La question de la guerre et de la paix préoccupe l’humanité depuis des millénaires. Lorsque le poète comique grec Aristophane écrivait sa pièce La Paix, il s’engageait déjà contre la guerre. On pourrait s’attendre à ce que la civilisation, grâce à son développement moral et technique, apprenne à éviter les guerres destructrices, mais ce n’est pas le cas.
Le 14 août 1898, la première conférence de La Haye voyait le jour. Le ministre des Affaires étrangères du tsar Nicolas II écrivait au pape Léon XIII et lui faisait part du projet d’une conférence internationale destinée à « mettre fin aux armements incessants et à chercher les moyens de prévenir les calamités qui menacent le monde entier ». Cette initiative donna lieu à d’autres conférences et projets visant à créer les conditions d’une paix mondiale. C’est ainsi que naquirent la Cour permanente d’arbitrage de La Haye, nouvelle institution destinée à éviter les guerres, et plus tard le Palais de la paix, où la Cour devait siéger. Le Palais de la Paix de La Haye, dont les ornements sont largement consacrés à Irène, déesse de la paix, fut inauguré en 1913. La même année fut également posée la pierre de fondation du Premier Goetheanum, autre bâtiment à vocation pacifiste. Mais ces projets importants n’ont pas empêché la Première Guerre mondiale d’éclater l’année suivante, suivie de la Seconde et de toutes les autres guerres qui se sont succédées jusqu’à aujourd’hui et se poursuivent : Afghanistan, Irak, Yougoslavie, Syrie, Yémen, Ukraine, etc.
Face à l’engrenage inéluctable de la violence, de la haine et de la destruction, un sentiment d’impuissance peut nous submerger. La guerre, ou simplement la menace d’une guerre, nous pose des questions existentielles. Au-delà des justifications ou des condamnations de tel ou tel camp, la guerre pose à l’humanité la question de l’humanité. Il est bien sûr important d’étudier les origines des conflits à travers l’évolution des relations diplomatiques, l’histoire de la formation des États ou même les différences de cultures et de religions, mais cela ne répond pas à la question de la guerre du point de vue global. Si nous adoptons le point de vue de l’humanité dans son ensemble, il ne s’agit plus d’accuser tel ou tel camp : nous nous sentons tous responsables et pressentons que des forces plus profondes sont à l’œuvre, qui portent en elles le potentiel de la guerre et dont elle n’est qu’un symptôme extérieur.
Les germes de la guerre
En mars 2022, lorsque la guerre éclata en Ukraine, le politologue, pacifiste et militant des droits de l’homme italien Riccardo Petrella écrivit ceci : « L’esprit de la guerre est intrinsèque à l’économie dominante. L’économie de marché financiarisée nous a éduqué à la guerre, à penser et à agir/participer aux guerres : du pétrole, du blé, de computers, des médias, de containers, des vaccins, des smartphones, des voitures, du riz, des bananes, des universités ; des réseaux, des brevets, de l’IA, de l’espace. La guerre est dans nos têtes, sous des formes et des mots variables : compétitivité, rentabilité, leadership, N°1, conquête de marché, résilience, adaptation, innovation…. »1
La philosophe française Simone Weil présentait en 1933 une analyse similaire dans ses Réflexions sur la guerre. Elle aussi considère que la société moderne est construite, par ses structures fondamentales, au service de la guerre. Pour elle, l’oppression de la classe ouvrière par les rouages de l’industrie capitaliste atteint son apogée dans la guerre. Avant même qu’elle ne fasse rage sur les champs de bataille, le germe de la guerre est posé dans les sociétés modernes et dans leur vie économique, dans la manière dont les hommes s’organisent et façonnent leurs interactions : « La guerre moderne diffère absolument de tout ce que l’on désignait par ce nom sous les régimes antérieurs. D’une part la guerre ne fait que prolonger cette autre guerre qui a nom concurrence, et qui fait de la production elle-même une simple forme de la lutte pour la domination ; d’autre part toute la vie économique est présentement orientée vers une guerre à venir. » 2
Dans son livre De l’esclavage et de la liberté de l’homme (1946), le philosophe russe Nicolas Berdiaev pointait également du doigt le potentiel de guerre non seulement du capitalisme, mais aussi du simple « nationalisme » : « Au moment où l’on proclame que la puissance de l’État et de la nation constitue la plus haute valeur, la guerre se trouve déjà virtuellement déclarée, tout est déjà préparé dans son éventualité, et cela tant au point de vue spirituel qu’au point de vue matériel, et la guerre peut éclater d’un moment à l’autre. » Et ce nationalisme est fortement ancré, aujourd’hui encore, dans l’esprit et les structures des États. Mais Berdiaev attire aussi l’attention sur une « atmosphère psychique » préparatoire à la guerre : « Le régime capitaliste sera toujours une cause de guerre, et derrière les gouvernements aux tendances pacifistes, il y aura toujours des marchands de canons et de gaz asphyxiants en train de préparer des guerres. La guerre a pour condition une certaine atmosphère psychique, qu’on peut créer de plusieurs manières, souvent imperceptibles. Même la crainte qu’inspire la guerre peut faire naître une atmosphère favorable à la politique guerrière. La crainte, la peur n’ont jamais un bien pour conséquence. »3
L’atmosphère de guerre due à la concurrence et aux luttes de pouvoir imprègne la société capitaliste, surtout lorsque s’y ajoutent des tendances nationalistes qui considèrent l’État comme la valeur suprême. Ces facteurs sociaux sont aujourd’hui répandus presque partout sur le globe. Mais au-delà des circonstances extérieures, il s’agit d’abord de la manière dont les gens pensent, de ce qui se passe dans leur tête, dans leur cœur et, finalement, dans l’atmosphère sociale. Nous sommes ainsi renvoyés à nous-mêmes, à notre vie intérieure.
Comment penser l’évolution ?
À l’automne 1905, Rudolf Steiner donnait à Berlin deux conférences publiques sur le thème de la guerre.4 Chose surprenante, il ne commence pas par les questions sociales, mais se tourne vers les sciences de la nature. Il attire l’attention sur le fait que le concept de « lutte pour l’existence » imprègne, depuis Darwin, toute notre conception de l’évolution du vivant. Selon cette conception, la « lutte pour l’existence » serait le principal moteur de l’évolution. Haeckel, un représentant du darwinisme, considérait ainsi la guerre comme un levier culturel : la lutte rend fort et le faible est contraint à l’extinction, ce qui serait, selon lui, un bienfait pour l’évoluation de la culture. Et c’est ainsi que nous passons des sciences de la nature à la question sociale. Cette conception, partagée par un nombre non négligeable de personnes, a été qualifiée de « darwinisme social » par ses détracteurs. Cette idée de « lutte de tous contre tous » génère une atmosphère qui imprègne la vie intérieure.
Pour contrebalancer cette conception de l’évolution, Steiner évoque un zoologiste russe du nom de Karl Fedorovich Kessler, qui défendait la conception opposée : le levier de l’évolution n’est pas la « lutte pour l’existence », mais l’« entraide ». Kessler fondait sa théorie sur ses recherches et ses observations de la faune vertébrée menées en Ukraine, le long du Dniepr, sur les côtes de la mer Azov et de la mer Noire, observations publiées dans son ouvrage Histoire naturelle des provinces du district de Kiev. Selon lui, les êtres vivants qui se développent le mieux sont ceux qui peuvent s’entraider. Cette approche fondée sur la coopération plutôt que la compétition est devenue aujourd’hui un courant de pensée.5
À travers sa théorie de l’évolution basée sur l’entraide, Kessler a aussi influencé la pensée sociale, en particulier par l’intermédiaire du géographe et anarchiste russe Piotr Alexeïevitch Kropotkine, que Steiner cite également comme exemple dans ces conférences. Kropotkine a fondé le communisme libertaire, formulé notamment dans son ouvrage L’entraide, un facteur de l’évolution. Son engagement politique lui valu d’être emprisonné en Russie et en France. La philosophie de Kropotkine acquit peu à peu une notoriété mondiale et il devint l’un des pères de l’anarchisme. Mais c’est en Ukraine que ses idées se sont le plus approchées d’une réalisation concrète, entre 1917 et 1922, par le mouvement du communiste libertaire Nestor Makhno, la Makhnovchtchina : il s’agissait de tout fonder sur l’entraide en supprimant l’État unitaire et en introduisant des structures fédéralistes, des conseils autonomes regroupant des communes coopérant librement de manière horizontale. Mais cette tentative ne résista pas longtemps à la pression des grandes puissances qui l’entouraient.

Mars et Mercure
Héraclite ne disait-il pas que la guerre est mère de toutes choses ? La lutte pour l’existence, qui est à la base de la guerre, peut en effet être considérée comme un principe formateur nécessaire au sein de l’évolution. Tout comme l’enfant apprend à dire non et à se confronter au monde, à s’affirmer en tant qu’individu, les êtres humains sont passés par un processus d’affirmation de soi et d’individualisation, accroissant leur « conscience de soi », leur autonomie morale et leur liberté. Ce principe de confrontation, nécessaire dans une phase d’évolution, renvoie aux forces de Mars, le dieu de la guerre. Mais en tant que porteur du principe ultime de la guerre, la guerre de tous contre tous, il exige, à un certain stade de développement, qu’un autre principe lui soit ajouté pour donner une impulsion nouvelle à cette évolution. Ce nouveau principe n’est pas basé sur la confrontation et le combat, mais sur l’espace entre les êtres, l’espace intermédiaire. Ce principe est lié à Mercure, le dieu messager, le dieu qui relie, qui favorise la fluidité du mouvement et de la communication. Ce principe est tout autant lié au dialogue, à l’interaction et à l’échange, qu’à la médecine et à la guérison, car il aide à surmonter les tendances unilatérales, les impasses de l’isolement, la fermeture, et à résoudre les antagonismes et les conflits.
Cette polarité peut être reconnue de façon imaginative jusque dans la conception scientifique de la matière telle qu’elle s’est développée au 20e siècle : le dualisme onde-particule. D’un côté, la matière peut être comprise comme des corpuscules, des unités toujours plus petites, séparées les unes des autres et centrées sur elles-mêmes, qui s’assemblent comme des briques et forment le monde matériel. Ce sont les forces formatrices du passé. Mais en même temps, cette même réalité matérielle peut aussi être décrite sous forme d’ondes et de vibrations. C’est là que s’ouvrent des perspectives et des espaces nouveaux. Les ondes et les vibrations expriment des interactions au sein d’un entre-deux constitué de nuances d’intervalles et de musicalité.
Tout problème peut être abordé de manière guerrière à travers le principe de la confrontation qui implique d’identifier un ennemi (par exemple une personne, un groupe, un État, ou même un virus, etc.) et de lui déclarer la guerre pour obtenir la victoire. Mais inversement, il est aussi possible de poser le problème sous la forme d’un dialogue, d’une interaction. Dans cette situation, il n’y a pas de camps ennemis, mais les partenaires d’un dialogue qui doivent être en mesure de trouver une forme d’entente et de s’élever, par cette interaction, à un niveau supérieur où chacun peut trouver la place qui lui convient. Nous vivons un tournant dans l’évolution de l’humanité terrestre, une époque où les anciennes forces de Mars continuent d’agir et où le nouveau principe de Mercure vient progressivement à notre rencontre pour qu’un avenir soit possible. Ce changement se traduit concrètement par un fossé grandissant entre la triste réalité de la violence qui se perpétue et les idéaux de paix et de fraternité qui animent les cœurs humains.
L’humanité est une
Comment pouvons-nous nous engager en faveur d’une évolution permettant de surmonter la guerre ? Les initiatives politiques et les réformes institutionnelles sont certes indispensables, mais il semble important de s’attaquer d’abord à la racine du problème : la vie intérieure de l’être humain, sa vie spirituelle.
Pour trouver une issue à cette « lutte pour l’existence », Steiner fait référence, dans les conférences citées plus haut, à l’idéal pacifiste et fraternel du mouvement de science de l’esprit qu’il promouvait. Les premiers principes de la Société théosophique fondée par Helena Blavatsky, dont il était à l’époque un représentant, étaient en effet les suivants : « Montrer l’unité de toute vie comme un fait de nature et former un noyau de fraternité universelle », et plus loin : « Favoriser, par l’étude des religions, des sciences et des philosophies anciennes et modernes, une meilleure compréhension entre tous les peuples et la connaissance de l’unité essentielle de toute vie ».
Il s’agit, selon Steiner, de « fonder une confédération fraternelle sur toute la Terre, sans distinction de race, de sexe, de couleur, etc. C’est la reconnaissance de l’âme commune à toute l’humanité. »6 Comment cultiver l’expérience de cette âme de l’humanité, de cette réalité sur laquelle repose l’idéal de fraternité universelle ? Il s’agit de créer un espace au sein duquel cette conscience peut être intensifiée dans l’expérience intérieure ; ce projet ne veut pas lutter pour une cause ou s’engager immédiatement pour des réformes, mais développer la vie intérieure et la conscience afin que le sentiment de fraternité grandisse dans l’âme des êtres humains : « Nous ne nous battons pas, nous ne combattons pas non plus la guerre ou quoi que ce soit d’autre, parce que le combat d’une façon générale ne conduit pas à une évolution supérieure. » Et plus loin : « Nous ne devons pas seulement parler de paix, placer la paix devant nous comme un idéal, signer des traités, invoquer des sentences de cour d’arbitrage : nous devons cultiver la vie de l’esprit, le domaine spirituel, nous faisons alors jaillir en nous la force qui se déverse sur tout le genre humain comme force de l’entraide. »7
L’histoire de la Société théosophique et de la Société anthroposophique jusque dans leurs évolutions les plus récentes montre que ce chemin est pavé d’épreuves et de difficultés et qu’il s’agit, même s’il est intérieur, d’un véritable travail. Cette recherche de la fraternité, cette culture de la fraternité ne concerne pas seulement la Société théosophique ou la Société anthroposophique : c’est un principe qui concerne toutes les communautés et tous les réseaux qui se créent en vue de cet idéal universel humain basé sur l’« entraide » en vue de dépasser les anciennes formes de société marquées par le principe de « lutte pour l’existence », la compétition, la contrainte et la guerre. Il ne s’agit pas de lutter contre la guerre, mais de créer des espaces en contrepoids. Les communautés aspirant à cet idéal forment des espaces d’où jaillit une véritable force : « Les êtres humains qui œuvrent ensemble au sein d’une communauté fraternelle sont des magiciens parce qu’ils attirent dans leur cercle des êtres supérieurs. On n’a pas besoin des machinations du spiritisme lorsque l’on collabore avec un amour fraternel dans une communauté. Là, des êtres supérieurs se manifestent. Si nous nous consacrons à une communauté fraternelle, ce don de soi dans la collectivité renforce nos organes, les affermit. »8
Ce principe de formation de communautés n’est-il pas le seul moyen de sortir du sentiment de solitude et d’impuissance qui nous envahit dans un monde dominé par la « lutte pour l’existence » ? Il est évident que lorsqu’il s’agit d’accomplir des tâches matérielles difficiles, le nombre de personnes qui s’entraident est déterminant. Mais cela est moins évident lorsqu’il s’agit d’une tâche spirituelle, intérieure. N’est-ce pas justement cette illusion qu’il s’agit de surmonter aujourd’hui ? Nous avons besoin des autres pour ce développement spirituel et l’ « entraide spirituelle » devient source de forces nouvelles.
L’amitié en de sombres temps
L’idéal de fraternité humaine, la conscience de cette âme commune de l’humanité, aspire à se réaliser dans la pratique, dans la réalité quotidienne. Comme le décrit le philosophe Vladimir Soloviev dans son livre Le sens de l’amour, l’amour universel doit se réaliser à travers des relations concrètes entre des personnes précises et réelles, car il reste sinon un potentiel non réalisé. Le couple est pour Soloviev l’espace interpersonnel le plus approprié pour réaliser l’amour spirituel. Cependant, toute relation interpersonnelle réelle constitue un tel espace privilégié pour la réalisation de l’amour.
Hannah Arendt attire l’attention sur les conditions nécessaires à cet espace interpersonnel. Dans un discours intitulé De l’humanité dans de « sombres temps »,9 discours prononcé en l’honneur de Lessing, elle décrit le moment créatif de la rencontre humaine dans sa portée cosmologique. Lorsque le monde est devenu inhumain, les êtres humains n’ont d’autre choix que de chercher à se retrouver à l’abri du monde. Et lorsqu’ils parviennent à se réunir en ces « sombres temps », c’est la « parole » qui devient centrale, la capacité à dialoguer et à échanger sur le monde. Elle considère même que le monde n’existe que là où deux personnes peuvent échanger à son sujet. S’il n’est plus possible d’échanger sur le monde, alors le monde disparaît.
« Car le monde n’est pas humain pour avoir été fait par des hommes, et il ne devient pas humain parce que la voix humaine y résonne, mais seulement lorsqu’il est devenu objet de dialogue. Quelque intensément que les choses du monde nous affectent, quelque profondément qu’elles puissent nous émouvoir et nous stimuler, elles ne deviennent humaines pour nous qu’au moment où nous pouvons en débattre avec nos semblables. Tout ce qui ne peut devenir objet de dialogue peut bien être sublime, horrible ou mystérieux, voire trouver voix humaine à travers laquelle résonner dans le monde, mais ce n’est pas vraiment humain. Nous humanisons ce qui se passe dans le monde et en nous en en parlant, et, dans ce parler, nous apprenons à être humains. »
La fraternité ne suffit pas, c’est pourquoi Hanna Arendt dit que nous avons besoin d’« amitié ». Une fraternité dans laquelle la conversation serait impossible ou dont les participants s’en tiendraient à des vérités irréfutables est inhumaine. Dans toute rencontre humaine, la vérité doit être remise en question. Dans un espace réellement humain, toutes les vérités préétablies disparaissent et ce qui compte, c’est la vérité que l’autre apporte avec lui. L’essentiel ne réside pas dans une vérité, mais dans la rencontre de nombreuses vérités. Et c’est ainsi que nous entrons dans un espace interpersonnel réel, une « amitié spirituelle », dont Steiner décrit lui aussi les conditions : « Être tolérant, dans le sens de la science de l’esprit, cela signifie encore quelque chose d’autre que ce que l’on entend habituellement par ce terme. Cela signifie respecter également la liberté de pensée des autres. […]
Ce n’est pas seulement la liberté de la personne que nous devons respecter, mais la liberté totale, oui, nous devons même accorder un grand prix à la liberté d’une opinion qui nous est étrangère. »10 Il s’agit ici de quelque chose de concret, qui est encore bien trop rare dans le monde actuel.
La Société anthroposophique et son École de science de l’esprit peuvent être des espaces de formation pour intensifier cette compétence interpersonnelle à la conversation. Nous avons besoin de cette faculté, qui permet de rendre le monde et nous-mêmes plus humains. Pour cela, nous avons besoin des autres et d’espaces de dialogue où cette substance humaine peut être produite, comme le miel est produit dans la ruche. Cette compétence du dialogue humanisant est de toute urgence nécessaire dans le monde actuel : c’est cela que nous « dit » la guerre. La guerre commence là où le dialogue s’arrête. Lorsque les voies diplomatiques sont interrompues, la guerre éclate. La fin du dialogue est le début de la guerre, et seul le dialogue peut mettre fin à la guerre.
Pensées d’amour
En 1933, l’« Institut de coopération intellectuelle pour le dialogue au service de la paix » a demandé à des personnalités éminentes de mener un dialogue avec un partenaire de leur choix sur le thème de la guerre. Ainsi naquit un échange épistolaire entre Albert Einstein et Sigmund Freud, publié sous le titre Pourquoi la guerre ? Plus que le contenu de ce dialogue, ce qui impressionne lors de la lecture de ces textes est l’attitude avec laquelle ces deux personnalités importantes ont abordé le sujet. Face à la question de la guerre, les deux intellectuels se sentent interpellés en tant qu’êtres humains au-delà de leur champs d’expertise, en tant qu’êtres humains face à une question concernant toute l’humanité et qui les appelle à une grande modestie. Après quelques réflexions sur les possibles causes extérieures ou institutionnelles de la guerre, ils sont conduits à poser la question de la psyché humaine. Qu’est-ce qui, chez l’être humain, peut être à l’origine de la tendance à la guerre ? « Comment est-il possible que la masse […] se laisse enflammer jusqu’à la frénésie et le sacrifice de soi ? La réponse ne peut être que celle-ci : Dans l’homme vit un besoin de haine et de destruction », écrit Einstein.11 Freud, se référant à ses recherches sur la psychologie des profondeurs, admet qu’un tel instinct de destruction existe, mais qu’il s’accompagne d’un second instinct. En renforçant cet autre instinct, des forces pourraient se déployer pour surmonter la tendance à la haine et à la destruction. Il s’agit de l’amour, qu’il nomme « Éros » : « Si la disposition à la guerre est une émanation de l’instinct de destruction, il est logique d’invoquer contre elle le principe antagoniste de cet instinct, l’Éros. Tout ce qui crée des liens affectifs entre les êtres humains doit s’opposer à la guerre »12.
Un autre dialogue questionne également l’amour. En 1909, à l’initiative de Gandhi, le pacifiste hindou et l’écrivain russe Tolstoï ont commencé à échanger des lettres sur la question de la « non-violence », de la « non-résistance au mal ». Là encore, le profond respect que se portaient mutuellement des deux interlocuteurs, leur modestie, leur aspiration au dialogue, leur complémentarité ainsi que leurs convergences impressionnent. Au-delà de leur éloignement géographique, de leurs différences culturelles et religieuses, le militant indien et le penseur russe se sentent profondément liés dans leurs aspirations. On sent qu’un fil invisible les relie, comme il relie tous les êtres humains de la terre qui aspirent à cette fraternité universelle pour former un réseau de lumière sur l’ensemble du globe. Inspiré par leurs échanges, Tolstoï laisse entrevoir la dimension politique de sa conception de l’amour : « La question est maintenant de choisir entre deux choses : soit admettre que nous ne reconnaissons absolument aucune éthique religieuse, mais que nous laissons le droit du plus fort déterminer notre conduite de vie, soit exiger que tous les prélèvements obligatoires soient abolis et que toutes les institutions juridiques et policières, mais surtout militaires, soient supprimées. […] Le socialisme, le communisme, l’anarchisme, les armées du salut, l’augmentation de la criminalité, le chômage, le luxe toujours plus absurde des riches et la misère croissante des pauvres, l’augmentation effrayante du nombre de suicides, tous ces éléments sont des signes de cette contradiction interne qui doit être et sera résolue. En reconnaissant la loi de l’amour et abandonnant toute confiance en l’usage de la violence. »13
L’anthroposophie, en tant que discipline qui décrit objectivement la dimension spirituelle de l’être humain, devient une force réelle. Elle montre que l’esprit n’est pas seulement un vague nuage de pensées émanant du cerveau, mais aussi une réalité originelle active à l’arrière-plan de toutes manifestations extérieures visibles. Cette perception permet de ressentir la réalité agissante de notre propre vie spirituelle. Les pensées d’amour sont des réalités agissantes. Non seulement les pensées d’amour pour ceux que nous aimons naturellement, mais surtout les pensées d’amour pour ceux qui nous sont plus difficiles à aimer, avec lesquels nous ne sommes peut-être pas en accord, qui nous ont blessés, que nous considérons comme hostiles. L’amour est un pouvoir très concret que chacun possède et peut utiliser s’il est capable de se dépasser. « L’amour est le plus grand pouvoir du monde, mais il est le plus humble qu’on puisse imaginer », disait Gandhi. L’amour est une puissance capable de transformer le monde à partir de l’intérieur, à partir de ses fondements. C’est ainsi que Steiner formule le principe de paix du mouvement anthroposophique : « Nous ne combattons pas, nous faisons autre chose : nous cultivons l’amour, et nous savons qu’avec ce soin apporté à l’amour, la lutte disparaîtra. Nous n’opposons pas la lutte à la lutte. Nous opposons l’amour, en le cultivant. […] On ne surmonte pas la haine par la haine, on ne surmonte pas la lutte par la lutte, on surmonte la lutte et la haine uniquement par l’amour.”14
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Notes de l'article
- Riccardo Petrella, Pour mettre fin à la guerre en Ukraine, il faut savoir comment empêcher les nouvelles guerres. https://agora-humanite.org/de/pour-mettre-fin-a-la-guerre-en-ukraine-il-faut-savoir-comment-empecher-les-nouvelles-guerres/
- Simone Weil, Écrits historiques et politiques. Paris 1960.
- Nicolas Berdiaev, De l’esclavage et de la liberté de l’homme. Aubier 1992.
- Rudolf Steiner, Énigmes du monde et anthroposophie. Vingt-deux conférences publiques, tenues à la Maison des Architectes, Berlin (GA 54).
- Voir par exemple Éric Tariant : « Nous sommes l’espèce la plus coopérative du monde vivant », in Le Temps, 2 janvier 2018.
- Rudolf Steiner, Notre situation dans le monde. La guerre, la paix et la science de l’esprit. Berlin, 12 octobre 1905, , in Les énigmes du monde et l’anthroposophie (GA 54).
- Ibid.
- Rudolf Steiner, Fraternité et lutte pour l’existence. Conférence à Berlin, 23 novembre 1905, in Les énigmes du monde et l’anthroposophie(GA 54).
- Hannah Arendt, L’amitié en des temps obscurs. Réflexions sur Lessing. Berlin 2018.
- Fraternité et lutte pour l’existence, voir note 8.
- Albert Einstein, Sigmund Freud, Pourquoi la guerre ? Un échange de lettres. Diogenes, 2005.
- Ibid.
- Correspondance entre Tolstoï et Gandhi. https://en.wikisource.org/wiki/Correspondence_between_Tolstoy_and_Gandhi
- Notre situation dans le monde. La guerre, la paix et la science de l’esprit. Berlin, 12 octobre 1905 (GA 54).
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