Louis Defèche : Pourquoi dis-tu dans ton livre que l'Europe est en déclin ?

Martin Bernard: Les États européens sont arrivés à un constat d'échec au moment de la Première Guerre mondiale, puisqu'ils n'ont pas réussi à éviter ce massacre. Ils l'ont même provoqué. Oswald Spengler (1880-1936) considère que la Première Guerre constitue un marqueur qui révèle les ferments du déclin dans la civilisation européenne. Et aujourd'hui, ces mêmes structures existent encore. Elles essayent d'organiser la société et sont aux prises avec des défis auxquelles elles n'arrivent pas à répondre.

Perspectives géopolitiques

LD: Dans ton livre, tu soulignes l'influence américaine dans le destin de l'Europe au 20e siècle...

MB: Cela commence avec les dix points de Wilson qui posent un modèle de développement politique et sociétal pour l'Europe. Mais c'est surtout après 1945 qu'on assiste vraiment à une américanisation de l'Europe, avec le plan Marshall. Sous couvert de reconstruction, les pays européens sont contraints d'acheter américain et de développer une civilisation matérielle américaine. On constate clairement une américanisation pendant les 30 Glorieuses. Jean Monnet, qui était aux États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale, travaillait étroitement avec les responsables américains pour monter la structure européenne avec Schuman et d'autres. À la base de la construction européenne, il y a la volonté de rattacher l'Europe de l'ouest à la zone atlantique. D'autant qu'il y avait l'URSS de l'autre côté. On voulait à tout prix éviter que l'Europe occidentale tombe aux mains des soviétiques.

LD: Pourquoi le modèle américain ne serait-il pas bon ?

MB: Ce modèle a permis de développer une puissance militaire maritime qui a conquis le monde et une civilisation matérielle qui s'est répandue et a séduit une grande partie de la planète. Mais c'est aujourd'hui le pays d'Occident le plus en déclin. Emmanuel Todd le montre bien dans son dernier livre. On a des indicateurs démographiques qui sont catastrophiques pour un pays dit « développé ». Les infrastructures publiques sont en déliquescence. L'arrivée de Trump en est le symptôme. La population, notamment rurale, n'accepte pas cet état de fait avec tant d'inégalités flagrantes, encore plus qu'en Europe. De ce point de vue, les États-Unis ne sont pas un modèle à suivre.

LD: En même temps, l'Europe se reconnait dans une communauté de valeurs avec les États-Unis.

MB: Historiquement, c'est une même civilisation qui a évolué outre-Atlantique de manière particulière. Il y a cette idée des droits de l'Homme, de la démocratie, considérées comme des valeurs occidentales, européennes. Mais ce sont aussi les arguments phares des néo-conservateurs américains qui déguisent leurs projets militaires et leur impérialisme sous des atours démocratiques et droit-de-l'hommistes pour vendre aux populations des guerres qui ne seraient pas acceptées si elles étaient présentées telles qu'elles sont en réalité. Que ce soit en Irak, en Libye, en Syrie ou en Ukraine... Les Ukrainiens étaient d'accord pour signer la paix un mois après le début de la guerre et ont été empêchés de le faire par les Américains et les Anglais avec la promesse de les défendre, ce qui était illusoire. Ils se sont fait duper. L'idée réelle, c'est de contenir la Russie, de la déstabiliser. Il y les rapports de la Rand Corporation, par exemple, de 2019, qui détaillent exactement les différentes options pour contenir ou déstabiliser la Russie.

LD: Empêcher l'Europe de développer sa collaboration avec la Russie, c'est une stratégie anglo-saxonne très ancienne pour empêcher l'émergence d'une puissance eurasiatique potentiellement concurrente.

MB: Tout à fait ! Elle a été formulée par Halford Mackinder avec la théorie du Heartland au début du 20e siècle et c'est devenu le mantra stratégique des élites anglo-saxonnes jusqu'à aujourd'hui, avec des nuances évidemment.

LD: Et tout à coup, Trump revient en 2025. Comment perçois-tu cette rupture ?

MB: Il y a effectivement une rupture et des tensions profondes. Il faut voir comment ça évoluera. Dans son premier mandat, Trump a appliqué une ligne néo-conservatrice assez classique, avec des nuances un peu différentes. Il semble revenir à une forme d'Amérique du XIXᵉ siècle qui s'est construite sur des tarifs douaniers, sur une protection des frontières pour construire une industrie nationale, et se concentrer sur des problèmes internes : pour maintenir notre puissance, il faut restructurer en interne. On ne sait pas encore comment ça va évoluer dans les relations avec les alliés historiques. Par exemple, l'avenir de l'OTAN est en question.

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