Nous connaissons les critiques formulées par les Américains à l’égard de la Chine¹: système à parti unique, manque d’opposition politique, manque d’élections compétitives, manque de libertés civiles, restrictions d’Internet et de la presse, limitations à la liberté d’expression, système judiciaire opaque, surveillance technologique, contrôle numérique, répression des minorités et des mouvements indépendantistes au Xinjiang, au Tibet ou à Hong Kong.

En revanche, les griefs formulés par la Chine contre les Etats-Unis² sont beaucoup moins connus: rôle central de l’argent dans la politique, violence dans le débat public, accroissement de la pauvreté, hausse du nombre de sans-abri, insécurité alimentaire des familles, polarisation sociale, crise sanitaire liée à la drogue, violences armées, brutalité policière, racisme systémique, manque de protection de l’enfance, maltraitance des migrants, interventions militaires, sanctions unilatérales, maintien de la prison de Guantánamo.

Les Etats-Unis reprochent avant tout à la Chine son manque de liberté et l’excès d’intervention de l’Etat. Inversement, la Chine critique le manque d’harmonie sociale et l’insuffisance de régulation étatique. Tandis que les Etats-Unis accusent la Chine d’être une idéocratie autoritaire, la Chine reproche aux Etats-Unis d’être une ploutocratie prédatrice. Ces deux visions plongent leurs racines dans des histoires très différentes: la Chine repose sur une culture millénaire enracinée dans un espace géographique stable, gardienne de la plus ancienne civilisation continue de l’humanité; les Etats-Unis, eux, sont nés il y a quelques siècles de la conquête et de la colonisation d’un continent, dans le dessein de fonder un «nouveau monde».

Deux humanismes

Les Occidentaux ont tendance à croire que seul l’Occident possède une culture humaniste. Ils mettent en général l’Europe et les Etats-Unis dans un même sac: le «monde libre», seul défenseur des valeurs humanistes. Cette vision simpliste ignore deux faits essentiels: d’une part, l’humanisme européen diffère de l’humanisme américain; d’autre part, l’humanisme ne se limite pas au monde occidental. Comme l’ont montré d’importants penseurs ces dernières années, il est aujourd’hui indispensable d’élargir notre horizon et de reconnaître la pluralité des traditions humanistes³.

L’humanisme chinois remonte à 2 500 ans. Confucius fonda la dignité humaine sur le Ren(仁), la bienveillance, l’humanité, et sur le Junzi (君子), l’homme noble de cœur, transformant ainsi la noblesse de naissance en noblesse morale individuelle. Le bouddhisme, le taoïsme et d’autres penseurs contribuèrent ensuite à cette tradition. Celle-ci met l’accent sur la dimension sociale, le respect des rites, coutumes et lois, la charité, la piété filiale et l’harmonie avec le cosmos. Confucius définit le Ren ainsi: «Souhaitant s’établir lui-même, il cherche aussi à établir les autres; souhaitant s’agrandir lui-même, il cherche aussi à agrandir les autres.»⁴ Cette tradition ne peut concevoir l’être humain sans son lien avec autrui et avec le cosmos. Elle a traversé les siècles et continue d’être cultivée par des philosophes chinois contemporains tels que Zhao Tingyang, penseur de la théorie du Tianxia, le néo-confucéen conservateur Gan Yang ou encore Jiang Shigong, légitimiste proche du gouvernement, qui s’inspire lui aussi de Confucius.

Le philosophe Tu Weiming est sans doute le représentant le plus marquant aujourd’hui d’un humanisme confucéen. Il parle d’un «humanisme spirituel» fondé sur la réalisation du vrai soi: «L’humanisme spirituel met l’accent sur le dialogue, la réconciliation et l’harmonie. L’opposé de l’harmonie, c’est l’uniformité et l’égalité; mais la condition de l’harmonie, c’est la différence et le respect de l’autre. L’émergence d’une conscience mondiale, œcuménique et cosmique, est la condition préalable au développement d’une culture véritablement authentique de paix éternelle.»⁵ Ces paroles, prononcées il y a une dizaine d’années, prolongent clairement cette tradition dont le mot-clé reste «harmonie».

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