Dans son article intitulé «L’anthroposophie, discrète multinationale de l’ésotérisme» (le Monde diplomatique, juillet 2018), Jean-Baptiste Malet suggère que les anthroposophes sont regroupés dans une organisation tentaculaire manipulant d’importants moyens financiers de façon opaque. Il y a près de 80 ans, en octobre 1941, les services de renseignement du IIIe Reich avaient utilisé le même mode d’analyse dans un rapport sur l’anthroposophie, se référant alors à l’image d’une organisation internationale tentaculaire avec un pouvoir central dirigeant les institutions anthroposophiques à partir d’un centre situé au Goetheanum, à Dornach en Suisse. (1) Plus loin dans son article, Jean-Baptiste Malet croit avoir assez d’éléments pour suggérer que l’anthroposophie et le nazisme auraient travaillé main dans la main. Uwe Werner, auteur d’une étude sur les anthroposophes au temps du national-socialisme (2), revient sur ces deux soupçons pesant souvent sur l’anthroposophie.

Transparence et horizontalité

Les organisations d’inspiration anthroposophique, même lorsqu’elles sont transnationales, ne sont ni occultes, ni opaques. L’anthroposophie ainsi que toutes les initiatives qui en découlent, sont transparentes. Pour qui a l’habitude de penser une organisation en termes de hiérarchie, de commande verticale – comme l’auteur de cet article semble le faire – il est compréhensible qu’il lui soit difficile de se familiariser avec des formes d’organisations différentes. Il est possible de parler d’un mouvement anthroposophique, mais celui-ci est informel et se nourrit de relations spontanées, libres et horizontales. Il n’y existe pas d’organisation pyramidale. Il repose sur une recherche orientée vers le respect de la liberté et de la responsabilité d’autrui, pour ainsi éviter des formes relationnelles contraignantes dans la structure institutionnelle elle-même. Que ces institutions se regroupent dans des fédérations d’entraide relève de leur propre initiative, qu’elles entretiennent des relations de travail avec les autres institutions en des multiples congrès et autres rencontres ne nuit pas à leur autonomie, ni aux formes de cogestion de leur choix. Être engagé dans une institution anthroposophique, c’est (ou cela devrait signifier) participer à une entreprise humaniste en évolution, jamais faite une fois pour toute, et généralement le contraire d’une «bonne affaire» au sens où l’auteur l’entend et le suggère dans le titre de son article.

Cage d’escalier du Goetheanum, siège de la Société anthroposophique générale, ouvert tous les jours au public.

Les sociétés anthroposophiques dans différents pays regroupent les personnes qui souhaitent partager leur recherche spirituelle et soutenir les centres de recherche tel le Goetheanum à Dornach en Suisse, fondé par Rudolf Steiner. Les groupes d’études ou branches locales sont autonomes et libres dans leurs formes de travail et dans leurs sujets d’études, et lorsqu’elles ont une forme juridique, ce sont de simples associations. Telle est aussi la forme juridique des sociétés nationales dans les différents pays, qui se rencontrent dans la Société anthroposophique générale, elle-même constituée en association de droit suisse. Aucun lien d’obédience ou de contrainte structurelle existe entre toutes ces initiatives. Là aussi, il s’agit d’une structure horizontale.

La pensée traditionnelle en termes d’instances pyramidales superposées est encore ancrée dans les consciences. Si l’on ne regarde pas de plus près – ce qui est le cas de l’auteur − on ne peut comprendre cette structure, inaugurée par Steiner avec l’intention de ne pas laisser place au pouvoir de l’homme sur l’homme dans la structuration des sociétés anthroposophiques. C’est l’élément de respect de l’individu, reposant sur la reconnaissance de la dignité inhérente à l’être humain. L’auteur ignore l’indépendance structurelle des institutions d’orientation anthroposophiques entre elles, base de la liberté, de la créativité et de la responsabilité. Ce manque de connaissance le conduit à projeter le cliché d’un «empire» sur le mouvement anthroposophique. Ce cliché – qui n’est d’ailleurs pas nouveau − fausse et colore tous les détails rapportés dans son article, et en diminue d’autant sa valeur informative.

Finance durable

En imposant ce cliché d’«empire» ou de «multinationale», l’auteur occulte la réalité des activités financières d’orientation anthroposophique. En réalité, le trait dominant de ces banques est l’investissement dans l’économie réelle, avec une priorité donnée à des initiatives associatives qui portent des projets tenant compte de l’être humain et de l’environnement, aucunement réservés «au soutien des entreprises d’inspiration anthroposophique» comme le laisse entendre l’auteur. Deuxièmement, elles ne participent pas à la spéculation financière (de ce fait, elles n’ont pas été touchées par la crise du système bancaire de 2008) (3). Au contraire de l’obscurantisme «occulte» pratiqué si largement dans le monde bancaire, elles pratiquent une gestion transparente en publiant leurs comptes: c’est justement une de leur caractéristique. Outre celles que l’auteur mentionne comme Triodos en Hollande, la GLS en Allemagne, puis La Nef en France, il en existent bien d’autres dans différents pays, dont aussi la Freie Gemeinschaftsbank en Suisse, l’Ekobanken en Suède, Cultura Bank en Norvège, Mercure au Danemark. Il est intéressant de remarquer que ces banques d’inspiration anthroposophique sont pour la plupart classées premières dans leur pays respectif en matière d’éthique et de transparence. (4) Toutes sont des créations indépendantes, nées au cours de la deuxième moitié du 20e siècle ; elles ont des liens de travail entre elles et avec des banques non-anthroposophiques qui poursuivent des buts éthiques semblables dans les réseaux Global alliance for banking on values et l’Institute for social banking.

Siège de la Freie Gemeinschaftsbank, à Bâle (Suisse). Image: Guschti68/Wikipedia

À la différence des banques en général, sociétés par actions, donc demandeurs de dividendes, elles sont constituées en coopérative, sans but lucratif. Les sociétaires possèdent des parts qui, le plus souvent, ne sont pas rémunérées et ne peuvent être cédées que sous certaines conditions. Elles ont donc un caractère de don. Les membres de la coopérative renoncent à tout ou partie des intérêts sur les dépôts, ce qui diminue les intérêts à supporter par les emprunteurs. La banque joue le rôle d’intermédiaire entre les sociétaires et les déposants d’une part, les emprunteurs d’autre part. Elle réalise l’équilibre entre les possibilités des coopérateurs, les besoins des emprunteurs et la couverture de ses propres coûts. La réussite des projets financés est le vrai profit pour tous. Là où le système conventionnel pose un écran entre le déposant ou épargnant et l’emprunteur – et pour cause −, ces banques ouvrent au contraire une fenêtre qui tente de faire se rencontrer les deux dans une recherche de compréhension des besoins autour d’un projet commun.

Une autre erreur que l’auteur partage avec beaucoup de personnes est de supposer qu’une création issue d’une initiative anthroposophique ne peut être faite que pour les anthroposophes, en cercle fermé en quelque sorte. C’est le contraire qui est le cas: Les propositions de Steiner d’il y a cent ans, en 1919, qui se trouvent à l’origine des banques d’orientation anthroposophique, sont destinées au monde social dans son ensemble, à toutes et à tous. Elles ont fait leurs preuves en terme d’efficacité sociale pour une gestion qui tient compte de l’être humain dans un monde bancaire qui a perdu toute crédibilité à cet égard. En cela consiste leur modernité. Il est piquant de constater ici que les rédacteurs du Monde diplomatique, souvent critiques à juste titre du système capitaliste, n’aient pas encore reconnu le caractère novateur et progressiste des propositions de Steiner en matière de flux financiers.

Des entreprises humanistes

Être anthroposophe n’exclut pas de mener une entreprise avec succès, même sur le plan financier, comme l’auteur l’a souligné pour Götz Werner. Cependant, ce qui compte, n’est pas le succès en lui-même, mais à quoi il est dû. Sur ce point, l’auteur garde le silence.

En fait, Götz Werner doit d’abord sa réussite au choix judicieux de produits de qualité, ensuite à une large autonomie, à une responsabilisation des filiales de sa chaîne de drogueries DM et à des relations humaines solides. À l’inverse des entreprises aux pratiques inhumaines, où le drame des sucides d’employés est malheureusement trop connu, on évite ici le stress psychologique et on respecte les employés. L’auteur ayant réalisé une enquête chez Amazon, il aurait pu y être sensible s’il s’était informé plus avant. Après 35 ans d’activité, Götz Werner a transmis ses parts de l’entreprise à une fondation d’utilité sociale sans but lucratif. Par ailleurs, c’est un fervent défenseur du revenu de base inconditionnel pour chacun, promu en France par le mouvement qui défend l’idée d’un revenu universel d’existence.

Les laboratoires Weleda et Wala sont aussi présentés par l’auteur sous leur aspect de réussite commerciale et gestionnaire conformément à son idée d’«empire» commercial. Cette réussite dure depuis près de 100 ans (Weleda) et de 80 ans (Wala), malgré des doutes sur l’efficacité de leurs produits pharmaceutiques, exprimés depuis toujours par des représentants de la médecine conventionnelle au mépris de l’expérience des praticiens, patients et consommateurs.

Siège de Weleda France, à Huningue

Les laboratoires Weleda ont été fondés en plusieurs étapes entre 1921 et 1924, sur la base de médicaments et de cosmétiques créés à partir d’indications de Steiner et de sa collaboratrice Ita Wegman, docteur en médecine, avec la participation du pharmacien-chimiste Oskar Schmiedel. (5) La Weleda était constituée en société par actions. Les actionnaires étaient d’abord exclusivement des anthroposophes. C’étaient eux qui mettaient leur confiance dans l’avenir de cette entreprise, chargée d’une dette qu’elle avait dû assumer lors de sa création. Cette confiance permit que l’entreprise se libère progressivement de cette dette, remboursée entièrement en 1934, grâce à ses excédents – car elle fut vite rentable. C’est seulement après la guerre que la Weleda a distribué des dividendes. Or, dès l’origine, et ensuite par des legs, des actionnaires faisaient don de leurs actions au Goetheanum ou à la clinique Ita Wegman à Arlesheim pour les aider dans leur recherche médicale, particulièrement dans le domaine pharmaceutique. C’est là l’origine de l’actionnariat de la Société anthroposophique générale.

Les anthroposophes dans l’Allemagne national-socialiste

Parmi les critiques de l’anthroposophie, il est depuis 30 ans de bon ton de chercher à rapprocher Steiner ainsi que les anthroposophes du régime et de l’idéologie nazis. Jean-Baptiste Malet ne fait ici pas exception. C’est dans ce domaine qu’il donne un maximum de désinformation. La technique en la matière est de fournir des affirmations généralisantes en s’appuyant sur la foi du lecteur en se réclamant de l’autorité de la science, ce qui évite de devoir donner des détails précis. On ne peut comprendre les erreurs et affirmations malintentionnées sans s’être renseigné au moins sommairement sur le contexte de la situation d’alors.

Le livre publié par Uwe Werner en 1999 sur l’histoire du mouvement anthroposophique sous le troisième Reich.

Tout le monde s’accorde pour dire que le régime nazi était totalitaire, mais peu sont ceux qui réalisent que ce totalitarisme s’exprimait dès les tous premiers mois non seulement sur le plan politique, mais aussi sur le plan culturel, le domaine qui concerne le mouvement anthroposophique. Comparé aux actions des nazis contre la liberté culturelle, les autocrates que nous connaissons aujourd’hui sont des enfants de chœur. La technique employée pour embrigader les gens ou supprimer toute expression et créativité libres (la presse, les artistes, écrivains et musiciens, leurs organisations et les associations innombrables) était l’«alignement progressif» (la «Gleichschaltung») du monde culturel sur l’idéologie nazie. De plus, à la tête de toute association devait être placé un membre du parti, et aucun juif ne devait faire partie des comités de direction. Toutes les institutions d’orientation anthroposophique y compris la Société anthroposophique en Allemagne étaient, comme mentionné plus haut, constituées en association (Verein) et faisaient face à cette exigence inacceptable. Parallèlement, l’administration publique et les ministères mettaient en question l’autonomie et l’existence même de ces institutions. Enfin, les services de renseignement de la SS (Sicherheitsdienst − SD) ont commencé tout de suite à constituer le dossier qui mènera en 1935 à l’interdiction de la Société anthroposophique en Allemagne. L’atmosphère publique était rendue suffocante par la dénonciation permanente, que la censure du courrier et les attaques quotidiennes dans les journaux qui s’alignaient rapidement à la presse nazi en dénotant en matière d’«ésotérisme» une ignorance semblable à celle de Malet dans son article.

Les institutions d’orientation anthroposophique se trouvaient donc face à quatre «fronts» de lutte pour leur survie: le parti nazi, les instances de l’État (déjà largement occupées par des fonctionnaires nazis), les services secrets, (Gestapo et SD) et la presse quotidienne. C’est cette lutte qui est documentée dans les archives publiques, par les multiples correspondances. Ces documents se trouvent évidemment aussi dans les archives des institutions anthroposophiques, mais ces dernières contiennent en outre les discussions internes. Ce point est capital, car pour apprécier les positions réelles des protagonistes anthroposophiques, il faut considérer les deux côtés de la médaille. Les correspondances officielles cherchent − dans un souci de survie − à voiler leurs différences, voire leur opposition à l’idéologie nazie. S’opposer ouvertement aurait conduit immédiatement à une interdiction pure et simple. Comme les instances nazies − cherchant à garder une apparence de droit − semblaient laisser une marge de négociation, elles entretenaient ainsi l’espoir de pouvoir coexister dans une indépendance relative vis-à-vis de ce régime. Pour se faire une idée juste du contexte, il est donc essentiel de mener les recherches autant dans les archives publiques que dans celles du mouvement anthroposophique.

Staudenmaier, un témoin mal choisi

Or, Malet se réfère exclusivement aux travaux de l’historien américain Peter Staudenmaier qui ne prend pas en compte les études d’anthroposophes, dont un doctorat récent, tout comme de non-anthroposophes (dont deux doctorats récents de langue anglaise) se basant sur l’ensemble des documents disponibles. Ces études proposent des conclusions bien différentes de celles de Staudenmaier. (6) Celui-ci arrive à ses considérations idéologiques en prenant au mot uniquement les documents conservés dans les archives publiques. Il faut savoir qu’il a − sous prétexte qu’il s’agit d’archives privées − intentionnellement refusé de faire des recherches dans le Rudolf Steiner Archiv à Dornach, aux archives du Goetheanum, à l’Ita Wegman Institut à Arlesheim, au Bund der Freien Waldorfschulen à Stuttgart (Fédération des écoles Steiner-Waldorf en Allemagne) ainsi qu’aux archives de la Communauté des Chrétiens à Berlin, tous compétents, bien documentés et ouverts au public. Ceci est d’une importance décisive: il est question ici d’un régime totalitaire qui ne permet pas la libre expression. Or, ces archives documentent la position réelle de ces institutions face au régime nazi, et non pas l’image qu’ils voulaient donner d’eux. Staudenmaier montre cette même attitude discriminatoire, lorsque, cité par Malet, il affirme que «l’historiographie anthroposophe n’évoque que les épreuves endurées par des membres de la Société pendant la guerre». Cette affirmation est simplement fausse d’un bout à l’autre. Il dévalorise la recherche des anthroposophes en prétendant qu’ils se seraient exclusivement lamentés du sort des leurs, ce qui justifierait que lui-même n’aurait pas à en tenir compte dans ses propres ouvrages. Bien plus encore, il sous-entend que l’historiographie anthroposophe ne se serait pas intéressée au phénomène du totalitarisme nazi, dans sa portée catastrophique pour la civilisation humaine, mis à part la guerre et le génocide.

Peter Staudenmaier, Between Occultism and Nazism: Anthroposophy and the Politics of Race in the Fascist Era, Brill.

Pour être exhaustif, il faudrait remplacer la citation erronée par une affirmation de cette teneur: «L’historiographie anthroposophe s’est penchée sur la vie des institutions d’orientation anthroposophique et des personnes qui y étaient liées, y compris celle de la Société anthroposophique en Allemagne nazie dans les années 1933 à 1941. Ces institutions ont été interdites progressivement, surtout au cours des années précédant − et non pendant − la guerre. Une dernière action de la Gestapo visant entre autres des anthroposophes eut lieu dans les mois qui suivirent le 9 juin 1941. Il est légitime et nécessaire qu’un mouvement à caractère culturel tel le mouvement anthroposophique se rende des comptes à lui-même et au public sur son devenir et du comportement de ses membres pendant cette période. (7) Du reste, l’historiographie anthroposophique ne s’est pas limitée à analyser le mouvement anthroposophique, mais a produit dès les années 1960 nombre d’études consacrées au phénomène du totalitarisme nazi lui-même. (8)»

Ainsi, Staudenmaier se disqualifie lui-même en laissant délibérément de côté l’historiographie anthroposophique et les ressources documentaires des archives du mouvement anthroposophique, qui contredisent ses convictions personnelles. Ses considérations idéologiques donnent ainsi une image biaisée de la réalité. Et Malet de se discréditer en se contentant de suivre uniquement ce témoin à charge.

Imbrication?

D’après Malet, «de nombreux anthroposophes sont membres du parti nazi, de la SS ou des SA». On peut compter en Allemagne de 1933 environ 8000 personnes membres des sociétés anthroposophiques. Jusqu’en 2011 on en connaissait 45 qui étaient entrées dans le parti, la SS ou la SA. (9) Pour donner une idée concrète de la situation de l’époque à ce niveau, il faut rappeler qu’en Allemagne en 1939, pas moins d’une personne sur 13 était membre du parti nazi, soit 5,3 millions de personnes (10) sur une population totale de 69,9 millions (11). Bien entendu, les recherches à cet égard sont loin d’être finies. Il reste encore des fichiers de nombre d’organisations à analyser et à les comparer avec les données des sociétés anthroposophiques. Il serait prématuré de tirer des conclusions même générales − comme le tente Staudenmaier − à partir de données encore incomplètes. Cependant, l’autre aspect important concernant ces personnes, c’est leur motivation. Est-ce qu’elle était de nature idéologique ou opportuniste, ou est-ce qu’elles ont dû céder à une pression? Autre exemple montrant que la situation était autre que celle que décrit Staudenmaier: sur les 150 enseignants des huits écoles Steiner-Waldorf de l’Allemagne à cette époque, une seule – recrutée peu avant – était entrée dans le parti nazi. Elle a été obligée de quitter le collège des professeurs dès 1935. (12)

Malet, citant Staudenmaier, continue en estimant que «l’ampleur des imbrications, au niveau des organisations et des personnes, entre la Société anthroposophique et le NSDAP était suffisamment importante pour préoccuper la faction antiésotérique des nazis». Le terme «imbrication» est assez flou pour que chacun puisse se représenter ce qu’il veut. Il n’y jamais eu d’imbrication au niveau organisationnel, ni d’une personne avec le parti nazi. Les personnes mentionnées plus haut, qui étaient entrées dans une des organisations nommées, n’avaient auparavant pas eu de responsabilité dans une institution d’orientation anthroposophique, ni par la suite dans les organisations nazies. Les institutions elles-mêmes, pas plus que la Société anthroposophique, n’ont jamais été «imbriquées» dans aucune de ces organisations du parti. Elles ont été au contraire interdites progressivement (la Société anthroposophique en Allemagne en novembre 1935, les écoles Steiner-Waldorf à partir de mars 1936, etc). Ce qui est vrai, c’est que les responsables de la Société anthroposophique, des écoles et certains de la biodynamie, pour ne nommer que ceux-là, entreprirent de nombreuses démarches pour chercher à sauver leur indépendance. Staudenmaier et Malet ne semble pas avoir réalisé ce que signifie de se trouver quasiment du jour au lendemain confronté à la pression d’un pouvoir totalitaire.

Livre d’Uwe Werner : Individualité et race chez Rudolf Steiner, Son engagement contre le racisme et le nationalisme

Citant encore Staudenmaier, Malet déclare que «le chef de la chancellerie du parti nazi, Rudolf Hess, soutenait l’anthroposophie et ses adeptes ne subirent pas de persécutions jusqu’à ce que Hess s’envole pour l’Ecosse en 1941». Les auteurs perpétuent ici le mythe selon lequel Hess se serait intéressé à l’anthroposophie. Cela n’a été le cas à aucun moment. (Parmi les nazis, seuls les services de renseignement se sont intéressés à l’anthroposophie, pour en critiquer le danger «ésotérique».) Hess a donné expressément son accord pour l’interdiction de la Société anthroposophique en novembre 1935. De fait, on peut s’intéresser à la biodynamie et aux écoles Steiner-Waldorf, sans pour autant s’intéresser à l’anthroposophie, bien qu’elle soit la source de ces mouvements. Tel était le cas de Hess dont l’attention fut attiré sur la biodynamie par l’intermédiaire d’Erhard Bartsch, qui avait transformé à l’aide de la biodynamie un sol sableux pauvre au sud-est de Berlin en une terre étonnamment fertile. Il jouissait d’une réputation grandissante et comptait sur le soutien personnel de Hess pour une nourriture végétarienne saine. L’objectif politique nazi d’une autarcie alimentaire du «Reich», indépendante des importations d’azote, aurait de plus pu lui être favorable. Hess fut impressionné par l’exposé de Bartsch en janvier 1934. Il ordonna des recherches comparatives sur les résultats de la biodynamie et l’arrêt de la polémique dans la presse où la biodynamie se trouvait sous le coup d’attaques de l’industrie de l’azote.

Les faits concernant Bartsch sont connus depuis 1992, et dans le détail depuis 1999. Leur découverte a provoqué une consternation générale dans le mouvement anthroposophique et plus particulièrement dans les organisations liées à la biodynamie. Personne n’a approuvé les aberrations politiques de cet homme qui a continué d’approuver la personne d’Hitler et reconnu ses erreurs seulement des années après la débâcle.

En ce qui concerne les écoles Steiner-Waldorf, elles se trouvaient depuis mars 1936 sous le coup d’une interdiction d’accepter de nouveaux élèves et allaient toutes de ce fait vers la fermeture pour cause de manque d’élèves. Dans cette situation, une enseignante de l’école de Dresde (sans l’accord de la fédération des écoles) approcha non pas Hess, mais son secrétaire privé, Leitgen, qui était enthousiasmé de sa présentation de cette pédagogie. Leitgen chercha à persuader Hess de soutenir un projet d’école expérimentale avec cette pédagogie. Hess consentit à écrire au ministère compétant en précisant qu’il soutiendrait un tel projet à une condition: Que les enseignants anthroposophes soient remplacés par des nationaux-socialistes sûrs.

L’intérêt de Hess concernait donc uniquement l’agriculture et un projet qui n’a jamais vu le jour de quelques écoles Steiner-Waldorf expérimentales, où l’on aurait remplacé les professeurs anthroposophes par des nazis. Pour qui connaît la situation, Hess avait durant ces années la réputation de prêter une oreille à tous ceux qui se sentaient injustement traités par le parti et ses représentants. Il était en quelque sorte la feuille de vigne qui voilait le caractère de brutalité absolu des nazis. Ce voile tomba avec son départ pour l’Écosse le 20 mai 1941. Borman le remplaça aux côtés d’Hitler comme chef de la Chancellerie du parti. Himmler, Heydrich et Bormann devenaient ainsi les acteurs déterminants. Il fallait alors empêcher l’ennemi intérieur «les astrologues, magiciens, sourciers, anthroposophes» de nuire à la force de résistance du peuple allemand, avant la campagne de Russie prévue pour le 22 juillet 1941. La Gestapo s’en chargea le 9 juin 1941.

Que la personnalité de Hess eut été un frein pour le déclenchement de cette action avant son départ n’est pas impossible. Dès fin juillet 1941, Heydrich fut chargé de préparer la «solution finale» contre les juifs, dont l’organisation fut décidée lors de la Wannseekonferenz le 20 janvier 1942. Himmler, ingénieur agronome de formation, dans sa soif d’expérimentation, s’empara aussi de la biodynamie en installant des champs d’expérimentation à proximité des camps de concentration. Plusieurs des anciens collaborateurs d’Erhard Bartsch ont été employés dans ces champs, dont Franz Lippert, qui acceptait ce travail sous la menace d’être envoyé au front de l’Est.

Les recherches historiques concernant la livraison par la Weleda de la crème contre les engelures à Munich, qui aboutit au camp de Dachau pour des expérimentations inhumaines sur les internés, ont montré que l’entreprise n’était pas au courant de cette destination et de cette utilisation. (13) Dès lors, comment peut-on affirmer que Weleda ait été complice d’une quelconque façon de ce crime sordide ?

Malet, toujours citant Staudenmaier, a le front de dire que «de nombreux anciens nazis ont fait carrière dans l’anthroposophie après 1945». En réalité seuls trois noms sont connus, dont deux avaient eu des responsabilités dans la Jeunesse hitlérienne et un dans une organisation locale du parti de la Région des Sudètes: Voilà les «nombreux anciens nazis» (14)

Toujours citant Staudenmaier, Malet affirme que «les deux doctrines (nazisme et anthroposophie) ont pu se compléter, collaborer ensemble ou entretenir des rapports de rivalité selon les années.» Pour ce qui est de la «collaboration» ou de l’«entretien des rapports de rivalité» les faits démontrent assez clairement que ni l’un, ni l’autre n’ont jamais existé. L’autonomie au centre des institutions d’orientation anthroposophique et le rapport de forces entre celles-ci, en marge de l’État totalitaire, et cet État tentaculaire lui-même, excluaient les deux. La réalité était, que les services de renseignement, le SD de la SS, et son bras droit, la Gestapo, considéraient, dès le début, l’anthroposophie comme une doctrine s’opposant à la doctrine nazie. Ceci n’a rien d’étonnant, car les nazis voyaient chaque mouvement, qui ne partageait pas leur doctrine, comme un rival potentiel. Ceci se jouait dans les services de renseignement eux-mêmes, dont les nombreux rapports n’étaient pas publics, mais qui sont bien connus depuis plus de 30 ans.

Le problème est que Staudenmaier − et avec lui Malet − considère, comme le faisaient les services des nazis, que l’anthroposophie est une doctrine. Une doctrine implique une adhésion de foi à des principes, voire à des dogmes, et une soumission à des principes moraux sur lesquels il faut régler son comportement. L’anthroposophie n’est pas une doctrine, car elle n’impose pas de principes auxquelles il faudrait se conformer et ne touche pas au libre arbitre de celui qui suit sa méthode d’approche spirituelle de l’être humain et du cosmos.

Conclusion

Peter Staudenmaier et Jean-Baptiste Malet cherchent à nous faire prendre des vessies pour des lanternes. Sauf que la vessie de cerf, dont Malet fait état, qui est utilisée en biodynamie, est une vraie lanterne, car elle éclaire la possibilité que la connaissance de la spiritualité du cosmos puisse avoir des résultats probant pour une agriculture qui sauve la terre. Que Staudenmaier et Malet ne comprennent pas cela tient à leur perspective idéologique et à leur angle réducteur qui évite de regarder la vie. À la différence d’une doctrine, on peut considérer l’anthroposophie comme une théorie, distinction que fait le philosophe anglais Robert Rose. (15) Une théorie qui a fait ses preuves dans la vie depuis plus de cent ans, malgré les multiples critiques qui l’ont l’accompagnée depuis ses débuts, et particulièrement pendant la période du régime totalitaire nazi.


Notes:

  1. Le rapport a été republié par Uwe Werner dans Anthroposophen in der Zeit des Nationalsozialismus (1933-1945), Munich 1999, pages 423 à 442
  2. Uwe Werner, Anthroposophen in der Zeit des Nationalsozialismus, Oldenburg, 1999. Voir aussi : Uwe Werner, Races et individualité chez Rudolf Steiner, Son engagement contre le racisme et le nationalisme. Triades, 2014 https://www.editions-triades.com/livres/histoire-et-societe/races-et-individualite-chez-rudolf/
  3. Les magazines des banques comme par exemple le « Bankspiegel » de la GLS ou «Transparenz» de la FGB donnent toujours une information des initiatives auxquelles ont été accordé des crédits. Si dans les premiers temps les crédits ont souvent été donnés à des initiatives d’orientation anthroposophique, cela n’est plus du tout le cas. Une exclusivité de ce genre n’a jamais été un principe de ces banques, ni dans leurs statuts, ni dans leur pratique.
  4. La NEF est classée première en France, Triodos première en Belgique et deuxième aux Pays-Bas, ainsi qu’en Allemagne, juste derrière une autre banque d’inspiration anthroposophique, la GLS Bank qui occupe la première place.
  5. Voir: Alexander Lüscher unter Mitarbeit von Adrian Gonzenbach und Ulla Trapp: Rudolf Steiner und die Gründung der WELEDA, in: Beiträge zur Rudolf Steiner Gesamtausgabe Nr. 118/119, Sommer 1997, S. 31 bis 238, Dornach 1997, und : Uwe Werner : Das Unternehmen Weleda 1921 – 1945, Berlin 2014.
  6. Les doctorats en question sont les suivants: Ida Oberman, «The Waldorf movement in Education from European Cradle to American Crucible 1919 – 2008»; Leviston Mellon 2008, et Karen Priestman, «Illusion of coexistence. The Waldorf Schools in the Third Reich 1933-1941», Wilfrid Laurier University 2009, et Wenzel Michael Götte, «Erfahrungen mit Schulautonomie. Das Beispiel der Freien Waldorfschulen», Stuttgart 2006
  7. Les analyses basées sur l’ensemble des documents publics et privés se trouvent en plus des thèses citées dans la thèse mentionné de Wenzel Michael Götte ainsi que dans l’ouvrage de base sur ce sujet: Uwe Werner, Anthroposophen in der Zeit des Nationalsozialismus, München 1999 et – du même auteur: Waldorfschulen im nationalsozialistischen Deutschland, Hamburg 2018. Toutes ces publications contiennent des larges références de littérature. Précisons que Staudenmaier est en mesure de lire la langue allemande.
  8. À commencer par les études des historiens Karl Heyer, Der Staat als Instrument des Bösen, Freiburg 1965, Christoph Lindenberg, Une technique du mal: le nazisme. Préhistoire et histoire, Triades, et Johannes Tautz, Der Eingriff des Widersachers, Freiburg 1986
  9. Une liste des noms connus jusqu’à 2011 se trouve dans l’ouvrage cité d’Uwe Werner, Individualité et Race chez Rudolf Steiner, p. 77 et suivantes.
  10. Michael Grüttner, Das Dritte Reich. 1933–1939 (Gebhardt. Handbuch der deutschen Geschichte, Band 19), Stuttgart 2014, p. 101
  11. Statistisches Jahrbuch 2011, Lange Reihen Bevölkerung nach dem Gebietsstand, Bundeszentrale für politische Bildung, 2012 https://www.destatis.de/DE/Publikationen/StatistischesJahrbuch/StatistischesJahrbuch2011.pdf
  12. Michael Grüttner, Das Dritte Reich. 1933–1939 (=Gebhardt. Handbuch der deutschen Geschichte, Band 19), Stuttgart 2014, S. 101
  13. Uwe Werner, Das Unternehmen Weleda 1921-1945, page 247
  14. Uwe Werner, Individualité et race chez Rudolf Steiner, pages 78/79
  15. Robert Rose, Transforming criticisme of Anthroposophy and Waldorf Education, E-book 2013, Traduction allemande: Evolution, Rasse und die Suche nach einer globalen Ethik. Eine Antwort auf die Kritiker der Anthroposophie und Waldorfpädagogik, Berlin 2016