Comment faire face aux événements dramatiques extérieurs dont nous sommes les spectateurs apparemment impuissants ? Comment affronter le mal que nous portons chacun en nous ? Ce texte a été initialement publié juste après les attentats du 13 novembre à Paris. Deux ans après, sa relecture donne quelques clés sur ce qu’être contemporain veut dire.
Pas de raison au pessimisme,
Rudolf Steiner, 26 octobre 1918, GA 185.
mais bien plutôt à l’éveil.
La crise des réfugiés – rencontrer un visage
Parmi tous les défis auxquels nous faisons face à notre époque, la crise des réfugiés est peut-être la plus parlante. Elle pourrait éclairer d’une lumière crue ce que « devenir contemporain » signifie. Cette crise n’est plus une crise, elle est en train de devenir un état permanent. Ce qui s’était annoncé comme un défi s’est immiscé dans notre présent. Le défi est là. Et il a un visage. On peut se détourner de ce visage ou le regarder à la dérobée. Mais on peut aussi aller à sa rencontre. Dans cette rencontre, on fait presque toujours l’expérience de l’impuissance. Car rencontrer son semblable de visage à visage est avant tout un acte intérieur. Il va de soi que cette rencontre dans le for intérieur doit pouvoir évoluer par des pas concrets. Mais l’efficience de ces pas dépend du lieu d’où ils sont partis. Or, c’est souvent l’impuissance qui règne en maître dans ce lieu.
Où se trouve l’impuissance au sein de l’être humain ? En tant qu’expérience, elle se caractérise par sa radicalité, ce qui la distingue d’une faiblesse passagère. Elle est « radicale » parce qu’elle saisit mon être tout entier. Bien que cette radicalité soit éprouvée dans l’âme, l’impuissance s’étend au-delà et atteint directement le lieu du « Je ». Le drame de l’époque actuelle touche le « Je » dans son noyau, dans son potentiel. Chaque « Je » est porteur d’une potentialité qui tend à se réaliser. Dans cette dynamique, le « Je » ne peut se manifester que s’il parvient à réaliser son intention la plus intime. Il ne s’agit pas seulement d’entreprises, de projets ou d’actions au sens habituel − quoique naturellement ceux-ci n’en soient pas exclus − mais de petits gestes, de croiser un regard. Car l’intention qui vit en chaque « Je » est déjà un geste en soi. Le « Je » veut pouvoir se relier, participer. Le « Je » veut dire « oui ».
De spectateur à contemporain
En tant que spectateurs, nous faisons partie de l’évolution du monde, mais nous ne faisons que la subir. En tant que contemporains, nous y prenons part activement en disant « oui ». Non pas que nous approuvions les événements, mais parce que nous nous décidons à rester éveillés à ce qui se passe. Nous devenons des co-porteurs, et cet engagement nous pousse à faire l’expérience de l’impuissance.
À chaque fois que nous devons nous contenter d’être les témoins, par exemple, de la destruction totale d’une société, d’une culture ou d’une communauté humaine et que nous n’avons aucune possibilité de l’interrompre, alors le « Je » ne peut pas exprimer son intention intime, il est paralysé. Entre potentialité et réalisation s’ouvre une fissure, comme une blessure béante, qui devient douleur en l’âme. Cette douleur nous éveille. Tenter de porter l’insupportable nous mène à évoluer de spectateurs à contemporains.
Dans son discours d’acceptation du Prix de la paix des libraires allemands, Navid Kermani a décrit ce point où nous sommes arrivés en tant que spectateur face à la détresse de notre temps : « À seulement trois heures d’avion de Francfort sont exterminés ou expulsés des groupes ethniques entiers, des jeunes filles sont asservies, certains des monuments les plus importants du patrimoine culturel de l’humanité sont dynamités, des cultures disparaissent et, avec elles, une ancienne diversité ethnique, religieuse et linguistique qui, à la différence de l’Europe, s’était pour ainsi dire encore conservée jusqu’au 21e siècle. Mais nous nous rassemblons et nous réagissons seulement lorsque l’une des bombes de cette guerre nous atteint directement, comme les 7 et 8 janvier à Paris, ou bien lorsque ceux qui fuient cette guerre viennent frapper à nos portes. »1
Ce devenir-contemporain ouvre encore une autre voie. En octobre 1918, à Dornach, Rudolf Steiner l’évoque de façon approfondie 2. Il s’agit de la possibilité de métamorphoser le mal, tel qu’il s’est installé au plus profond de la nature humaine depuis le commencement de notre époque, celle de l’âme de conscience. Un courant spirituel s’est donné précisément pour tâche d’œuvrer à cette transformation: c’est le manichéisme. Steiner disait en 1904 : « Ce petit groupe [les manichéens] avait compris que le mal devait réintégrer le cours de l’évolution et qu’on ne devait pas le vaincre par la combativité, mais par la mansuétude. Préparer cela du mieux possible, c’est la tâche du courant spirituel du manichéisme. »3

Mani, un guide spirituel
Mani n’est pas seulement le fondateur de ce courant spirituel. À la Bibliothèque nationale de France, au Cabinet des médailles, on trouve un sceau minuscule – 29 mm de diamètre – en cristal de roche, qui appartint à Mani. Comme on le sait, ce sceau fut employé, entre autres, pour cacheter de nombreuses lettres que Mani adressait à ses communautés. Au milieu, on voit un personnage portant une tiare et une tunique drapée sur les épaules avec, à sa droite et à sa gauche, deux personnages semblables, mais plus petits. Et tout le long du bord se déroule une inscription en langue syriaque, mais dans l’écriture manichéenne créée par Mani lui-même : « Mani, s’liha diso m’shiha’ », c’est-à-dire « Mani, apôtre de Jésus-Christ ». Ce titre était bien connu dans l’histoire. Apôtre, ici, signifie moins « disciple » qu’« envoyé », ce qui est également plus proche du grec. Steiner l’appelle « haut ambassadeur de Jésus-Christ » et mentionne la manière dont Mani lui-même se considérait comme proche du Paraclet, du Saint Esprit. Il existe, dans des textes coptes retrouvés par la suite, divers endroits où Mani insiste lui-même sur sa proximité et sur son lien spirituel avec le Paraclet. « Dans l’année où Ardachès dut être couronné roi », lit-on dans les Kephalaia du maître, « c’est alors que le Paraclet vivant vint à moi et me parla » (Keph. 31-32). Dans une conférence de l’année 1908, Steiner déclare que « Mani est une haute individualité qui est régulièrement incarnée sur la Terre, une entité qui est l’esprit-guide de ceux qui ont pour tâche d’œuvrer à la conversion du mal. » 4
Conversion des forces du mal
Comment le mal peut-il être converti ? Se laisse-t-il convertir ? Qu’est-ce que cela a à faire avec la situation de notre époque ? Et qu’entend-on dans ce contexte avec le terme « mal » ? En règle générale, ce qui est caractérisé comme « mauvais » est ce qui est causé par le mal. Le regard se dirige vers les effets du mal, sur ses répercussions. Dans la série de conférences de 1918 déjà mentionnée, Symptômes dans l’histoire, Steiner parle d’un « principe d’initiation » qui se trouve à la base d’une époque de civilisation. Pour la nôtre, celle de l’âme de conscience, l’initiation au mystère du mal est fondamentale: « Deux Mystères sont d’une importance toute particulière pour le développement de l’humanité dans l’ère de l’âme de conscience où nous nous trouvons depuis le début du 15e siècle. Il s’agit du Mystère de la mort et de celui du mal. » 5 Les mystères de la naissance et de la mort, en tant que principes initiatiques de l’époque précédente, agissent à présent à l’extérieur, alors que le mystère du mal de notre époque agit à l’intérieur de l’être humain.

Lorsqu’il est question du mal dans ce contexte, on ne se réfère pas à ses effets et donc pas à la manière dont il se manifeste. Il est ici question de la nature même du mal. En tant qu’être humain actuel, on est initié à cette nature du mal. Il en découle nécessairement qu’aujourd’hui, tout être humain dispose de la possibilité du mal dans son propre être. Rudolf Steiner caractérise cela comme un « penchant » : « Dans l’univers, ces forces du mal sont à l’œuvre. L’être humain doit les prendre en lui. En les recevant, il plante en lui le germe lui permettant d’appréhender la vie spirituelle avec l’âme de conscience. Ces forces, perverties par l’ordre social humain, ne sont pas là pour provoquer des actes mauvais, mais au contraire, pour permettre à l’homme d’accéder à la vie spirituelle au niveau de l’âme de conscience. Si l’être humain n’éprouvait pas ces inclinations au mal dont je viens de parler, il ne parviendrait pas à avoir l’impulsion, à partir de son âme de conscience, d’accueillir l’esprit de l’univers qui doit à présent féconder l’ensemble de la vie culturelle qui, sans lui, est vouée à mourir. »
Il devient ici évident que la « conversion des forces du mal » est une affaire intérieure et les conditions préalables de cette conversion apparaissent. Il s’agit d’intégrer en soi le mal agissant dans l’univers, de manière à en saisir la nature. Ceci devient possible à partir d’aujourd’hui grâce à l’initiation au mystère du mal. Car les penchants au mal, nous les portons déjà en nous en tant « qu’initiés ». Il importe de savoir si nous pouvons les reconnaître comme tels. Si nous pouvons les considérer comme une potentialité faisant partie intégrante de notre être.
La conversion pourrait commencer là où ce qui menace d’être rejeté de moi-même est à nouveau intégré dans un ensemble. Dans la cosmogonie manichéenne, ce processus est représenté par l’homme originel de lumière sortant du royaume de la lumière et se livrant aux puissances des ténèbres. Ces puissances des ténèbres dépècent alors son âme de lumière et les deux substances originelles, lumière et ténèbres, commencent alors à s’entremêler. Dans sa conférence sur le manichéisme, Steiner expose ce processus de la manière suivante: « L’idée profonde qui réside en cela c’est que, pour le royaume de lumière, le royaume des ténèbres doit être surmonté non par le châtiment, mais par la mansuétude, non par la répugnance à son égard mais au moyen d’un enchevêtrement avec lui, et ce pour délivrer le mal en tant que tel. Du fait qu’une part de lumière s’introduit dans le mal, le mal lui-même est surmonté. »
Accepter l’impuissance
« Les possibilités d’accueil sont limitées », écrit Erhard Körting pour introduire une tribune pondérée qu’il a publiée dans le quotidien allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung. «Une politique d’asile et de réfugiés honnête, conséquente, mais également féconde à long terme sera douloureuse. Elle engendrera des images disgracieuses. Nous devrions être prêts à la supporter. »6 Mais sommes-nous aussi prêts à la porter ?
Porter ne veut pas tout de suite dire porter secours. Pas encore. Ce n’est ni une question politique ni une question de droit. Porter ne peut être que l’acte de l’individu qui s’éveille de l’état de spectateur et qui prend le risque de rester éveillé. De monter la garde. Même si cette vigilance conduit à envisager en toute clarté l’impossibilité de trouver une solution, tout en y restant ouvert intérieurement. Par exemple, il ne s’agira plus de choisir entre « frontières ouvertes » ou « frontières fermées », car les deux situations sont des « impossibilités » engendrant nécessairement un nombre infini de « finitudes ». On peut cependant dépasser cette dualité de l’alternative exclusive. Ce défi est précisément confié à l’âme de conscience. C’est la possibilité de passer de la dualité à la polarité, en ne disant « oui » ni à l’un ni à l’autre, mais en gardant l’ouverture envers les deux jusqu’à ce qu’une troisième possibilité apparaisse. Et c’est aussi douloureux. En chacun de nous, le « spectateur » souhaiterait tellement qu’il y ait enfin une solution pour retrouver le calme et laisser la vie se poursuivre. Certaines solutions peuvent effectivement apporter un soulagement à court terme, mais dans ce cas, la vie qui «continue» correspond déjà à un passé. Afin que le nouveau puisse se manifester de manière vivante, « l’insoluble » doit être maintenu ouvert. Et le vécu de l’impuissance au sein de cette expérience radicale constitue la clé.
De nombreuses images d’attentats qui circulent sont insoutenables, et une seule d’entre elles suffirait largement, car elles ne sont pas supportables. Et la question qui nous échoit n’est pas : « Pouvez-vous supporter cela ? » mais bien plutôt : « Pouvez-vous porter ce qui est insupportable ? » Et la réponse n’est pas un « oui » présomptueux, mais un aveu honnête : « Non, je ne le peux pas ! Je ne le peux pas parce qu’en regardant ces images, la dignité humaine en moi a été blessée au plus profond. Ce qui se passe là est indigne de l’être humain. » C’est seulement là où je reconnais mon impuissance que surgit en même temps la possibilité d’un « revirement ». Car à ce moment-là, j’accepte mon impuissance et je deviens « porteur » de ce qui, en moi, est à l’origine de cette impuissance. Si je peux porter mon impuissance, je ne suis plus enchaîné par elle. Ce n’est pas encore la solution, mais à partir de ce « porter » peut naître une solution, qui fait déjà pressentir le début d’une rédemption.

Réintégrer le mal
« L’intention de Mani », dixit Steiner7, vise à la rédemption du mal, de sorte qu’un jour il puisse être réintégré dans le cours général de l’évolution. Un « sauvetage » de la Terre et de l’humanité où le mal, en tant que principe évolutif, serait écarté de toute l’évolution est – de ce point de vue – une impossibilité. Le mystère le plus profond du manichéisme réside précisément dans le fait qu’il n’est justement pas possible de se sauver seulement soi-même. Écarter le mal pour se sauver soi-même ne conduit nulle part. Au contraire, cela l’endurcit davantage. Au sens manichéen, la rédemption est un événement qui s’accomplit dans l’être. Ou mieux : d’être à être. L’initiation au mystère du mal constitue la condition préalable et permet les tout premiers pas sur ce chemin. Les inclinations au mal ne viennent plus à nous de l’extérieur, mais elles sont des potentialités présentes dans notre nature profonde. « Si l’on veut entrer dans la nature de ces forces du mal, on ne doit pas regarder les conséquences extérieures de ces forces, mais au contraire, on doit chercher la nature du mal là où elle se trouve en nous-mêmes, là où elle agit comme elle doit agir, parce que les forces qui figurent en tant que mal dans l’univers se prolongent à l’intérieur de l’être humain. »8
À l’époque de l’âme de conscience, il ne s’agit plus de distinguer entre les « bons » et des « méchants », car chacun, du fait qu’il vit à notre époque, porte en lui l’inclination au mal. Mais la traduction de cette possibilité dans des actes « dépend de toute autre circonstance que de cette inclination. » « Pénétrer dans la vie spirituelle au niveau de l’âme de conscience »9 dépend directement de la possibilité de reconnaître le mal comme un penchant en soi-même. C’est seulement ainsi que nous pouvons rencontrer les ténèbres en nous-mêmes, de telle sorte qu’une lumière puisse naître de cette rencontre. Elle devient une lumière qui est passée à travers les ténèbres de l’impuissance, une lumière transfigurée, par laquelle les ténèbres elles-mêmes ont été éclairées. Ainsi s’accroît, contre la peur et l’endurcissement, le bien pour l’époque de l’âme de conscience, d’où naîtra la véritable dignité humaine : « de sorte que l’être humain, à l’époque où le mal l’approche dans ses propres inclinations, soit capable, s’il s’élève jusqu’à des intuitions, de métamorphoser les mauvais penchants en ce qui doit devenir, pour l’âme de conscience, le bien, c’est-à-dire ce qui est véritablement digne de l’être humain. »
Article initialement paru dans l’hebdomadaire Das Goetheanum, n° 47, 20 novembre 2015.
Traduction originale des Nouvelles de la Société anthroposophique en France, adaptée pour ÆTHER par Jonas Lismont et Louis Defèche.
Illustrations : Sophie Milchberg
Née en 1942 à Courtrai, en Flandre. Formation en linguistique et philosophie, activités de recherche universitaire et d'enseignement. Actuellement conférencière et intervenante sur le thème de la rencontre des religions et du manichéisme. Auteure du livre Devenir contemporain, Comment métamorphoser le Mal ? (Éditions Triades et Æthera, 2010).
Notes de l'article
- Frankfurter Allgemeine Zeitung du 10 octobre 2015.
- Rudolf Steiner, Symptômes dans l’histoire, GA 185, éditions Triades.
- Rudolf Steiner, La Légende du Temple et l’essence de la Franc-Maçonnerie, conférence du 11 novembre 1904, GA 93, éditions Novalis.
- Rudolf Steiner, L’Apocalypse, conférence du 25 juin 1908, GA 104, éditions Triades.
- GA 185, conférence du 26 octobre 1918.
- Frankfurter Allgemeine Zeitung du 13 novembre 2015.
- Rudolf Steiner, La Légende du Temple et l’essence de la Franc-Maçonnerie, conférence du 11 novembre 1904, GA 93, éditions Novalis.
- Rudolf Steiner, Symptômes dans l’histoire, GA 185, éditions Triades.
- Rudolf Steiner, Symptômes dans l’histoire, GA 185, éditions Triades.
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