Le vendredi précédant la Saint-Michel, Ha Vinh Tho a franchi le seuil du monde spirituel. La nouvelle m'est parvenue lors du World Goetheanum Forum qui s’est tenu à Sekem, en Égypte. Le désir profond de faire mes adieux à ce grand maître et très cher ami m'a conduit d'Égypte à Vevey, au bord du lac Léman, où sa dépouille était exposée auprès de sa famille. Si le corps physique de Tho était réduit à l'essentiel, son expression avait quelque chose qui dépassait sa personne. Alors que, durant la vie, les expressions du visage, les sentiments et les expériences du moment sont au premier plan, quelque chose d'intemporel devient visible après la mort. Je n'avais jamais aussi clairement perçu en sa présence ce que j'ai vu alors. Ses traits reflétaient la vivacité, la compassion, la chaleur, la force, la profondeur, la clarté et la générosité. En parallèle, on pouvait percevoir un être qui, de son vivant, avait déjà largement surmonté les clivages et les divisions : Tho, à côté duquel j'étais assis, présentait à la fois des traits masculins et féminins, un aspect oriental et occidental. Était-il un homme ? Une femme ? Était-il asiatique ? Européen ? Il portait en lui des éléments orientaux et occidentaux. Il vivait déjà très au-delà des identités de groupe liées à la Terre et au peuple. Tho était un homme appartenant au monde, comme il en existe peu. Sa vie unissait ce qui est généralement dissocié : l'Orient et l'Occident, l'intérieur et l'extérieur, le moi et toi, mais aussi la victime et le bourreau, l'ami et l'ennemi, la matière et l'esprit, la vita activa et la vita contemplativa.
Méditation et vie active
Quand une personne est porteuse de telles missions, beaucoup de choses dépendent du fait qu'elle rencontre les bonnes personnes sur son chemin, que la vie la place au bon endroit, au bon moment, et lui confie des tâches qui lui conviennent. La vie de Tho est riche de nombreux événements à travers lesquels un lieu, une personne, un travail ont ouvert un nouveau chapitre, permettant ainsi de créer, pour lui et le monde, quelque chose qui n'aurait pas été possible autrement.
Je souhaite revenir ici sur quelques aspects de sa biographie : Tho est né en France en 1951. Le Vietnam, pays natal de son père, fut le théâtre, entre 1955 et 1975, d'une guerre par procuration entre les superpuissances, au cours de laquelle l'Est et l'Ouest, le capitalisme et le communisme, deux visions opposées de l'être humain et de la société, s’affrontèrent dans des combats sans merci. Son père était diplomate. Tho découvrit ainsi, dans sa jeunesse, des pays, des cultures, des modes de vie et de pensée très divers. Il suivit l'essentiel de sa scolarité et de ses études supérieures à Paris, où il obtint un doctorat en sciences de l'éducation.
Lors d'un voyage en Suisse, il se rendit au Goetheanum, à Dornach. Il y ressentit quelque chose de fascinant. Il décida alors d'y étudier. Son regard s'arrêta sur les cours proposés, notamment sur le mot « eurythmie », qui lui semblait prometteur, et son projet d'études se concrétisa rapidement. Il devint eurythmiste thérapeute et travailla dans le domaine de la pédagogie curative, où il créa rapidement, puis dirigea ses propres établissements. Il vit un jour une annonce du Comité international de la Croix-Rouge qui recrutait un directeur pour son Académie internationale. Tho posa sa candidature et fut accepté. La Croix-Rouge l'envoya dans des zones de tension et de guerre, au Darfour, au Bangladesh et au Pakistan. Il y fut témoin d'une souffrance humaine incommensurable, mais aussi de la capacité fascinante des êtres humains à libérer des forces surhumaines pour surmonter les douleurs et les détresses les plus grandes.
« Je me suis rendu au Pakistan en 2005, après le grand tremblement de terre. Ce fut à la fois le moment le plus triste et le plus encourageant de ma vie. Le séisme s'était produit pendant le temps scolaire et de nombreux parents avaient perdu leurs enfants. Les gens s'entraidaient autant qu'ils le pouvaient. Même dans la détresse la plus profonde, ils partageaient encore ce qu'ils avaient. Depuis, je sais de quoi les êtres humains sont capables. Nous pouvons rendre le monde meilleur. »1
Les collaborateurs de la Croix-Rouge se rendent dans des zones de tension, apportent leur aide lors de catastrophes, de guerres et de situations d'urgence. Ils doivent faire preuve d’empathie, aider, sauver, servir de médiateurs, sans prendre parti, sans se laisser aller à la pitié, à la haine ou au désespoir. Dans le cadre de ses missions humanitaires Tho aida des milliers de personnes à trouver leur voie, à porter secours et, face au mal, à rester ou à devenir des êtres humains.
Eurythmie thérapeutique, pédagogie curative, Institut supérieur de la Croix-Rouge…, tout cela pourrait suffire pour une vie bien remplie au service de l'humanité. Mais le chemin de Tho le conduisit plus loin. Il considérait le système dans lequel nous vivons aujourd'hui comme « irréaliste, car ne répondant pas aux besoins de la majorité des êtres humains et de la planète ». Le développement économique, le progrès technique, la recherche du pouvoir et du profit sont partout au centre des préoccupations. La croissance économique est devenue une fin en soi. La Terre et l'humanité, la quête de sens et le climat en souffrent. L'humanité doit changer radicalement de voie si elle veut encore avoir un avenir.
S’ouvrit alors à Tho, une nouvelle fois, une porte donnant sur le parcours historique de l'humanité. Il était prêt, capable et apte à assumer la tâche qui s'offrait à lui. Le Bhoutan, ce royaume himalayen d'une grande beauté qui n'est pas encore tombé sous l'influence des superpuissances, a choisi une voie différente de celle du reste du monde. Ce n'est pas la croissance matérielle (en termes monétaires) qui doit être au centre des préoccupations, mais plutôt le bonheur des êtres humains. Depuis le XVIIIe siècle, le bonheur de la population est l'objectif premier de la Constitution de ce pays, avec toute la rigueur que cela implique : « Si le gouvernement ne peut assurer le bonheur de son peuple, il n'y a alors aucune raison pour que ce gouvernement existe », y est-il stipulé.
Le quatrième roi du Bhoutan, Jigme Singye Wangchuck, décida alors de placer cet objectif au centre de ses préoccupations. Le produit national brut (PNB), cet indicateur (et ce fétiche) du développement recalculé chaque année dans tous les pays du monde, devait céder la place au bonheur national brut (BNB). Il créa un institut et rechercha des personnes dont la mission serait de trouver comment mesurer, évaluer et surtout augmenter le bonheur des habitants. Cette quête mondiale le conduisit à Tho, qui prit la direction du Gross National Happiness Center au Bhoutan, une tâche pionnière à l’échelle de toute l'humanité. Car le Bhoutan n'est pas resté seul. Secoués par les crises, les contradictions et les résultats désastreux d’une politique de développement abstraite et basée sur les chiffres, de plus en plus de pays envisagent de modifier les critères et les objectifs de leur développement. Car si la justice sociale, la paix, le bonheur, la cohésion et la responsabilité envers le climat et la Terre ne deviennent pas les principaux objectifs du développement politique et économique, nous continuerons à passer à côté de ces valeurs. Même si aucun pays ne le fait de manière aussi cohérente que le Bhoutan, un nombre croissant d’États modifient actuellement leurs Constitutions, leurs objectifs, leurs critères et leurs indicateurs dans ce sens. Tho développa des références, des normes et des instruments permettant de placer le progrès extérieur et intérieur, l'harmonie avec soi-même, avec ses semblables et avec l'environnement au centre du développement. Il fut de plus en plus souvent invité à devenir l'ambassadeur mondial de cette impulsion.
Tho était anthroposophe et bouddhiste, tout comme Ibrahim Abouleish était anthroposophe et musulman. Tous deux ont démontré que l'anthroposophie repose sur la réalisation d'une véritable union avec l'esprit, ce qui la rend compatible avec toute religion authentique. Il a cultivé cette union pendant cinquante-six ans dans sa méditation quotidienne, devenant ainsi, pour beaucoup, un maître de premier plan.
Tho est décédé le 26 septembre, peu avant la Saint-Michel et son soixante-quatorzième anniversaire. Il fut un rassembleur mondial. Dans son être, sa vie et son œuvre, il a réuni ce qui est habituellement divisé : l'Orient et l'Occident, l'intérieur et l'extérieur, le moi et le toi, la Terre, l'homme et l'esprit.
Adaptation française :
Jean Pierre Ablard & ÆTHER X
Source :

Voir aussi sur Youtube :
(en allemand)
Notes :
1 | Ha Vinh Tho, Der Spiegel, 20 mars 2018.



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