Entretien avec Robin Schmidt à l’occasion de la Rencontre annuelle de la Société anthroposophique en France du 13 au 15 avril 2018 sur le thème de «l’Hospitalité, prendre le risque de l’autre»
Pourquoi était-il important pour toi de publier un livre sur l’hospitalité en 2017?
L’hospitalité, c’est-à-dire l’amitié qui émerge entre l’étranger et l’hôte, me semble depuis quelques années être une force particulièrement porteuse d’avenir. À l’été et à l’automne 2016, alors que les phénomènes de migrations étaient au centre de l’attention en Europe, l’hospitalité fut piétinée à bien des endroits, mais elle fut aussi mise en pratique de façon impressionnante. Je me suis alors décidé à rassembler quelques réflexions qui m’occupaient à ce sujet. En tant que motif de réflexion, l’hospitalité me semble pouvoir contribuer beaucoup à d’autres problèmes urgents du présent, en particulier à la question de la numérisation.

Quel rôle joue l’hospitalité pour l’être humain actuel?
Pour moi, la force de l’hospitalité semble être un moyen de traiter différemment les défis actuels, en particulier de les comprendre différemment, et ainsi de trouver les moyens de créer d’autres formes sociales, culturelles et spirituelles. L’hospitalité mène l’individu à se dépasser lui-même et l’ouvre à l’Autre. Elle appelle à recevoir et à accepter l’Autre comme Autre, dans son unicité. La numérisation aussi bien que les migrations de masse remettent cette relation d’hospitalité en question, mais en même temps elles l’appellent.
On comprend facilement pourquoi l’hospitalité est importante pour la question de la migration. Pourquoi est-elle également centrale dans le contexte de la numérisation massive de notre société, processus que nous avons à peine commencé? Dans un sens, en tant qu’êtres humains, nous sommes déjà «augmentés» par la technologie. L’hospitalité dans ce contexte signifie-t-elle que nous devons nous accepter en tant qu’individus augmentés par la technologie?
Pour moi, la transformation numérique n’est pas principalement un problème technologique. En effet, les machines ont également joué un rôle important dans la révolution industrielle et la modernité. Mais les questions réellement soulevées par la transformation numérique sont sociales, politiques, économiques et spirituelles, et en particulier: qu’est-ce que l’homme? Tout comme l’industrialisation a fait de la ville l’environnement primaire d’existence pour l’homme, son cadre de vie (Lebensraum), le monde numérique crée son propre cadre de vie qui, lorsque vous commencez à y vivre, fait émerger de nouveaux défis pour l’humanité. Tout comme la grande ville a apporté avec elle solitude, perte du lien à la nature et à la religion, le cadre de vie qui se crée actuellement entraîne une perte de la relation à l’autre. Les algorithmes génèrent une bulle: nous ne sommes entourés que de ce que nous connaissons déjà et de ce qui nous plaît. Ainsi, le regard sur l’étranger, sur l’Autre, ne va plus de soi. Il doit devenir une création culturelle de l’être humain. Les détracteurs et les promoteurs de la numérisation le voient rarement: le problème posé par la technologie ne peut pas être résolu par la technologie −aussi peu par le rejet des machines que par l’adaptation de l’homme à celles-ci − mais seulement par une culture du cadre de vie numérique. Je considère l’hospitalité comme un motif central pour une telle culture.
Le problème posé par la technologie ne peut pas être résolu par la technologie − aussi peu par le rejet des machines que par l’adaptation de l’homme à celles-ci − mais seulement par une culture du cadre de vie numérique. Je considère l’hospitalité comme un motif central pour une telle culture.
Dans quelle mesure le «Je» et le «Tu» sont-ils redéfinis par l’hospitalité?
Au 20e siècle, le «Je» et le «Tu» étaient souvent compris dans le cadre de l’opposition individu-communauté. Le «Je» était conçu comme quelque chose qui s’est émancipé de la communauté et qui essayait ensuite de trouver un lien avec l’universel. Mais je pense que le «Je» ne peut pas être défini: ce n’est pas un concept dont le contenu est donné d’avance et qui est identifié par délimitations successives. Le «Je» est cette force qui peut se donner une destination à soi-même. L’hospitalité est à contre-courant de l’émancipation, mais en même temps, elle la présuppose. Elle est une relation libre, temporaire et pourtant contraignante avec un étranger dont je ne veux pas disposer. Ici, le «Tu» n’est pas ce avec quoi le «Je» fusionne, mais ce qui peut, grâce à la distance entre deux «Je», dessiner la présence d’un tiers, d’une piste, d’un assemblage nouveau, d’une présence jusqu’alors inexistante dans le monde, parce qu’elle n’existe que par la relation réciproque et qui inscrit ensuite une chose dans le monde qui peut nous surprendre. Le «Tu» est l’élément de l’amitié dans l’hospitalité.

Quel est le lien entre l’hospitalité en tant que compétence intérieure avec le chemin moderne de développement intérieur, en particulier tel que le décrit Rudolf Steiner? Peut-on s’exercer à l’hospitalité?
L’hospitalité peut aussi être vécue vis-à-vis d’une idée, ou même du divin. Dans mon livre, je parle de la méditation comme d’une relation d’hospitalité vis-à-vis de l’esprit. Avec Hegel et Steiner, on peut dire que l’esprit est expérience du fait que mon activité pensante peut librement intégrer et faire vivre quelque chose d’Autre en soi. Je deviens l’hôte de ce qui vit en moi et j’offre la scène où l’Autre peut se montrer dans sa particularité, et me parler. Pour moi, les trois niveaux de connaissance Imagination, Inspiration et Intuition décrits par Rudolf Steiner sont des niveaux différents de la relation d’hospitalité avec le spirituel. Il me semble que l’hospitalité est une force fondamentalement présente chez l’homme d’aujourd’hui. Elle est peut-être difficilement accessible. Mais j’ai fait l’expérience du fait que par la méditation au sens de Steiner, qui a pour point de départ la compréhension et qui l’étend ensuite à l’expérience, l’hospitalité peut être redécouverte comme une force au service de mon travail, de la vie quotidienne et des autres êtres humains.
Que signifierait le développement d’une culture de l’hospitalité au sein de la Société anthroposophique?
Il ne s’agirait pas d’avoir raison ou d’essayer de faire l’expérience d’une communauté dont le lien repose sur une même façon de voir les choses. Il s’agirait toujours plus d’un étonnement vis-à-vis de ce que l’autre a à dire, de l’indicible vivant dans son cœur qu’il pourrait essayer d’exprimer lorsque je lui prête l’oreille. Ici, nous ne sommes ni différents, ni semblables, mais uniques. Et la joie qui en découle, lorsque cela se passe, pourrait créer, à l’avenir, plus de ponts, elle pourrait frayer un chemin et permettre que l’on se réjouisse à l’idée de se retrouver. J’ai toujours pensé que c’était cela dont il s’agissait, mais il me semble finalement que c’est encore une chose en devenir. Mais je ne crois pas que c’est quelque chose que l’on puisse développer. Elle est déjà là, elle veut seulement être vue.
Robin Schmidt, auteur Prendre le risque de l’autre. L’émergence de l’hospitalité traduction Raymond Burlotte, éditions Triades, octobre 2017, 96 pages.
Peintures: Nathalie Lambert-Séchaud issues de la série Migrations.
Entretien réalisé pour ÆTHER par Jonas Lismont.
Études de philosophie, histoire et sciences de l'éducation. Directeur de l'Institut de recherche Kulturimpuls. Recherches et publications au sujet de l'histoire et de la contemporanéité de l'anthroposophie. Enseignement des fondements de l'anthroposophie, en particulier le développement de la pensée, les question de notre époques et la méditation.
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