dans sa propre intériorité, incapable de surmonter la limite entre soi et le monde. Si nous prenons au sérieux la représentation atomisée du Je, nous devons considérer nos perceptions seulement comme des projections, plus ou moins raffinées, d’une intériorité dont la vie consiste uniquement en des réactions à des stimuli extérieurs. Cette représentation présuppose un archétype d’organe de perception en opposition radicale avec la proposition de Steiner. C’est un pur organe du toucher, tel qu’il est compris habituellement, solipsistique, abandonnant toute perspective qu’un « sentir », un « goûter », un « voir », un « entendre », un « parler », un « penser », un « rencontrer », puisse être pris sérieusement pour une réalité ; car ces autres modalités de perception ne seraient – comme on le voit dans les paradigmes de recherche conventionnels – que des émergences secondaires (des phénomènes non significatifs) issues d’une réalité subjective dépourvue de monde et de Je : issues de la nuit, où tous les chats sont gris… et où il n’y a personne qui puisse percevoir que les chats sont gris.

… à un Je dialogique !

L’organe de perception archétype que Steiner indique présuppose au contraire un Je « dialogique », c’est-à-dire – en terme de représentation du Je – non pas un point ténébreux mais au contraire lumineux, rayonnant. Ce Je est un centre de lumière qui veut et peut engendrer dans l’instant un espace infini et présent, une sphère infinie, présente et actuelle en vue de la rencontre avec d’autres êtres. Et le Je étranger, dont l’organe de perception archétype reconstitue une image intérieure au présent, est également un point spirituellement éclairant, un centre spirituel qui veut se manifester ; sans cela il serait impossible pour un autre Je d’en actualiser l’image. En d’autres termes : les Je qui se rencontrent dans la perception sont à la fois semblables et étrangers. Ils sont semblables parce que tous deux sont spirituellement des centres de lumière ; ils sont étrangers et différents parce qu’ils expriment cette similitude de façon unique et individuelle.

Cette conjonction paradoxale d’identité et d’altérité indique aussi que ces Je se rencontrent à l’intérieur d’une sphère transcendant espace et temps, infinie dans son actualité présente[6]. Dans cette sphère, tous les points – tous les Je – sont instantanément centres, et chaque point est instantanément, dans la manifestation de soi-même et présent dans son infinité spirituelle, la manifestation de chaque autre point aussi bien que de la totalité ; il n’existe pas, dans cette sphère, d’entre deux séparateur, et rien n’entrave la présence d’un courant de lumière et de chaleur infini et conscient. Cependant, l’unité immédiate de toutes les parties constituantes de la sphère, née de ces courants infinis dans le présent, ne peut pas être statique, ce qui impliquerait une disparition des points dans le centre. L’unité doit être comprise au sens absolument dynamique, comme un archétype du rythme, de l’harmonie, de la respiration. Cette unité est la réunion vivante d’une concentration-intériorisation-inspiration et d’une expansion-extériorisation-expiration infinies et présentes. Cette union, au-delà de l’aspect intérieur ou extérieur, par-delà identité et altérité, peut être perçue comme l’archétype de toute résonance génératrice de communauté, de tout échange « qui sonne juste », de toute compréhension authentique. La rencontre entre des êtres-Je, qui s’opère par l’archétype d’un organe de perception qu’évoquait Steiner, peut être vécue dans le présent car cette cette unité spirituelle apparaît jusque dans le psychique et le corporel physique.

Le sens du Je et le cœur

Un autre Je, c’est-à-dire un être spirituel dépassant l’élément corporel et psychique, rencontre mon Je depuis un infini spirituel présent. Mon Je peut percevoir l’autre Je de sorte que son image s’actualise en moi. La perception de cette image surpasse les gestes, les paroles, les pensées que l’autre peut manifester. Ici s’annonce un « sens du Je » – que Rudolf Steiner ne saisit pas encore en tant que tel dans le livre Anthroposophie, mais qu’il introduira dans ses explorations ultérieures de l’organisme sensoriel. La description de l’archétype d’un organe de perception, au départ de nos réflexions, indiquait déjà la présence de ce sens qui ne s’explique et se comprend que par une activité permettant à un Je de percevoir un autre Je et toutes les manifestations qui lui sont propres. Cette « image » de l’autre Je ne peut se comprendre avec le concept classique d’« image » impliquant frontalité, limite et occultation. L’image est ici, au contraire, une présence réelle et active du Je, comme centre spirituel dans un autre Je. Une présence qui, car elle est présence « spirituelle », ne restreint pas la liberté : elle ne concerne pas le Soi psychique qui pourrait projeter et accabler l’autre par ses sympathies et ses antipathies personnelles.

La présence du Je dans l’autre Je résulte du fait que le Je qui l’accueille peut se répandre activement et infiniment en tant que chaleur et lumière spirituelles, offrant à un autre Je la possibilité de se manifester et de se révéler inconditionnellement. La volonté consciente de cette effusion de soi et la présence de l’image d’un autre Je qui en découle, peut à bon droit être considérée comme l’archétype de toute perception créatrice : une perception dans laquelle un autre Je peut se générer à travers moi comme une manifestation authentique, en tant qu’image nouvelle et véritable de son être. Cette forme de perception, on peut à bon droit la considérer comme la substance et l’essence même de l’amour. On peut identifier l’organe qui lui correspond : le cœur. Lorsque l’on prend conscience de notre essence spirituelle, on peut ressentir le cœur comme un organe de perception archétypique. En d’autres termes : la formulation de Steiner qui nous a servi de point de départ montre que l’organisme sensoriel humain voudrait devenir, par l’activité du Je, un organisme de la nature du cœur.

L’organisme sensoriel, organisme de la nature du Je

L’ouvrage Anthroposophie peut être interprété comme une tentative de comprendre l’organisme sensoriel dans la perspective d’une dynamique présupposant l’existence du Je en tant que centre de lumière et un « être-cœur », de nature spirituelle. On peut considérer cette dynamique comme implicite dans le quatrième chapitre de cet écrit[7]. En partant de l’expérience du Je et du Je sous-jacent à cette activité en tant que Je rayonnant, en tant qu’être de lumière, l’activité de tous les sens y est en effet caractérisée de la façon suivante :

I. Dans les sens corporels de proprioception (sens du toucher, sens de la vie interne, sens du mouvement propre et sens de l’équilibre), le Je rencontre les autres êtres en faisant l’expérience « de son propre épanouissement physique intérieur »[8]. Il s’agit là d’un rayonnement du Je qui n’atteint que la limite, le contact avec l’autre être, pour refléter sa propre essence et provoquer une perception sensorielle de l’intérieur. Autrement dit, le Je est ici comme centre spirituel qui fait avant tout l’expérience de lui-même ou, plus précisément, de son propre « être » comme centre des perceptions.

II. Dans les sens intermédiaires, psychiques (sens de l’odorat, du goût, de la vue et de la chaleur), se produit par contre « un courant s’écoulant du monde extérieur dans les expériences-Je »[9]. Le Je rencontre ici les autres êtres en tant que Soi plutôt passif dans lequel l’autre être « s’introduit »[10] pour ainsi dire, jusqu’au niveau du sens de la chaleur, qui produit un équilibre entre l’intérieur et l’extérieur. Dans les sens intermédiaires, le Je rencontre d’autres êtres sur un mode où l’activité des autres êtres prédomine. Tandis que, par les sens inférieurs, le Je façonne une sphère intérieure de lumière, ce sont ici des centres de lumière extérieurs qui pénètrent dans le Je, sans que puisse se former un équilibre conscient, une dynamique sphérique parfaite.

III. Dans les sens spirituels (sens de l’ouïe, du langage et du concept[11]), au contraire, le Je se déploie dans le monde extérieur, « comme une transposition des expériences-Je vers l’extérieur »[12]. Ceci se passe de sorte qu’un équilibre se crée entre l’activité du Je et l’activité des autres êtres, dépassant l’intérieur et l’extérieur. Le Je tout autant que les autres êtres peuvent révéler ici leur individualité sans entrave. C’est le plan où l’activité-Je rencontre les autres êtres en tant que centres de lumière dans une sphère de nature spirituelle. En s’exaltant dans cette présence, cette activité mène à la rencontre dans la sphère du Je, rencontre d’être à être, entre Je qui peuvent s’aider mutuellement à se manifester de façon harmonieuse dans l’élément terrestre, en tant qu’êtres doués de psychisme et de corps.

Le quatrième chapitre du livre Anthroposophie montre que Steiner considère tous les sens et les perceptions, à commencer par le toucher, comme des tendances vers la rencontre entre êtres-Je. Ceci renverse les façons courantes de penser le sujet. Plus ou moins consciemment, le Je est habituellement compris – dans son lien à l’organisme sensoriel – comme une somme d’expériences d’ordre tactile interprétées en termes de stimulations et de réflexes. L’anthroposophie des sens implique une révolution de la perception.

Quel avenir pour la perception ?

C’est là que l’ouvrage inachevé atteste de la force de cette tentative de Steiner. Elle permet d’éprouver l’anthroposophie comme un exercice, comme une exploration de la perception sensorielle, dans la présence et à la lumière du Je. Le développement actuel du numérique montre l’urgence de la révolution des sens indiquée dans Anthroposophie. Les formes de ce développement numérique montrent le remplacement extrêmement rapide de la perception sensorielle humaine – et de la forme de conscience qui lui est liée – par des processus numériques et virtuels. Plus ce remplacement progresse, plus l’organisme sensoriel est compris, non comme un organisme porteur d’un Je véritable, mais comme un organisme objet d’impacts tactiles, de stimuli et de purs réflexes. Chaque être humain sans préjugé peut percevoir le résultat de cette substitution : affaiblissement des forces de volonté et d’initiative, amoindrissement de la présence du Je et du sentiment de liberté, diminution de la complexité et de la subtilité dans les perceptions physiques et psychiques. La personne risque ainsi d’être réduite à un sujet purement psychosomatique, de plus en plus coupé de sa nature spirituelle.

Anthroposophie est peut-être l’ouvrage le plus difficile de Rudolf Steiner, et ceci ne tient pas tant à son aspect inachevé qu’au fait que le chemin qu’il y caractérise ne peut être perçu que dans la chaleur et la lumière de la présence voulue d’un Je. C’est pourquoi son style est provocant : chaque mot ne veut pas simplement être reçu par le lecteur, mais aussi, dans un « drame de la perception », co-créé, co-modelé, co-façonné. Que cet ouvrage soit associé précisément au nom même d’anthroposophie, souligne l’actualité de la sophia, de la sagesse, à laquelle ce nom se rapporte. Il s’agit de l’urgence d’une « sagesse qui dise l’humain »[13], cherchant à le percevoir dans la présence volontaire du Je. L’écrit Anthroposophie n’a pas besoin d’être achevé ; car l’achèvement renverrait au passé. Il montre un chemin à parcourir de façon créative, comme une nouvelle naissance à chaque instant de perception, en tant que présence dans la lumière du Je.

Ce n’est pas une intelligence artificielle qui doit s’exprimer : elle ne peut se nourrir que du passé. Seul l’être humain peut vouloir et engendrer – pour lui et pour la planète – le langage d’un véritable avenir.

Ce texte se base sur une conférence qui a été tenue dans le cadre du congrès « De la métamorphose des sens », organisé par la section des belles-lettres. Les problématiques du congrès pourront être approfondies prochainement avec les organisatrices et autres personnes intéressées.

Article initialement paru dans Das Goetheanum, 25-26, 21 juin 2019.

Illustration : Alo Altripp (Friedrich Schlüssel (1906-1991)), Sans Titre, 1982, les méditations peintes.

Traduction : Aurélie Bourdot et Vincent Choisnel


[1] Steiner Rudolf, Anthroposophie, un Fragment, GA 45, éditions Triades, p. 115.

[2] Steiner Rudolf, conférence du 22 juillet 1921, in Le Devenir humain, Âme et Esprit de l’univers, GA 206, Éditions anthroposophiques romandes.

[3] Solipsisme : terme de philosophie : « Attitude du sujet pensant pour qui sa conscience propre est l’unique réalité, les autres consciences, le monde extérieur n’étant que des représentations. » Site du Centre national des ressources textuelles et lexicales : www.cnrtl.fr [NDT]

[4] Wittgenstein Ludwig, Tractatus logico-philosophicus, 5.64 et 5.641.

[5] Une explication de cette sphère, qui jusqu’à présent était absente dans les sources relatives au sujet, se trouve dans Das Ich und das Gute. Ansätze einer Licht-Philosophie in Anknüpfung an Novalis und Platon, « Perspecktiven der Philosophie », 40, 2014 (Le Je et le Bon. Approche d’une philosophie-lumière en lien avec Novalis et Platon, ouvrage non traduit).

[6] Steiner Rudolf, Anthroposophie, un Fragment, GA 45, éditions Triades.

[7] Op. cit., p. 67.

[8] Ibid.

[9] Ibid.

[10] Selon les traductions, parfois « du son » et – le plus souvent sans doute – resp. : « de la parole » ou « du langage », « de la pensée » ou « des pensées », NDT.

[11] Ibid.

[12] Steiner Rudolf, GA 115, conférence du 23 octobre 1909, in Anthroposophie, Psychosophie, Pneumatosophie, Éditions anthroposophiques romandes.

Né en 1971 à Catanzaro (Italie), est professeur d'histoire de la philosophie ancienne à l'université d'Udine et professeur au sein du Master « Consulenza Filosofica di Trasformazione » de l'université de Vérone. Dans la recherche et l'enseignement, il approfondit les aspects de la philosophie orientés vers la transformation de la pensée et de l'action individuelle et peuvent rendre le philosopher perceptible comme un seuil vers une expérience contemporaine du spirituel.

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