Franchir les seuils et les frontières faisait partie de ses habitudes. Nicanor n'a jamais cherché à fuir les formes puissantes du mal qui traversent notre monde vacillant au bord du gouffre. Ils les a sondées, bravées, combattues, analysées et affrontées, dans un effort résolu pour défendre le bien et ouvrir la voie à la liberté, au droit et à la socialité.
Il a franchi de nombreuses frontières : celles des pays, des coutumes, des modes de pensée, des domaines de spécialisation, des prétentions au pouvoir, de ce qui est autorisé par les puissants et de ce qui est convenu. Il est devenu source d'encouragement, pionnier et modèle pour de nombreuses personnes partout dans le monde.
Cet agronome a lutté contre les centrales nucléaires, les pesticides et la destruction progressive de la Terre et de l'être humain par une agriculture chimique et industrialisée.
Né le 10 janvier 1950, il avait dû quitter les Philippines, son pays natal, alors sous contrôle du dictateur Ferdinand Marcos. Ce n'est qu'après la mort de ce dernier qu'il put y retourner. Il a alors commencé à organiser la résistance contre la dégradation des conditions de vie et à s'engager en faveur d'alternatives viables pour l'ensemble de la société. Il a ainsi fondé le Center for Development Alternatives (CADI), en faveur d'une agriculture écologique et d'un développement durable, ainsi que Lifebank, système bancaire destiné à assurer la survie des petits agriculteurs. Une autre étape importante a été le développement d’un partenariat trisectoriel réunissant société civile, État et monde des affaires.
Au cours de ses dix dernières années, Nicanor a décidé de s'attaquer, avec toute son énergie, aux forces qui se cachent derrière la numérisation du monde et ce que l'on appelle à tort « intelligence artificielle », et de s'opposer à leur prise de pouvoir. Il a longtemps séjourné aux États-Unis et y a mené des recherches, principalement dans la Silicon Valley.
Nicanor s'est particulièrement intéressé aux qualités humaines que nous pouvons développer et opposer aux forces des machines, afin de les maîtriser et de ne pas leur être soumis.1
Il est rapidement devenu un militant écologiste majeur, non seulement aux Philippines, mais aussi à l'échelle de la planète, une figure clé de la lutte pour une mondialisation participative à tous les niveaux de la société. Ses conférences ont suscité un intérêt international et ses livres ont été lus dans de nombreux pays.
Il est resté actif dans le monde entier aussi longtemps qu’il a pu. Nous nous sommes rencontrés dans le cadre de notre engagement commun en faveur d'une réforme sociale fondamentale dans l'esprit de la tripartition sociale et je l'ai invité en 2019, au nom de la section des sciences sociales, au grand « « congrès sur l'avenir ‹ organisé à l'occasion du centenaire de la tripartition.
Si nous nous rencontrions moins souvent, nous nous sentions d'autant plus proches spirituellement. Nicanor était, tout comme chaque facette de son travail, profondément imprégné de l'anthroposophie de Rudolf Steiner et de son concept de tripartition de l'organisme social.
Je souhaite, à travers cet hommage, mettre une nouvelle fois en valeur une idée essentielle de l’approche très personnelle qu’avait Nicanor de la tripartition. Il défendait une conception globale, moderne, dynamique et intégratrice de la tripartition. Il voyait dans la société civile, connectée à l'échelle locale et mondiale depuis seulement le dernier tiers du XXe siècle, l'acteur décisif du changement. « Cette société civile, écrivit-il, est la plus importante innovation sociale du XXe siècle. Elle revêt une importance comparable à celle de la création des États-nations au début du XVIIe siècle ou à l'émergence des économies de marché modernes au XVIIIe siècle. »2 Cette troisième force équilibrante entre État et marché est la seule qui permette qu’émerge un processus vers une tripartition sociale de la politique, de la culture et de l'économie, processus qui, sinon, serait unilatéral et déformé sous l'influence d’une mondialisation néolibérale qui accorde la suprématie au marché et asservit les autres domaines.
Nicanor estimait qu'une réflexion approfondie et une présentation consciente de cette nouvelle tripartition étaient nécessaires pour que la société civile puisse prendre conscience de son influence et de son rôle indépendant en tant que force culturelle et sociale. Dans la mesure où cela se produit, une tripartition consciente émerge, qui peut évoluer à mesure que la société civile se développe et présente ses alternatives pour l'ensemble de la société.3
Au cours des dernières années, Nicanor Perlas s’est de plus en plus mobilisé en faveur d’une mondialisation qu’il concevait aussi comme une mission spirituelle. Ses impulsions ont été remarquées dans le monde entier et ont dynamisé de nombreuses personnes et initiatives.
Nicanor a été récompensé à maintes reprises pour son travail à l'échelle mondiale. Membre du Club de Budapest et conseiller pour le développement durable auprès des Nations unies, il a reçu en 2003 le Right Livelihood Award, prix Nobel alternatif, pour « ses contributions exceptionnelles à l'éducation de la société civile sur les effets de la mondialisation et sur la manière dont des alternatives peuvent être mises en œuvre ».
Nicanor Perlas a déjà franchi, pour nous tous, de nombreux seuils. Il a franchi le seuil du monde spirituel à Bulacan (Philippines) à l'aube du jeudi 14 août 2025. Merci, Nicanor, pour ton œuvre, merci pour ta présence sur Terre ! Nos pensées et nos vœux accompagnent ta grande âme dans son voyage.
Adaptation française
Jean Pierre Ablard & ÆTHER X
Source

1 | Nicanor Perlas, Humanity's Last Stand: The Challenge of Artificial Intelligence, A Spiritual-Scientific Response, Temple Lodge Publishing, 2018.
2 | Nicanor Perlas, La société civile, le 3e pouvoir. Changer la face de la mondialisation, Yves Michel, 2003.
3 | Ibid.
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