Interview avec l’historien Daniele Ganser. La création de l’ONU en 1945 inaugure une ère dans laquelle la guerre est interdite. Pourtant, le monde est toujours ébranlé par des guerres dévastatrices. Comment affronter la propagande de guerre? Au-delà de la nécessité de s’informer, l’individu est appelé développer une mobilité intérieure vis-à-vis de ses propres pensées et sentiments.
L’historien et irénologue suisse Daniele Ganser, dans son dernier livre Les Guerres illégales de l’OTAN 1 qui vient de paraître en français, pose la question du droit dans le contexte de la guerre. De fait, la création de l’ONU inaugure une ère dans laquelle la guerre est interdite. Pourtant, le monde est toujours ébranlé par des guerres dévastatrices. Du point de vue du droit, quel seuil se révèle ici, en relation avec le développement de l’humanité?
Pensez-vous que nous sommes, dans la situation mondiale actuelle, à un seuil ?
Daniele Ganser: Pour moi nous vivons un «tournant» ; nous pouvons aussi utiliser le terme de «seuil» ou de «rupture». C’est le sentiment qu’aucune pierre ne reste posée sur l’autre, que les choses se font chambouler, que l’ancien se décompose et que le nouveau émerge.
Il est difficile de considérer cela historiquement. Néanmoins, il est frappant de constater que nous sommes entrés dans une ère de l’information. Je daterais ce début à l’année 1996: c’est à ce moment-là que je suis allé sur Internet pour la première fois. Je pense qu’au cours de ces vingt dernières années, il est apparu clairement qu’il en allait maintenant tout à fait autrement avec l’information. Aujourd’hui, presque tout le monde a Internet sur son smartphone, dans sa poche. Il s’agit vraiment d’une révolution de l’information qui analyse beaucoup plus rapidement, y compris les mensonges de guerre, et les commente sur Internet comme jamais cela ne s’est fait auparavant. Quand on lit dans le Washington Post, en 1964, que les États-Unis sont attaqués par les Vietnamiens, c’était l’histoire qu’on nous racontait. Aujourd’hui, nous avons une conscience qui démêle les mensonges de guerre beaucoup plus tôt que ne pouvait le faire le mouvement pacifiste.
Néanmoins, au cours de la guerre en Irak, il y a eu des manifestations de paix à travers toute l’Europe alors qu’aujourd’hui, presque personne ne descend dans la rue…
Les guerres telles qu’aujourd’hui en Syrie ou en Ukraine, ont été lancées de manière secrète. L’attaque contre l’Irak était une attaque bien visible, on pouvait tout à fait protester contre; c’est tout autre chose quand des unités secrètes sont formées sur le terrain et que nous disions en Occident: nous n’avons rien à voir avec ça. C’est beaucoup plus difficile pour le mouvement pacifiste de manifester, parce qu’il doit tout d’abord savoir: est-ce que la guerre en Syrie est une guerre civile? Est-ce un conflit international? Qui sont les acteurs et quels objectifs poursuivent-ils? J’ai le sentiment que seule la révolution de l’information nous a permis de comprendre ce qui se passe réellement en Syrie.
D’autres guerres, comme celle au Yémen, sont à peine mentionnées dans les médias de masse, alors il n’y a pas de manifestations. Nous vivons aujourd’hui une ère de la confusion, des fausses nouvelles, des «mots-clefs». L’homme ne peut pas traiter toute la masse des informations que présente Internet. C’est l’essentiel de ce que je dis à mes étudiants de l’Université de Saint-Gall: prendre peu et l’approfondir. Aujourd’hui, on balaye beaucoup, mais très superficiellement. Cela signifie que d’un côté, Internet est une malédiction, il peut dérouter les gens, mais d’un autre, c’est aussi une bénédiction pour ceux qui veulent approfondir les choses. Sur Internet, l’individu peut embrasser de grandes quantités de données. Mais si nous ne nous concentrons pas et que nous ingurgitons sans arrêt le flux numérique des dépêches, nous sombrons totalement dans la confusion. C’est cela, la révolution de l’information.
Y a-t-il des preuves que la guerre contre la Syrie est une guerre secrète des États-Unis? Sait-on cela de Wikileaks ?
Oui. Le journaliste américain Seymour Hersh l’a révélé d’après les données de Wikileaks. Je le décris en détail dans mon livre. La parlementaire américaine Tulsi Gabbard d’Hawaï l’a aussi démasqué. Elle a découvert que le président Obama a secrètement soutenu tous les adversaires d’Assad, dont des terroristes, pour le renverser, et elle a demandé d’un ton critique : «Si vous ou moi donnions à l’EI ou à Al-Qaïda argent, armes et soutien, nous nous retrouverions en prison. Pourquoi notre gouvernement obtient-il un laissez-passer?» Bien sûr, c’est complètement illégal. Mais beaucoup de gens ne réalisent pas qu’Obama a attaqué la Syrie tout d’abord en secret, puis ouvertement à partir de 2014. Obama ne méritait pas le prix Nobel de la paix.
Votre livre est basé sur la question de savoir si, du point de vue de l’ONU, les guerres sont légales ou illégales. Mais les Nations Unies peuvent bloquer des résolutions, par exemple lorsqu’une grande puissance utilise son droit de veto. Comment voyez-vous cela?
Pour la première fois dans l’humanité, il a été établi par la Charte des Nations Unies qu’un pays A ne peut pas attaquer un pays B. C’est pour moi un moment déterminant des 2000 dernières années qu’ait été déclaré en 1945: les guerres sont illégales. Il s’agit de l’interdiction de la violence, qui affirme que tous les pays s’abstiennent de recourir à la force dans leurs relations internationales. Cela ne s’était encore jamais produit dans l’histoire de l’humanité. Pour moi, il y a là un grand trésor, quelque chose de précieux. Une pierre précieuse, mais qui fut complètement enterrée par les nombreuses guerres et la propagande de guerre de ces dernières années. Je voulais sortir ce petit bijou de nouveau à la lumière. La Charte des Nations Unies déclare explicitement : «Tous les membres s’interdisent tout recours à la violence dans leurs relations internationales.»
C’est un phare vers lequel tout converge dans votre livre.
Oui, comme une cordée escalade une paroi lorsque le crochet est amarré. Si on sait que cette interdiction de la violence existe, qu’elle n’a pas besoin d’être créée à nouveau, alors nous devons nous demander: cela a-t-il fonctionné? Malheureusement, la réponse est non! Mais alors pourquoi avons-nous des guerres? La réponse est la propagande de guerre. Les guerres ont été vendues par la propagande de guerre. L’interdiction de la violence connaît deux exceptions: le droit à la légitime défense ou un mandat du Conseil de sécurité. Toutes les autres guerres sont illégales. La guerre du Vietnam était donc justifiée parce qu’on a dit: c’est de l’autodéfense. Mais l’attaque du destroyer Maddox dans le golfe du Tonkin n’a jamais eu lieu. L’autodéfense était une pure hypocrisie. C’était une guerre d’agression.
Ne doit-on pas parfois intervenir ? On peut aussi être d’avis que, de même que les Américains ont libéré l’Europe d’Hitler, il y a des situations où l’on doit intervenir, où quelqu’un doit assumer, d’un point de vue éthique et moral, le rôle de police…
L’idée de supprimer la violence par la violence a échoué. Sinon nous aurions la paix aujourd’hui. En tant qu’êtres humains, nous avons beaucoup utilisé la violence au cours des deux derniers millénaires 2000. La guerre de propagande piétine la Charte des Nations Unies. En voici un exemple: de 1945 à 1995, donc durant 50 ans, l’Allemagne n’a participé à aucune guerre. C’était bien, juste et important. Puis en 1995, l’Allemagne participe à la guerre en Yougoslavie et à la guerre en Bosnie. Et plus tard, en 1999, sous le chancelier Schröder et le ministre des Affaires étrangères Fischer, l’Allemagne, de concert avec le président Clinton, a bombardé la Serbie. On doit immédiatement se demander: de quel droit? L’Allemagne a-t-elle le droit de bombarder la Serbie? La réponse est non! Pourquoi? Parce que l’interdiction de la violence, conformément à la Charte des Nations Unies, vaut pour tous les pays. La Serbie, elle, n’avait en aucun cas, en 1999, bombardé l’Allemagne ou les États-Unis.
À cette époque on disait dans la presse: «Il y a des camps de concentration et des massacres de civils.»
Oui, c’est ce schéma, le modèle de la «guerre humanitaire». Nous l’avons vu dans tous les journaux. Avec quels arguments ? Pourquoi les intellectuels ont-ils été pour la guerre? Ce n’étaient pas des gens qui avaient des actions dans les armes. Ils étaient convaincus qu’il s’agissait d’une «bonne guerre». Et là je dis: ils ont été massivement trompés par la propagande de guerre. Si nous regardons attentivement, ce n’est pas une «guerre humanitaire». Un « viol «affectueux» n’existe pas, c’est une illusion!
L’image de la guerre humanitaire, c’est par exemple le débarquement des Américains en Normandie.
Oui, les médias allemands répètent encore et encore que les États-Unis ont stoppé Hitler. Et il en découle que leur violence d’aujourd’hui serait juste, partout. Mais les deux choses sont fausses. Bien sûr, les États-Unis ont contribué à la victoire contre Hitler. Mais ce sont les Russes qui ont arrêté la progression d’Hitler à Stalingrad en 1943. Pendant que les Allemands reculaient et que les Russes avançaient vers l’Atlantique, les États-Unis ont ouvert le deuxième front à l’arrière où l’armée d’Hitler était déjà en repli. Celui qui observe ce grand mouvement de loin voit que les Russes et les États-Unis ont remporté la victoire décisive sur Hitler. Les Russes ont déploré 27 millions de morts pendant la seconde guerre mondiale dans la lutte contre Hitler, les États-Unis seulement 300 000. Si l’on compare ce tribut sanglant 80 fois supérieur, c’est clair: ce sont les Russes qui ont vaincu Hitler. Par ailleurs, la lutte se déroulait sur le sol russe, l’armée d’Hitler n’est jamais allée sur le sol américain. Il est historiquement exact de dire que la Russie et les États-Unis ont vaincu Hitler. Mais si vous voulez nommer un seul pays, alors il est correct de dire que la Russie a vaincu Hitler, or on ne le lit pratiquement jamais dans les médias allemands. C’est induire en erreur que de désigner les États-Unis comme seul vainqueur contre Hitler et de se focaliser, comme vous l’avez fait dans votre question par exemple, sur le débarquement en Normandie en juin 1944. La recherche pour la paix a donc une vision légèrement différente de la seconde guerre mondiale, et elle souligne qu’il ne doit pas découler de la victoire contre Hitler que chaque utilisation de la force par la Russie est correcte et qu’elle devrait être applaudie. L’invasion russe en Afghanistan en 1979 était illégale, je le souligne clairement dans mon livre, parce que depuis 1945 et la création de l’ONU, la violence est interdite. La propagande de guerre américaine a toujours présenté les États-Unis comme le principal vainqueur contre Hitler car les vainqueurs écrivent l’histoire; ensuite, elle a présenté l’attaque contre la Serbie en 1999 ou contre l’Irak en 2003 comme de «nouveaux combats contre Hitler» pendant que Milosevic et Saddam Hussein étaient vendus au public comme de nouveaux Hitler. Les Britanniques et les États-Unis prétendent: «Nous avons toujours été contre Hitler.» Les faits disent autre chose. On était très heureux, à Londres et à Washington, qu’Hitler ait vaincu les socialistes avec la Légion Condor en Espagne et ait aidé Franco à accéder au pouvoir. On n’a pas toujours été contre le méchant, on n’a pas toujours été contre Saddam Hussein. On était content que Saddam ait envahi l’Iran en 1980. Là, on l’avait soutenu. La fable de la guerre humanitaire n’a jamais collé. Nous devons toujours observer attentivement: en 1999, en Allemagne, Rudolf Scharping était ministre de la Défense. Il a déclaré: «Il y a des camps de concentration en Yougoslavie, et au Kosovo un ‹S› est tracé sur la porte des Serbes.» ‹S› pour ‹Serbe›, ce qui signifiait qu’ils ne devaient pas être tués, mais les Albanais, si. C’était une manipulation de la psychologie de masse en Allemagne, en s’appuyant sur le traumatisme du troisième Reich. Nous le savons aujourd’hui: il n’y avait pas de camps de concentration et aucun ‹S› n’était écrit sur les portes! Ces mensonges de guerre sont très sournois. Et il y a toujours des gens pour tomber dans le piège.
En décembre 2016, l’interrogation était dans l’air: que faisons-nous pour Alep, pour arrêter les massacres là-bas? Ne serait-il pas bien d’intervenir enfin?
Nous avons eu la même question pour la guerre en Libye. Exactement la même chose. En 2011, ce n’était pas Alep mais Benghazi. On a dit : «Regardez ici, des civils innocents sont tués!» Je condamne le fait que des civils innocents soient tués. Mais je rappelle que les fauteurs de guerre mettent en avant les civils innocents tués quand cela les arrange pour faire la guerre. On peut voir aujourd’hui que les rebelles à Benghazi sont appuyés par les renseignements américains et britanniques.
D’où sait-on cela? Est-ce étayé?
C’était dans The Guardian et The Independent. Le ministre de la Défense britannique Liam Fox a dû admettre qu’ils étaient en contact en secret avec les rebelles avant même que la guerre n’éclate. «Mais je ne vous ferai aucun commentaire là-dessus» a dit Fox à l’époque. Pour commencer, on a équipé les rebelles puis a suivi la confrontation avec Kadhafi; on pointait alors les pertes civiles en disant: «Maintenant, nous devons intervenir à grande échelle.» Il s’agit d’une guerre «secrète». Au Kosovo, c’était similaire, les Américains et les Britanniques ont entraîné l’UCK et sont ensuite intervenus avec l’OTAN. Ce «modèle» fonctionne de telle sorte que les gens disent: «Oui, on doit y aller et aider.» Je dis: «Vous devez rappeler à votre mémoire les mensonges de guerre du passé pour ne pas retomber dans les nouveaux pièges.» Personne ne s’intéresse aux civils morts au Yémen. En février 2017, il a été annoncé que le nouveau président des États-Unis, Donald Trump, menait la guerre contre le Yémen et envoyait là-bas des unités spéciales américaines. Il s’est passé beaucoup de choses dans l’obscurité, en cachette. Peu savent que nous avons un million de morts en Irak depuis l’invasion de Bush et de Blair en 2003. Nous devons essayer de sortir de la spirale de la violence et pour cela, l’interdiction onusienne de la violence est centrale: Trump aussi doit s’y conformer, il n’a pas à mener, comme ça, une guerre contre le Yémen.

Avec cette critique des démocraties occidentales, ne fait-on pas le jeu des populistes?
La recherche pour la paix (irénologie) doit faire face à l’alliance militaire la plus grande du monde. Si vous considérez les chiffres, cette alliance dispose d’un budget militaire de 900 milliards de dollars tandis que la Russie en a seulement 90 milliards. Cela n’a rien à voir avec la gauche ou la droite, ce sont les faits et cela a beaucoup à voir avec la pensée chrétienne: «Voir la paille dans l’œil du voisin, mais pas la poutre dans la sienne.» Parmi les 28 pays de l’OTAN, 26 sont de tradition chrétienne, la Turquie et l’Albanie de tradition musulmane. Comment peut-il se faire que des pays de tradition chrétienne, qui vivent avec le commandement «Tu ne tueras point», bombardent d’autres pays et, pour éviter les discussions sur leurs propres crimes, diffament cette recherche en la taxant de «populiste» ou de «pro-russes»? Nous avons un besoin urgent de réflexion critique en Europe et en Amérique du Nord sur les guerres de l’OTAN. La violence ne repose pas sur les pays musulmans, c’est l’inverse.
Ne protégeons-nous pas ainsi la liberté? N’existe-t-il pas le danger que nous laissions croître un tyran comme Kadhafi et qu’il devienne alors si puissant qu’il tiendra toute l’Afrique dans ses griffes?
La démocratie et les droits de l’homme sont menacés quand nous faisons la guerre. Sous Kadhafi, l’indice de développement humain en Libye était beaucoup plus élevé que maintenant. Maintenant, des gangs maraudent en Libye. Quiconque croit encore que les démocraties occidentales ont aidé à la réalisation des droits de l’homme en Libye refuse de reconnaître que là-bas règne le chaos total. Quelque chose meurt en outre chez celui qui attaque. Ce qui meurt? L’empathie! À chaque guerre que l’on mène, l’empathie décline.
L’empathie consiste aussi à difficilement supporter que dans un pays un «tyran» mène une guerre sanglante et que nous devions rester spectateurs.
Exactement! Le «modèle» du «méchant» est employé par la propagande de guerre. C’est Newsweek ou le Spiegel qui décident si un souverain violent est un «méchant». Pinochet au Chili ou le Shah en Iran sont des gens qui ont torturé et, dans le même temps, on leur a fourni des armes. La CIA a amené Saddam Hussein au pouvoir. C’est seulement avant l’attaque de l’Irak que ses crimes ont été décrits; avant, il était un allié précieux. Amnesty International parle de nombreux dirigeants violents: nous ne bombardons pas leurs pays !
Comment peut-on combattre le mal?
Nous devons réfléchir à notre propre haine par le biais de la prise de conscience. Tuer quelqu’un pour rendre le monde meilleur est erroné dès le départ. Il s’agit d’une violence irréfléchie. La solution est de travailler sur notre violence propre et de renforcer l’empathie.
Il y a aussi un nouveau risque de conflit avec la Chine. Sommes-nous devant une nouvelle guerre froide?
Il se peut que dans les prochaines décennies la Chine comme figure ennemie prenne de nouveau de l’ampleur. L’US Navy patrouille dans la mer de Chine du Sud. La Chine –Empire du Milieu– a été humiliée pendant deux siècles par l’Occident et tente maintenant de jouer un rôle prépondérant. La Chine est un pays fier. Je ne pense pas que les États-Unis cherchent une confrontation directe. Ils vont peut-être essayer de diviser la Chine ou de l’encercler et pour cela, ils ont besoin de bases militaires, comme par exemple au Japon.
Y a-t-il une grande différence entre Obama, Hillary Clinton et Trump? Ne s’agit-il pas de la même machine militaire derrière eux ?
Le Président Eisenhower a dit qu’il y avait un complexe militaro-industriel auquel nous devions faire attention. Il avait raison. On voit aujourd’hui que le budget du Pentagone est de presque 600 milliards de dollars –quasiment 2 milliards par jour. Il est donc clair que le complexe militaire a grossi, qu’il a de grandes ressources et profite toujours des guerres. Je pense que l’avertissement d’Eisenhower est juste, mais personne ne veut l’entendre. Le complexe militaro-industriel n’est pratiquement jamais mentionné ou critiqué dans les médias de masse. Le président Jimmy Carter a déclaré qu’aujourd’hui, les États-Unis ne sont plus une démocratie, mais une oligarchie. Il a voulu dire que les États-Unis sont dominés par une riche bourgeoisie. Lors des dernières élections de 2016, le choix s’est réduit à deux candidats de la bourgeoisie. Hillary Clinton et Donald Trump sont représentatifs de la classe supérieure, de l’aristocratie de l’argent. Trump a été classé par Forbes à la tête d’un capital de 4 milliards, lui-même parle de 10 milliards. Il se vante de son argent. Je me demande si quelqu’un d’une telle richesse peut représenter les intérêts des chômeurs du Michigan? Son nouveau ministre des finances, Steven Mnuchin, ancien cadre de la banque Goldman Sachs, a déjà annoncé qu’il allait réduire l’impôt des sociétés à 15%. Cela arrange Goldman Sachs, mais pas la classe inférieure ni la classe moyenne. Les gens siégeant au Sénat possèdent tous plus de un million de dollars, ce n’est pas un Conseil des sages, c’est un Conseil des riches. Les tensions sociales aux États-Unis iront en s’accroissant.

Retour à la première image du seuil, le tournant en ce qui concerne les valeurs: les anciennes valeurs doivent-elles décroître, avons-nous besoin de nouvelles valeurs?
Non. Il n’y a là aucune nouvelle valeur, les anciennes suffisent: «La vie est sacrée». C’est la valeur centrale. Quelle critique peut-on faire sur de la campagne de César en Gaule? Il a tué les gens. Pourquoi est-ce mal de brûler les femmes comme des sorcières? Parce que la vie est sacrée. Ou la Shoah, Auschwitz, pourquoi est-ce mauvais? Parce que toute vie est sacrée. Il n’y a aucune nouvelle valeur, cela a toujours été: la vie est sacrée. L’homme est une créature capable de merveilles, mais aussi de choses terribles.
Mais que doit apprendre l’humanité aujourd’hui pour mieux incarner ces valeurs dans la réalité ?
Nous devons développer la conscience afin de ne pas nous aveugler sur nos propres pensées et sentiments et les poser comme des absolus. Sinon, ils deviennent des dogmes. Quel était le problème entre catholiques et protestants ? Ils ont placé leurs pensées et leurs sentiments comme absolus, formé leurs réflexions autour d’un dogme et puis tué suivant cette ligne dogmatique. Pourquoi les membres de l’EI tuent les chiites? Parce que ce ne sont pas des sunnites. Vous tuez en suivant la ligne dogmatique. Je suis d’avis que la conscience doit être élargie pour regarder attentivement ses propres pensées et sentiments, respecter l’étranger et renforcer l’empathie. L’un des plus grands défis du XXIe siècle pour l’historien, la science de l’esprit, les journalistes, pour tous les hommes, c’est: «Comment puis-je faire face à la propagande de guerre?»
Je m’y suis beaucoup penché dans mon nouveau livre. Nous aimons avoir des ennemis, car ils nous donnent une orientation. Mais si on suit cela, on se met à tuer. Et si nous brisons les images ennemies, il s’ensuit un manque d’orientation. Où est le mal? J’essaie encore et encore de montrer que les meurtres procèdent toujours ainsi: diviser, dénigrer, tuer; en bref, c’est toujours cette séquence. Diviser signifie créer deux groupes: les Aryens et les Juifs ou les communistes et les capitalistes. Vient ensuite le dénigrement, un groupe traite l’autre de brutes, de barbares ou d’animaux. Puis vient la mise à mort. Je m’inscris, en tant qu’irénologue, contre les divisions, je décode dans ce but la propagande de guerre et je déconstruis les figures d’ennemis. Je suis contre le dénigrement, dans ce but je cultive l’attention pour l’étranger, pour l’autre. Je me positionne contre le meurtre et pour cela je fais la promotion de l’empathie et je dis: toute vie est sacrée. À cet égard, tout le monde peut s’appuyer sur la Charte de l’ONU et sur l’interdiction de la violence qui dit clairement: tous les États s’abstiennent de recourir à la force dans leurs relations internationales. Il s’agit là d’une pierre précieuse. Il faut la déterrer à nouveau.
Interview de Daniele Ganser par Bernhard Steiner et Louis Defèche
Article initialement paru dans Das Goetheanum n° 8, 17 février 2017.
Traduit par Jean-Paul Dion
Daniele Ganser est un universitaire, historien et irénologue suisse. Il est spécialiste de l’histoire contemporaine et de la politique internationale, fondateur et directeur du Swiss Institute for Peace and Energy Research à Bâle.
Ouvrages parus en français :
Les Armées secrètes de l’OTAN (2011)
Les Guerres illégales de l’OTAN (2017)
Notes de l'article
- Daniele Ganser, Les Guerres illégales de l’OTAN – Une chronique de Cuba à la Syrie, Ed. Demi Lune, à paraître le 22 octobre.
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