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Hilma af Klint : la géométrie de l’esprit

La raison du succès d’Hilma af Klint est claire : c’est la soudaine découverte que l’art abstrait ne fut pas inventé par Kandinsky, mais par une femme, des années auparavant. Or quel était son projet ? Derrière ces œuvres si novatrices, particulièrement attrayantes du point de vue esthétique, on découvre une démarche visant une compréhension renouvelée de l’esthétique, voie que Rudolf Steiner et Marcel Duchamp avaient déjà recherchée, et la tentative systématique d’investiguer les mondes de l’esprit.      


Hilma af Klint, une pionnière de l’abstraction : le Musée d’Art moderne de Stockholm lui a consacré en 2013 une vaste rétrospective. Cette exposition, la plus visitée dans l’histoire du musée, a fait d’elle une artiste de réputation internationale. Le 12 octobre 2018, le Musée Guggenheim de New York a inauguré l’exposition Hilma af Klint, des peintures pour le futur. Lors de sa clôture, le 23 avril de cette année, on réalisa à New York, comme à Stockholm auparavant, que cette exposition fut la plus fréquentée de toute l’histoire du musée. Cet événement représente sans aucun doute un point culminant dans la présentation de ses œuvres, une histoire qui remonte à une trentaine d’années. Le bâtiment circulaire en forme de spirale conçu par Frank Lloyd Wright constitue une enveloppe architecturale parfaite pour l’œuvre de Hilma af Klint.1 Nous savons que l’artiste rêvait d’un temple pour la présentation de ses travaux , un souhait conforme aux idées de Hilla von Rebay, directrice fondatrice de la Solomon R. Guggenheim Foundation et familière de la théosophie et des conceptions de Rudolf Steiner : elle imaginait pour le futur musée un « temple de l’esprit » dans lequel serait exposé l’art non figuratif, qu’elle nommait la « religion de l’avenir ». Il est possible, on l’imagine en tout cas, qu’elle ait été à l’origine de la célèbre forme en spirale du bâtiment, motif d’ailleurs récurent dans l’œuvre de Hilma af Klint.

Hilma af Klint, Carnet de notes : fleurs, mousses, lichens, 1919, Albert-Steffen-Stiftung.

Repenser l’histoire de l’art ?

Quelles sont les raisons d’un si vif intérêt ? Son histoire fournit certainement matière à un récit sensationnel, celui de la découverte d’une œuvre « secrète » élaborée il y a 70 ans, riche en travaux qui exigent de l’histoire de l’art de repenser son récit en apparence bien établi. C’est l’option choisie par le Musée d’Art moderne de Stockohlm en faisant de Hilma af Klint la pionnière de l’art abstrait. Et c’est effectivement ce point de vue qui a nourri depuis les discussions et les débats. 

Af Klint ne se considérait pourtant pas comme une pionnière de l’abstraction et il n’y eut entre elle et des personnalités connues comme Mondrian ou Kandinsky ni contacts ni échanges. Elle fut pourtant utilisée comme une très bonne accroche, une parfaite image de marque. Rien d’étonnant à ce que l’Acne Studio, label internationalement reconnu dans le domaine de la mode, ait édité à l’été 2014 sa collection Hilma af Klint. Mais peut-être faut-il y voir aussi d’autres raisons, plus en rapport avec le rapprochement de la mode et de l’art contemporain au cours des dernières années. En tout cas, c’est bien à l’idée de « pionnière de l’abstraction » que s’est référé Jonny Johansson, le créateur de la collection. Dans la déclaration de presse publiée sur la page d’accueil du site d’Acne Studio, on apprend ce qui l’a motivé : « The colours and the depth and beauty of Hilma af Klint’s universe will strike anyone who spends time with her art. Her story as a forgotten artist, who is suddenly being considered as one of the pioneers within abstract art, is dazzling. » On peut mettre en avant d’autres raisons, plus importantes, pour expliquer l’intérêt durable qu’elle suscite. Qu’il s’agisse de botanique ou d’illustrations scientifiques de végétaux, de l’utilisation de diagrammes, d’histoire de l’art dans une perspective féministe, d’occultisme avec des liens vers la théosophie et l’anthroposophie, d’écriture automatique 30 ans avant les surréalistes, de décoration ou de recours à l’écriture dans la peinture, son œuvre offre en effet de multiples accès.

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Hilma af Klint, série Parsifal, n° 78, 1916, Hilma af Klint Foundation.

Discipline spirituelle     

Quoi qu’il en soit, les talents de peintre de Hilma af Klint ne font aucun doute. C’est finalement ce qui explique la success-story des dernières années. Facilement relégable dans une niche, son œuvre ne cessa de surprendre par ses qualités esthétiques et bénéficia, de ce fait, d’une bonne réception. Les futures recherches montreront son positionnement vis-à-vis des courants modernistes de son temps. Il semble qu’elle ne s’en soit que peu ou pas du tout préoccupée, mais qu’elle ait orienté toute son énergie sur le travail intérieur et la transmission des messages des mondes supérieurs. Cet aspect de son travail a été traité jusqu’ici de façon plutôt superficielle, schématique et redondante. On n’a pas encore assez mis en valeur les contenus de ses travaux et la précision de leur réalisation. Cela ne saurait surprendre, tant l’iconographie et la symbolique présentes dans ses œuvres sont en grande partie inconnues des historiens de l’art. L’impression artistique qui se dégage de ses travaux agit apparemment plus fortement que le besoin de comprendre exactement le sens de la lettre « W » ou ce que racontent certaines formes florales ou géométriques. Ses images sont convaincantes par elles-mêmes, à travers les formes, les couleurs ou le mode d’exécution choisi.

L’assurance dans l’exécution de ces travaux est frappante : un geste libre préside aux dessins et aux peintures, la tenue du crayon et du pinceau ne trahit aucune affectation. On ne peut la classer parmi les artistes naïfs tant ses œuvres trahissent sa formation académique. Briony Fer l’a formulé de façon très juste dans un texte sur la série de 1916 : « She was getting it down on the page, laying on the colour, not roughly but in an improvisational manner suited to her task. This, of course, is precisely what makes them interesting as paintings and not simply as evidence of the supernatural. It is that miniature ‹bleed› on the watercolour that seems to almost evacuate at the centre of the circle, the pencil notations, the dating, the schematic pencil scaffolding of incredible delicacy and lightness, the gradations of colour, the chromatic complexity, the limpid veils of watercolour wash: all these are the features that draw us to Hilma af Klint’s work as aesthetic objects. »2 D’après la convaincante analyse de Fer, ce qui produit l’œuvre esthétique est dû à l’association de diagrammes résultant d’un processus visionnaire avec une contingence liée au corps, et donc le contact entre les signes schématiques que sont un cercle, un cube ou une spirale et les forces inconscientes du corps, sans compter les impressions fortuites produites par les effets spécifiques des matériaux mis en œuvre. 

Il semble qu’elle ne se soit que peu ou pas du tout préoccupée de courants modernistes mais qu’elle ait orienté toute son énergie sur le travail intérieur et la transmission des messages des mondes supérieurs.

Que signifie pour l’œuvre de Hilma af Klint la discipline spirituelle précise à laquelle elle s’est soumise tout au long de sa vie ?3 Réfléchir à cette question offre un accès à son œuvre négligé jusque-là et permet d’entrer dans son travail. Contrairement à ses contemporains comme Kandinsky ou d’autres artistes de sa génération qui se consacrèrent eux aussi à la spiritualité, il ne s’agissait pas pour elle d’une phase transitoire mais d’une confrontation systématique qui s’étendit tout au long de sa vie.4 Et à la différence de l’écrivain russe Andreï Biély, qui a documenté de temps à autre ses exercices spirituels de façon imagée, les arts visuels furent au cœur de ses activités professionnelles depuis ses études et son entrée à l’Académie royale de Stockholm en 1882, jusqu’à sa mort en 1944. Pour Hilma af Klint, le plus important était sa pratique spirituelle, l’art venait ensuite. Loin d’être un jugement, cela peut aider à comprendre ce qui la différencie de l’avant-garde artistique de son temps.

Hilma af Klint, L’Arbre de la connaissance, n° 1, 1885.

Dès sa découverte par le grand public, en 1966, lors de l’exposition très remarquée organisée par le County Museum of Art de Los Angeles, Le spirituel dans l’art, Peinture abstraite de 1890 à 1985, Hilma af Klint fut aussitôt classée dans la tradition de la spiritualité et de l’occultisme. Les textes à son sujet reprennent sans cesse des titres comme The Art of Seeing the InvisibleSeeing is believing5 ou encore Painting the Unseen.6 Et cependant, ces termes d’« esprit » et de « vision » sont rarement explicités. Je ne parle pas ici du contenu et de la signification de ses œuvres, qu’il lui arriva maintes fois de ne pas comprendre, ce qui est le cas des images réalisées sous le « diktat » de ses guides spirituels. Briony Fer conclut son article cité plus haut de cette façon réductrice : « Not the messages of ‹The Master›, not messages springing forth from a spirit world, not a supernatural imaginary; rather she absorbed an image world that was available to her, and from which she learnt new possibilities. »7 De nouvelles possibilités, sans aucun doute. Mais le jugement est peut-être trop métaphysique. On trouve bien sûr des échos visuels issus des sources dont disposaient aussi Kandinsky, Kupka et Mondrian, comme par exemple des textes d’Annie Besant, Charles Leadbeater et Helena Blavatsky. Mais c’est un autre point de vue qui m’intéresse : investiguer d’abord les états de conscience de Hilma af Klint avant de passer à la signification et à l’interprétation de ses images.

Un voir voyant

Hilma af Klint, 1901.

Regardons le contexte de naissance de son œuvre. C’est l’époque de la découverte du subconscient, de la radioactivité, de la physique quantique, c’est aussi le moment où l’on investigue les sphères de l’occulte et du non sensible et, finalement, l’époque où s’élabore l’art abstrait. Dans tous ces domaines de l’art et de la science, les lignes bougent et se redéfinissent. L’obscur et l’inexplicable sont partie intégrante d’une nouvelle géographie spirituelle. Dans ce domaine, Hilma af Klint n’a rien d’une exception. Elle est proche de chercheurs comme Pierre et Marie Curie, qui participèrent aux aussi à des séances de spiritisme,8 et de Sigmund Freud. Ce tournant confirme la philosophie de la subjectivité, devenue depuis Kant la norme dans la théorie de la connaissance et l’esthétique. Désormais, les phénomènes ne se pensent plus indépendamment de la conscience de l’être humain. Chaque acte de conscience est une partie de la réalité. Cette dernière agit sur nous et nous participons, par la perception et la pensée, à la genèse du « monde extérieur ». L’intérêt pour la spiritualité et l’occultisme doit être considéré comme un symptôme de la transformation de la conscience. Ainsi se transforment non seulement les différents aspects de l’art (libération de la couleur et de la forme, naissance de la non-référentialité), mais aussi la réception de l’art. Cette transformation s’opère donc dans deux directions et a un caractère de réciprocité. Les nouvelles images entraînent une vision nouvelle et cette vision en phase de métamorphose recherche de nouvelles images. La réception de l’art n’est plus séparable de l’œuvre d’art car elle fait partie de son accomplissement. Tel est le vaste contexte de l’histoire de la conscience dont il nous faut tenir compte pour « comprendre » Hilma af Klint. C’est aussi l’environnement dans lequel prit naissance l’art non figuratif, non référentiel. Sa nécessité pourrait se résumer à la formule suivante : tout ce qui est mimésis est falsification. Seule la transformation de la vision en vision capable de donner forme ouvre le regard sur la réalité. Pensant saisir la réalité, la conscience qui reproduit le réel est naïve. Nous devrions en fait la qualifier d’« abstraite » et appeler « concrète » la vision consciente qui donne forme. Hilma af Klint ne fit partie d’aucun groupe de l’avant-garde et ne participa pas davantage aux discussions sur le spirituel dans l’art et l’abstraction. Elle opéra cependant le virage vers une « vision voyante » comme le dit si justement Max Imdahl. 9 Aussi longtemps que la vision reste liée à l’objet, la conscience ne peut accéder à un développement libre. Après la libération de la forme et de la couleur, la quête de l’« autonomie de l’image » n’exprime rien d’autre que la libération du regard dans une vision qui prend conscience d’elle-même. En ce sens, par son travail d’investigation et de développement de la conscience, af Klint était en phase avec son époque et l’a peut-être même devancée.

Tout ce qui est mimésis est falsification. Seule la transformation de la vision en vision capable de donner forme ouvre le regard sur la réalité.

Abstraction et empathie, l’ouvrage de Wilhelm Worringer, l’une des premières justifications théoriques d’un art « spirituel », parut en 1906. Ce traité fut lu et discuté par un grand nombre de ses contemporains. L’avant-garde artistique s’en empara et il contribua largement à son développement. Franz Marc par exemple souligna son aspect innovateur10 et le plaça à côté du manifeste de Kandinsky paru en 1911, Du spirituel dans l’art. Cet écrit représente un règlement de compte avec l’historiographie de l’art, pour laquelle le « savoir-faire » (Gottfrid Semper) et la « mimésis » (lié pour Worringer à la tradition aristotélicienne) étaient des valeurs fondamentales. Il tente aussi de mettre en valeur l’expressivité créatrice en tant que telle. Si l’histoire de l’art avait été jusque là une histoire du savoir-faire, les nouvelles évolutions dont témoignait l’art devaient faire de l’histoire de l’art une histoire du vouloir.11 Dans l’esprit de Worringer, l’« esthétique moderne » va dans cette direction : elle a « fait le pas décisif qui mène de l’objectivisme esthétique au subjectivisme esthétique, c’est-à-dire que le point de départ de ses recherches n’est plus la forme de l’objet esthétique mais l’attitude du sujet qui l’observe »12.

Voies vers une nouvelle esthétique

Hilma af Klint, série Parsifal, n° 77, 1916, Hilma af Klint Foundation.

Marcel Duchamp, qui a forcément connu Worringer à travers sa fréquentation des écrits de Kandinsky, fut l’un des premiers à comprendre dans sa radicalité le tournant dont il est question ici et à le traduire, comme par exemple dans Fresh Widow de 1920. Duchamp demande à un menuisier de réaliser la miniature d’une fenêtre française et colle du cuir noir sur les vitres. La vue, la possibilité de voir en transparence, est ainsi masquée. Les morceaux de cuir, dit Duchamp dans un entretien de 1966, doivent « en fait être polis chaque matin comme une paire de chaussures afin qu’ils brillent comme de vraies vitres. »13 Poli pour révéler sa brillance, le cuir devient ainsi surface de réflexion. Duchamp fait une fenêtre mais annule sa fonction première en habillant les vitres de cuir. Du fait de sa surface polie, la fenêtre est l’objet d’une inversion et ouvre sur un monde spirituel. Il s’agit d’un refus du visible, ou pour dire comme Duchamp, un refus du « rétinal », de ce qui n’est visible que pour la rétine, de ce qui ne concerne que l’œil.

Ce jugement, cette critique qu’adresse Duchamp à un art unilatéral, à « l’art pour l’art », représente pour lui le point de départ d’une complète redéfinition de l’œuvre d’art. Il transfère le poids de l’œuvre sur sa réception en tant qu’acte créatif. Duchamp le comprend ainsi : l’œuvre d’art créée par l’artiste est dans un « état brut » qui doit être « raffiné » par le spectateur : « Le processus créatif prend un tout autre aspect quand le spectateur se trouve en présence du phénomène de la transmutation ; avec le changement de la matière inerte en œuvre d’art, une véritable transsubstantiation a lieu et le rôle important du spectateur est de déterminer le poids de l’œuvre sur la bascule esthétique. Somme toute, l’artiste n’est pas seul à accomplir l’acte de création car le spectateur établit le contact de l’œuvre avec le monde extérieur en déchiffrant et en interprétant ses qualifications profondes et par là ajoute sa propre contribution au processus créatif. Cette contribution est encore plus évidente lorsque la postérité prononce son verdict définitif et réhabilite des artistes oubliés. »14 Fait nouveau, l’accent est mis ici sur l’observateur de l’art et tout le processus de sa réception. Le rôle décisif que Rudolf Steiner a joué pour Hilma af Klint est connu. Comme Duchamp, Steiner considère en effet la réception de l’art comme la contrepartie nécessaire à l’œuvre d’art en tant qu’objet. On trouve dans une conférence qu’il fit à Vienne en 1888 dans le cadre de la Société Goethe, texte publié par la suite sous le titre Goethe, père d’une esthétique nouvelle, une critique de la conception idéaliste de l’art telle qu’elle s’exprime par exemple dans la philosophie de Schelling. Pour Schelling, l’œuvre d’art n’est pas belle en soi à travers ce qu’elle est mais à travers le fait qu’elle reproduit l’idée de la beauté. Le contenu de l’art est pour lui semblable au contenu de la science. L’art n’est ainsi pas davantage que la science devenue objective.15

Opposé à cette vision, Steiner formule les choses ainsi : « Le réel ne saurait être réduit à un moyen d’expression, non, il doit subsister dans sa pleine indépendance, mais revêtu d’une forme nouvelle […].»16Or, le fait de remodeler la matière ne fait pas l’œuvre d’art mais constitue la condition du deuxième acte, de la réception créative. Steiner l’explique en recourant à l’analogie assez insolite du moule à kouglof : de la même façon que ce qui nous importe est la dégustation du gâteau et non la forme du moule, le moule à kouglof, ce qui importe en matière de « nouvel art » est l’expérience que suscite l’art, non l’œuvre d’art en tant qu’objet. Il résume sa pensée de la façon suivante : « Dans les arts du passé, il s’agissait toujours de ce qui se trouve à l’extérieur, dans l’espace. Dans l’art nouveau, ce qui importe n’est pas ce qui se trouve dans l’espace, à l’extérieur. Ce qui est à l’extérieur, c’est le moule, et ce qui importe, on ne peut rien y faire en fait, c’est ce qui se trouve à l’intérieur. »17

Une artiste qui fut aussi une scientifique

Que signifie de placer Hilma af Klint dans le contexte de ce tournant dans la réception de l’art et d’observer son travail dans ce cadre ? Je pense que cela permet la naissance d’un regard neuf, l’émergence de questions qui nous permettent de mieux appréhender son être. Quand bien même elle se serait beaucoup réjouie des expositions citées plus haut et de leur succès, elle aurait été certainement quelque peu, ou peut-être fortement déçue si elles n’avaient pas contribué à une transformation dans la façon de voir les choses et à une confrontation sérieuse avec les thèmes de ses œuvres et se seraient limitées à n’engendrer que de la fascination pour ce qu’elle fut et le seul plaisir de contempler ses beaux tableaux mystérieux. N’oublions pas la façon dont elle vécut jour après jour, retirée en elle, plongée dans la méditation, livrée à des études qui ne cessèrent jamais de s’approfondir et de prendre de l’ampleur. Les quelques portraits qui nous sont parvenus nous la montrent sous un aspect ascétique et austère. Le ton de ses carnets de notes est sévère, sérieux, toujours factuel. Du point de vue historique, le processus de détachement de son œuvre et, d’une certaine façon, sa validation à travers des modes de réception multiples et non définitifs, est chose juste. Je pense toutefois que nous ne devrions pas laisser de côté le mode de réception développé plus haut. On constate en effet sans peine qu’elle a toujours travaillé comme elle a vécu, de façon rigoureuse et méthodique. Ses travaux s’articulent autour de différents thèmes et séries. Le commencement et la fin de chaque série sont sans ambiguïté et les groupements d’œuvres, les séries et les travaux isolés portent des titres.

Contrairement à ses contemporains comme Kandinsky et d’autres artistes de sa génération, la discipline spirituelle ne signifiait pas pour elle une phase transitoire mais une confrontation systématique qui s’étendit tout au long de sa vie.

On peut avoir l’impression qu’elle travaillait davantage comme une scientifique que comme une artiste. D’un autre côté, elle était « inspirée », au vrai sens du terme. Mais il s’agit là aussi d’une « mission », une mission pour le temple, auquel elle travailla de 1907 à 1915. Elle fut plongée dans ce travail en tant que médium, tant dans sa réalisation que dans les forces étrangères qui sous-tendent son contenu : une voix lui disait ce qu’elle devait faire. Une nouvelle phase de son travail commença en 1916. Elle ne se sentit alors plus guidée par des forces supérieures. Ses travaux se firent plus réfléchis et semblent être parfois des dispositifs expérimentaux conçus en vue d’expériences visuelles. Une série de carrés monochromes de la série Parsifal sort du lot : à part un adverbe de lieu tracé au pinceau en caractères gothiques qui indique une des directions de l’espace (« en arrière » y est écrit en miroir et « en bas » y est inscrit de bas en haut), on ne distingue qu’un carré d’une seule couleur traité à l’aquarelle d’un geste rapide. On voit écrit sur l’une des feuilles, à la gauche d’un carré d’un jaune saturé, tåkaB, pour Bakåt, qui signifie en suédois « en arrière ». C’est le « plan physique » qu’Hilma af Klint investigue et différencie dans ce travail. Dans une autre série, dont trois pièces sont intitulées La Convolution de l’étherLa Convolution des forces astrales et La Convolution du plan du penser, elle visualise des perceptions et des expériences de conscience qu’elle avait étudiées par le biais de la théosophie et de l’anthroposophie de Steiner. Autant que je sache, la représentation qu’en donne Hilma af Klint sous cette forme est très individuelle et témoigne de son accès personnel à cette thématique.

N’y a-t-il pas similitude entre sa démarche et les procédés des artistes minimalistes et des tenants de l’art conceptuel des années 1960 ? Cousins éloignés des Instructional Pieces de Yoko Ono, les travaux de la série Parsifal évoqués plus haut pourraient servir de directives à l’attention de ceux qui les observent. Grapefruit. A book of Instruction and Drawings, l’ouvrage de Yoko Ono, parut du reste au moment exact où s’achevait la période de protection qu’Hilma af Klint avait elle-même assignée à son œuvre. Elle avait en effet autorisé la présentation publique de ses travaux à partir de 1964, soit vingt ans après son décès. Imaginons-nous ses carrés exposés à côté d’œuvres de Yoko Ono et par exemple d’une toile de 1970 de Douglas Huebler qui ne montre rien d’autre qu’un trait vertical avec l’indication suivante : « The line above is rotating on its axis at a speed of one revolution a day ». L’invalidation de l’œuvre d’art en tant qu’objet au profit de l’acte de conscience lui-même n’aurait pas été une idée complètement étrangère aux conceptions d’Hilma af Klint.


Version retravaillée d’un article paru en 2018 : Hilma af Klint, Emma Kunz, Between the Worlds.

Johannes Nilo, né en 1973, a étudié les arts plastiques et la slavistique à Stockholm et Moscou avant de diriger de 2011 à 2018 le service de documentation du Goetheanum.

Notes de l'article

  1. Erik af Klint, neveu et héritier de Hilma af Klint a rapporté qu’Hilma af Klint se représentait le bâtiment comme une construction faite de différents cercles. « Chaque série devait s’inscrire dans son propre cercle et le visiteur aurait été guidé de l’extérieur vers l’intérieur à travers les différentes phases d’évolution jusqu’à rencontrer l’avenir au centre du dispositif. » In : Åke Fant, Hilma af Klint. Ockult målarinna och abstrakt pionjär, Stockholm, Moderna Museet, 1989, p. 9.
  2. Briony Fer, Hilma af Klint. The Outsider Inside Herself, in : Hilma af Klint. Seeing is Believing, ouvrage édité par Kurt Almqvist, Londres 2017, p. 103 sq.
  3. Cet aspect a été pris au sérieux et traité très tôt par la critique anthroposophique. Voir Åke Fant et sa contribution au catalogue : Das Beispiel der Malerin Hilma af Klint, in : Das Geistige in der Kunst. Abstrakte Malerei 1890-1985, ouvrage édité par Maurice Tuchman, Stuttgart, 1988, pp. 154-163. Voir aussi la conférence de Wolfgang Zumdick : Finding the Inner Form. Pathways to Hilma af Klint’s Change From Outer to Inner Experience, in Hilma af Klint. The Art of Seeing the Invisible, ouvrage édité par Kurt Almqvist, Stockholm, 2015, pp. 243-254. Familier de la tradition théosophique et de l’anthroposophie, Åke Fant fut le premier historien de l’art à avoir accès aux écrits de l’artiste après sa mort. J’ai le sentiment qu’il a traité certains aspects plus précisément, de façon plus définitive que nombre de critiques après lui. Mais ces dernières années ont vu des avancées significatives dans la recherche.
  4. Kandinsky par exemple. Voir Sixten Ringboms, Überwindung des Sichtbaren. Die Generation der abstrakten Pioniere, in : Das Geistige in der Kunst. Abstrakte Malerei 1890-1985, p. 136. Ringbom limite la confrontation de Kandinsky avec l’occultisme aux années 1908-1912.
  5. Ces deux titres sont aussi ceux des symposiums et des projets d’ouvrages de la Axel and Margaret Axson Johnson Foundation.
  6. Titre du catalogue de l’exposition éponyme des Serpentine Galleries, Londres, 3 au 15 mai 2016.
  7. Ibid., p. 104.
  8. Jason Ā. Josephson-Storm, The Myth of Disenchantment. Magic, Modernity, and the Birth oft the Human Sciences, Chicago Press, Chicago, 2017, pp. 1 et 9. Voir Max Imdahl, Cézanne – Braque – Picasso. Zum Verhältnis zwischen Bildautonomie und Gegenstandssehen, in : Reflexion, Theorie, Methode, Gesammelte Schriften, vol. 3, Francfort, 1996.
  9. Voir Max Imdahl, Cézanne – Braque – Picasso. Zum Verhältnis zwischen Bildautonomie und Gegenstandssehen, in : Reflexion, Theorie, Methode, Gesammelte Schriften, vol. 3, Frankfurt, 1996.
  10. Citation tirée d’un avant-propos de Claudia Öhlschläger in : Wilhelm Worringer, Abstraktion und Einfühlung. Ein Beitrag zur Stilpsychologie, Munich, 2007, p. 24.
  11. Ibid, p. 77. Worringer fait référence à Aloïs Riegl et son concept du « vouloir l’art ».
  12. Ibid, p. 72.
  13. Isabelle Malz, Die Fenster von Marcel Duchamp. Zwischen ‹Präzisionsmalerei› und ‹Indifferenzschönheit› in: Fresh Widow. Fenster-Bilder seit Matisse und Duchamp, ouvrage édité par la Kunstsammlung de Rhénanie-Westphalie, Düsseldorf, Stuttgart, 2012, p. 88.
  14. Marcel Duchamp, Der kreative Akt, in : Der kreative Akt. Du champagne brut. Éditions Nautilus, Hambourg, 1992, pp. 11 sq.
  15. Rudolf Steiner, L’Art entre sensible et suprasensible. Fondements d’une esthétique nouvelle. Éditions Triades, 2009.
  16. Ibid.
  17. Rudolf Steiner, conférence du 21 novembre 1914, in Aspects spirituels de l’Europe du Nord et de la Russie, Éditions anthroposophiques romandes, 1981.
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