Vingt comédiennes et comédiens joueront ensemble le Faust de Goethe au Goetheanum en octobre, en dialogue avec de l’eurythmie. Comment forme-t-on un ensemble avec autant d’artistes ?

Andrea Pfaehler : Nous répétons en vue de la première, prévue le 10 octobre 2025. Pour chacun et chacune, c’est un chemin unique, infiniment varié. Et pourtant, nous poursuivons tous un même but. C’est un mystère : que nous nous retrouvions ensemble, à la représentation, alors que nous empruntons tant de chemins divers. Non seulement chaque parcours est personnel, mais le rythme de ce voyage l’est aussi. Pour filer la métaphore : même le mode de transport emprunté pour ce voyage est différent pour chacun.

Y a-t-il aussi des sursauts dans ce parcours ?

Oui, pendant les répétitions, mais curieusement aussi dans les moments où le travail est au repos et intériorisé. Les scènes continuent de se développer. Il faut faire confiance à ce processus, même si l'on ne peut pas prévoir ce qui se transforme intérieurement. Il n’y a pas de certitude.

Qu’est-ce qui te donne confiance ?

Il m’arrive, moi-même, d’être un peu perplexe : d’où vient ce socle sur lequel nous nous tenons ? Par moments, les questions et les défis de cette mise en scène fleuve (neuf heures de théâtre) semblent s’accumuler à l’infini : ici, quelque chose manque ; là, un élément fait défaut. Mais je crois que la confiance naît de deux sources. D’abord, de ce que chaque acteur, chaque actrice porte en soi : un véritable trésor intérieur. Et puis, du Faust de Goethe lui-même, de cette œuvre immense qui nous soutient, nous élève. Nous ne partons d’ailleurs pas de rien : cette nouvelle distribution s’appuie sur la mise en scène de 2020, qui nous sert de fondement vivant.

Quelque chose donne donc confiance, et le travail d’ensemble, lui, consiste justement à se donner mutuellement confiance, n’est-ce pas ?

Répéter, pour les comédiens, c’est se dévoiler entièrement. Ils donnent tout ce qu’ils ont en eux à ce moment-là. Et cela n’est possible que dans un espace de confiance : un « oui » réciproque et profond. En tant que metteuse en scène, je vois dans quelle direction cela pourrait se développer. Mais ce qui compte pour moi, c’est d’être entièrement ouverte à chacun, car c’est de lui, d’elle, que naît le jeu. C’est cela, pour moi, le travail de mise en scène : créer, par le dialogue, par l’écoute et le regard partagés, les conditions dans lesquelles chacun peut déployer son potentiel. Je suis d’ailleurs très heureuse de la collaboration avec Rafael et l’ensemble d’eurythmie, c’est un véritable enrichissement.

Il s’agit de confiance mutuelle : entre les comédiens, mais aussi envers moi. C’est précieux de voir la force dans chacun et de ne rien exiger qui puisse blesser. Cela me demande aussi de la confiance en moi-même. Je dois croire que cela va se faire. C’est un espace de confiance, et c’est pourquoi il est si délicat que quelqu’un assiste à une répétition sans y être impliqué. Car celui ou celle qui entre ainsi, même avec bienveillance, s’attend (et c’est bien compréhensible) à voir un résultat. Il ou elle regarde, dans une attente de performance. Et c’est délicat, car chaque répétition n’est qu’un pas sur le chemin, et en aucun cas un aboutissement. C’est un chemin dont on voit certainement briller l’horizon, mais qu’il ne faut surtout pas prendre pour un but déjà atteint. Il s’agit de toujours le garder en vue, sans le nommer trop tôt, au risque, sinon, de perdre l’alchimie de l’instant présent.

Quel rôle jouent les erreurs dans la recherche de l’expression juste ?

La vérité, c’est que l’on ne peut pas faire d’erreur ! Il n’y a pas d’erreur en répétition. Tout est ouvert. Quand la dynamique, la pensée, l’expression et l’action s’accordent, alors c’est juste. Le travail consiste à recréer cela sans cesse, pour aller plus loin, plus profondément, plus précisément. C’est ainsi que, dans le meilleur des cas, les répétitions mènent jusqu’à la représentation.

Chaque répétition serait donc une représentation ?

Il n’est écrit nulle part ce qui serait « juste ». Le juste naît de l’instant. Et cet instant sera un peu différent demain. Ce qui reste immuable, c’est le texte. C’est notre boussole. Mais la manière de le jouer (le ton, l’intensité, le mouvement intérieur) ne relève pas du vrai ou du faux. On ne fait vraiment d’erreur que si l’on croit déjà savoir à l’avance ce qu’il faut faire. Au théâtre, c’est autre chose. On peut dire : « C’était un peu trop… » ou « Ici, ce serait bien d’alléger… ». Mais cette logique habituelle (une bonne ou une mauvaise action théâtrale) n’existe pas sur scène.

Et pourtant, il arrive qu’en art une expression surgisse avec une justesse telle qu’elle s’impose d’elle-même ; comme si, dans la pleine liberté, quelque chose de nécessaire se révélait. N’est-ce pas cela, le miracle de l’art ?

Oui, sans doute, en tout cas pour le public. Mais pour l’artiste, il y a toujours plusieurs possibles, car rien n’est figé. Peut-être pourrait-on dire : tant que je ne me suis pas intérieurement engagé jusqu’au point de mourir pour que ce soit le ton juste, le miracle ne peut advenir. En vérité, je fais tout pour que ce soit « précisément cela ». Mais je ne le sais qu’au moment où cela se produit. C’est là que réside la grande liberté du théâtre. Peut-on vraiment dire : « La forme n’était pas tout à fait juste » ? La justesse, ici, se situe dans une strate plus profonde : celle de l’âme. Dans la scène de la prison, par exemple, chaque réplique de Gretchen soulève cette question : « Depuis quelle strate intérieure parle-t-elle en cet instant ? ». Mon rôle, c’est d’offrir aux comédiens de quoi nourrir cette recherche, pour qu’ils puissent s’approcher de cette strate en eux et jouer à partir d’elle. En plus de maintenir une ligne, de donner une impulsion, ma tâche consiste à créer une atmosphère de confiance qui invite à explorer l’intime et à repousser les limites du geste artistique.

C’est une redécouverte mutuelle, en somme ?

Oui, je l’espère en tout cas. Je peux avoir une vision précise d’une scène, de la relation entre les personnages, tout ce travail de conception est nécessaire pour moi ; mais quand Gretchen, Faust ou Méphisto se mettent à jouer sur scène, les choses deviennent alors toutes autres. Les idées servent, bien sûr, à quelque chose, les discussions sont précieuses, mais la manière dont la scène se déroule se nourrit d’une source plus profonde.

Y a-t-il des moments où tout semble s’effondrer ?

Oui, parce que le présent est si puissant. Si, pendant une répétition, les choses prennent une autre direction que celle que nous avions envisagée sur le plan dramaturgique, la question se pose : devrais-je m’exclamer : « Non, ce n’était pas ce que l’on avait prévu » ou bien « Oui, continue dans cette direction et vois où cela te mène » ? J’encouragerai toujours les acteurs et les actrices à suivre leurs élans. Je suis reconnaissante des impulsions, des propositions et quand il ou elle puise dans ce qui jaillit de l’intime à ce moment-là. C’est ainsi qu’ils peuvent être pleinement artistes. Il y a déjà tant de contraintes : le costume, le rôle, la pièce qu’ils ou elles n’ont pas choisie… Et puis, il y a cette liberté (unique !) qu’est la répétition, le jeu. Là, ils sont pleinement libres, dans l’instant du jeu.

Et toi, que leur donnes-tu dans l’instant ?

Mon attention, pleinement. Je pose des questions, je les accompagne dans l’exploration de leur monde intérieur. Parfois, je raconte une histoire, ou j’éclaire le sens d’une scène. Même les chaussures ou les vêtements d’un personnage ont leur importance. Et puis, il y a mon livret, annoté en 1907. Une actrice jouait Gretchen il y a cent ans, à sa manière. Elle a souffert, cherché, trouvé, à sa manière… Le texte était le même. Voilà qui dit l’éternité du Faust. Et à cet éternel, nous faisons don de notre présent.

Faut-il un troisième souffle, au-delà de l’acteur et du texte, pour que l’alchimie opère sur scène ?

Je ne sais pas si c’est le lieu pour en parler, mais après chaque représentation, je remercie mon père disparu. J’ai l’intuition que ce qui se passe ne dépend pas seulement de nous, que la réussite ou l’échec ne sont pas entièrement de notre ressort. En répétition, nous sommes dans l’effort, dans le combat – c’est la part humaine. Mais le soir venu, sur scène, il se produit autre chose. Il faut une grâce, une force qui vient d’ailleurs. Je pense alors à Un violon sur le toit, quand la fille de Tevye épouse son cher Mottel : « Merci, papa. »


Faust 2025 au Goetheanum

Les 10 et 12, 18 et 19, 25 et 26 octobre.

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faust.jetzt

Mise en scène : Andrea Pfaehler
Eurythmie : Rafael Tavares
Assistante à la mise en scène : Isabelle Fortagne
Dramaturgie : Wolfgang Held
Musique : Balz Aliesch
Lumières : Thomas Stott / Dominique Lorenz
Scénographie : Nils Frischknecht
Costumes : Julia Strahl


Adaptation française

Camille Ablard & ÆTHER X

Source

Faust - Dem Ewigen Gegenwart schenken
Für die ‹Faust›-Inszenierung am Goetheanum laufen jetzt die Proben. Was ist das für ein Entwicklungsraum? Ein Gespräch von Wolfgang Held mit Andrea Pfaehler,