Pour échapper à l'ennui de l'éternité, Zeus, le Maître de l'Olympe, voulut peupler la Terre de créatures mortelles. Pour réaliser ce projet, il s'adressa aux deux frères Titans, Épiméthée et Prométhée, le premier étant « celui qui pense après », l'étourdi, et le second « celui qui pense avant », le prévoyant. Épiméthée, enthousiaste, souhaita absolument se charger de cette tâche. Il entreprit de créer toutes les créatures de la Terre, attribuant soigneusement à chacune d'elles un don particulier, pour que chaque espèce voie ses faiblesses compensées par ses dons et s'intègre ainsi dans un ensemble harmonieux, un « écosystème », un cosmos équilibré. Lorsque son frère Prométhée inspecta sa réalisation, il constata qu’Épiméthée avait oublié de doter l’être humain d'un don. Or, il avait déjà distribué tous les dons. Il ne restait plus rien pour les êtres humains qui se trouvaient ainsi démunis au sein de la création. Pour résoudre ce problème et permettre à l'humanité d'exister, Prométhée vola le feu aux dieux et le donna aux hommes, et avec le feu, aussi la « technique » et les « arts ». Comme punition pour cet acte de rébellion, les dieux créèrent Pandore, « celle qui a tous les dons » (« pan »=tout, « dore »=don), une femme d'une beauté incomparable, et l'envoyèrent vers les hommes. Pandore portait une boîte au contenu secret qui ne devait surtout pas être ouverte. Mais la curiosité l'emporta, et la boîte, ouverte par Pandore, laissa s'échapper tout le mal et la misère, qui se répandirent alors sur l’humanité. Une seule chose resta dans la boîte refermée à la hâte : l’espoir.

Ce mythe contient tous les éléments importants de la problématique de la relation entre « nature », « être humain » et « technique ». Avec Épiméthée apparaît l'image d'un écosystème naturel harmonieux où chaque créature trouve sa place, mais dont l'être humain reste exclu. Seul Prométhée peut faire une place à l'être humain en apportant le feu, la technique et les arts. Par ces derniers apparaissent, au sein du monde naturel, les civilisations. Les civilisations sont l'expression de la transformation de la nature, et donc, dans une certaine mesure, aussi de sa destruction. Sur ce chemin, l'être humain, qui n'avait d'abord aucun don, est accompagné par la merveilleuse Pandore, qui a tous les dons, mais qui laisse aussi s'échapper tout le mal et la misère – ce mal et cette misère liés à la technicisation, bien visibles dans l'humanité moderne.

La question écologique s'articule finalement autour de notre relation – en tant qu'êtres humains – avec la technique et la nature. La nature, l'humain et la technique semblent être des entités nettement séparées, vouées à un conflit à mort. Tandis que la nature semble menacer l'être humain, l'être humain menace lui aussi la nature en retour, et la technique semble mettre en danger la nature tout autant que l'être humain… À la lumière du mythe de Prométhée, nous pouvons saisir que la technique, qui nous semble souvent inhumaine, est précisément ce qui caractérise le plus l’être humain. La technique lui est immanente, elle émerge de lui. De même, l'être humain émerge de la nature. Ces trois entités ne sont donc pas foncièrement séparées. Ainsi, la question de la technique n'est pas une question secondaire, fortuite : c'est une question métaphysique centrale pour l'être humain, qui prend même une dimension cosmique.

Conscience et technique

L'image des deux Titans, l'un tourné vers le passé – celui qui pense après – et l'autre vers l'avenir – celui qui pense avant –, reflète deux aspects du rapport de l'humain au monde : épistémè et tekhnè. Ces deux termes issus de la philosophie antique se chevauchent en partie : il s'agit dans les deux cas de « science ». Ils distinguent cependant un savoir théorique, épistémè, qui reflète le monde existant, et un savoir pratique, tekhnè, qui vise à transformer le monde. En ce sens, si seule épistémè existait, il n'y aurait pas de place pour la création humaine, pour la liberté, car l’être humain vivrait dans un monde entièrement prédéterminé. En revanche, la tekhnè, en tant que « savoir-faire », ouvre comme une brèche au sein de ce monde prédéterminé, un espace de liberté, de création, de transformation. La tekhnè permet aussi ce que l'on appelle la poíēsis : créer, fabriquer, faire passer quelque chose du non-être à l'être. Grâce à la tekhnè s'ouvre ainsi un espace des possibles qui, tel une béance obscure ouverte sur l'avenir, peut contenir toutes les promesses imaginables, mais également tous les malheurs. De cette ouverture dans la réalité jaillissent toutes les innovations artistiques, culturelles, politiques, architecturales, technologiques : les civilisations.

La technique n'est pas arrivée sur le tard, elle est aussi ancienne que l'humanité. Elle définit l'humanité. Cependant, lorsque la pensée philosophique est née dans l'Antiquité, la technique a commencé à être théorisée. Les premiers traités techniques sont apparus, comme ceux d'Archimède ou de Héron d'Alexandrie. À cette époque apparaissent progressivement les premières machines à proprement parler. Les ingénieurs d'Alexandrie développèrent déjà les précurseurs du moteur à piston. La « machine d'Anticythère », qui date approximativement du deuxième siècle avant Jésus-Christ et qui n'a été découverte qu'au début du 20ᵉ siècle, est un excellent exemple de cette époque. Cette machine s'est révélée être un mécanisme étonnant, composé d'un engrenage très sophistiqué destiné à reproduire les mouvements du cosmos, permettant de prédire la position des astres. Il s'agit pour ainsi dire du premier calculateur ou « ordinateur » analogique connu. Un « ordinateur antique » dont le principe consistait à refléter le cosmos.

Les rayons X font apparaître des structures mécaniques noyées dans des concrétions marines, au sein du principal fragment de la machine d’Anticythère. (Pour la Science) © 2005 National Archaeological Museum in Athens (à doite) ; © 2005 Nikon X-Tek Systems (à gauche)

Avec l'époque moderne, avec le « je pense, donc je suis » cartésien, la conscience scientifique s'est complètement coupée de la nature vivante pour devenir pleinement autonome. L'être humain a commencé à saisir la nature sous une forme entièrement mécanique. Dès lors, le principe de l'automate, le principe de la machine, a connu un essor sans précédent. Tout un monde de systèmes de plus en plus automatisés, fermés et autonomes, a vu le jour, comme un reflet de cette conscience humaine fermée et fondée sur elle-même. De cette conscience moderne, coupée des dieux, du cosmos et de la nature, va naître une technique tournée vers le bas, vers la terre, et même vers ce qui se trouve sous la surface de la terre – des minerais, en passant par le charbon et le pétrole, jusqu'au monde de l'électricité, du magnétisme et des forces atomiques – , vers le « sous-sol », que nous pouvons appeler « sous-nature » parce qu'il se trouve sous la nature visible. Les milliards de processeurs et d'activités électro-magnétiques par lesquels nous surfons sur Internet et dans le monde virtuel se situent au sein de cette « sous-nature ». C'est dans ce monde sous-naturel qu'émerge aujourd'hui une nouvelle forme de machine autonome que nous appelons « intelligence artificielle ». Sa particularité est qu'elle n'est plus seulement un automatisme préprogrammé, mais qu'elle développe aussi elle-même ses stratégies opératives. Elle nous indique un nouveau stade de développement de la conscience, quelque chose qui se rapproche du concept d'« autopoïèse », c'est-à-dire d'auto-création. Ces développements techniques reflètent la conscience humaine et son aspiration à créer un être autonome, si possible vivant et conscient, une sorte de nouvel être humain, semblable à l'homoncule du Faust 2 de Goethe, ce petit être très intelligent, sorti d'une éprouvette, qui jouera un rôle central dans le développement spirituel de Faust et sa quête d'Hélène.

Le pharmakon

Selon Bernard Stiegler (1952-2020), la technique doit être regardée comme un « pharmakon ». Stiegler emprunte ce terme à l'Antiquité grecque et désigne un medium qui peut être à la fois un poison ou un remède. Le potentiel toxique de la technique nous est bien connu, surtout dans l'histoire moderne. La technique, qui intervient systématiquement dans l'environnement naturel, occasionne une destruction de la nature. Elle est aussi le principal levier de l'oppression sociale, comme l'avait déjà compris Marx. En augmentant le pouvoir de l'être humain, elle décuple aussi l'effet de ses penchants égoïstes et destructeurs. Certains groupes peuvent exploiter cette puissance – les moyens de production et le capital –, se l'approprier et soumettre les autres à une forme moderne d'esclavage.

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