« Impulsion pour l’avenir – Percée vers une société plus humaine au 21e siècle » : tel était le titre du grand congrès organisé à Stuttgart à l’occasion des 100 ans de l’idée sociale de Rudolf Steiner. L’une des deux conférences du soir fut tenue par Gerald Häfner, ancien euro-député écologiste. En voici la version écrite, précédée d’un courte introduction au thème.
L’idée de tripartition sociale, courte introduction
À la sortie de la Première Guerre mondiale, Rudolf Steiner fut sollicité pour donner son avis sur des perspectives sociales dans une Europe dévastée, prise en étaux entre les blocs de l’Ouest et de l’Est qui commençaient à s’établir. Il proposa une approche fondée sur les trois idéaux révolutionnaires : liberté, égalité et fraternité. Pour pouvoir incarner réellement ces trois idéaux, il faudrait, outre la vie économique et la vie politique, mieux considérer un troisième élément : la vie culturelle-spirituelle. Cette dernière n’est, selon Steiner, pas assez prise en compte, alors que c’est en elle que s’épanouit la créativité humaine, l’innovation, l’instruction, l’éducation, la recherche scientifique, l’art, la spiritualité, la connaissance, etc. Cette vie de l’esprit s’est libérée de l’Église grâce à l’État. Elle peut aujourd’hui se libérer de l’État, pour accéder à sa pleine maturité. Elle est fondée sur les facultés, talents et compétences individuelles, c’est pourquoi le principe de la « liberté » détermine cette vie culturelle-spirituelle, qui devrait pouvoir se gérer par elle-même, sans être dirigée ni par l’État, qui a toujours un caractère normatif, ni par l’économie, qui la soumet à la productivité et à la loi du marché. De l’autre côté, la vie économique est fondée sur l’échange de biens, l’interdépendance des humains entre eux et avec la Terre, elle ne peut être féconde que si elle est animée par la « fraternité » qui peut s’épanouir grâce à une économie « associative », où aucun acteur de la chaîne de création de valeur n’est oublié, même la nature. Le « commerce équitable » est un exemple de cette idée où chaque acteur de la chaîne est respecté dans cet esprit de fraternité. La troisième partie de l’organisme social est formée par la vie juridique, l’État proprement dit, qui garantit et protège l’« égalité » de tous les citoyens en dignité et en droit, et doit tout mettre en œuvre pour que le principe démocratique soit constamment renforcé et amélioré.
Permettre à ces trois membres de l’organisme social, vie juridique (égalité), vie économique (fraternité) et vie culturelle (liberté), de se gérer indépendamment tout en interagissant était, selon Rudolf Steiner, la seule façon de permettre aux idéaux de la Révolution de s’incarner réellement. Lorsque ces idéaux sont appliqués de manière désordonnée, il en résulte de gros dommages pour la vie sociale. Le communisme du bloc de l’Est fut un exemple où la fraternité, contrainte par l’État, réprime la liberté. La capitalisme du bloc de l’Ouest montra comment le principe de liberté peut tuer la fraternité et l’égalité. La tripartition sociale n’est pas un programme politique, un système figé, mais une compréhension vivante des forces constituant l’organisme social. Elle ouvre sur des formes de société variées, selon les lieux et les cultures, car elle remet le pouvoir entre les mains des citoyens. De nombreuses idées lui sont liées, comme la démocratie directe, l’intégration de la nature dans la chaîne de création de valeur (agro-écologie), le revenu de base inconditionnel, les écoles et universités libres, la banque éthique, de nouvelles formes de propriété pour les moyens de production, les formes d’économies associatives, etc. Cette tripartition sociale existe déjà dans la réalité, mais elle est souvent étouffée par les anciennes conceptions et habitudes. Elle attend de pouvoir s’épanouir, pour que la liberté, l’égalité et la fraternité deviennent des réalités concrètes et qu’une prospérité plus humaine puisse voir le jour.
Dans la vie politique et économique, on prend constamment des décisions qui ont des conséquences pour de nombreuses personnes, voire même pour des pays entiers. Lorsque je me suis moi-même trouvé dans de telles situations, j’étais consterné par le manque de temps pour réfléchir en profondeur, le manque de liberté, d’ouverture d’esprit, de dialogue et de capacité d’intuition, qui pourraient donner une chance à des pensées nouvelles, des solutions différentes, meilleures et ne pas faire perdurer aveuglément le passé.

En tant que personne ayant travaillé assez tôt et intensément sur l’œuvre de Rudolf Steiner et sur le concept de tripartition de l’organisme social, je ressentais profondément comment comprendre et développer le « social » de manière plus globale et plus fondamentale. J’ai souffert de l’absence de telles perspectives parmi les personnes avec lesquelles je devais prendre des décisions à l’époque. Cette expérience douloureuse m’a conduit à des décisions et des initiatives visant à permettre au plus grand nombre d’accéder à ces points de vue et à ces approches.
Parallèlement, malgré le succès de certaines initiatives, je regrette que ce qui a été pensé dans les milieux anthroposophiques devienne rarement réalité dans le domaine social. Si nous cherchons d’abord en nous-mêmes les raisons de cette situation, il est frappant de constater à quel point de nombreux partisans de la tripartition sociale ont peu d’expérience sociale et politique réelle. Penser et agir, décider, construire : un abîme les sépare. Mais comment pouvons-nous devenir aujourd’hui non seulement des penseurs et des orateurs, mais aussi des acteurs, des co-créateurs du destin de notre époque ? Et comment ceux qui agissent aujourd’hui peuvent-ils devenir aussi des personnes qui pensent et cherchent la rencontre ?
Quand l’anthroposophie devient action
À partir de 1917, avec une culmination en 1919, Rudolf Steiner se plonge littéralement dans la question sociale. Ce n’est ni une dérive, ni une aberration mais une démarche conséquente. Car à travers la tripartition, l’anthroposophie veut devenir action humaine et sociale. Dans l’anthroposophie, le chemin de développement intérieur, le chemin de la connaissance, doit toujours s’accompagner de deux ou trois pas dans la vie extérieure, morale, sociale. Et surtout quand notre maison brûle ! Nous ne devons jamais oublier que nous portons ensemble la responsabilité de cette terre, de la vie et de l’avenir de l’humanité. Je le dis avec beaucoup de sérieux, car cet avenir est en jeu aujourd’hui. Et c’est nouveau. Nous sommes la première génération qui ne peut plus fermer les yeux sur le fait que, si nous continuons comme nous l’avons fait jusqu’à présent, nous mènerons la création irrémédiablement dans l’abîme. Et en même temps, nous sommes la dernière génération qui peut changer cela ! C’est ce que les gens ressentent. C’est aussi ce que ressentent ces jeunes qui arrêtent soudainement d’aller à l’école le vendredi et exigent une refonte, un changement de mentalité et une réorientation radicales. Et ils se demandent pourquoi ils font encore leurs devoirs alors que les adultes ne font pas les leurs et continuent de détruire la planète. Ce n’est pas seulement la situation climatique qui est très grave : chaque jour, de plus en plus d’espèces animales et végétales disparaissent. Au cours des 50 dernières années, nous avons consommé plus d’énergie et de matières premières que dans toute l’histoire de l’humanité. Bientôt, il ne restera plus rien de beaucoup d’entre elles. En revanche, en 2050, il y aura plus de plastique que de vie dans les mers de ce monde. Tout cela revient vers nous. Nous le savons. Nous savons que beaucoup de choses doivent changer, de manière fondamentale.
Dans cette réflexion, il est profitable de regarder en arrière, vers les débuts du cheminement de l’humanité. Ce regard en arrière ouvre une perspective et permet de comprendre. Il révèle qu’à côté des contraintes et des nécessités dans lesquelles nous nous trouvons aujourd’hui, d’énormes possibilités existent aussi. Des possibilités qui, pour les générations et les cultures précédentes, étaient inimaginables.
Le chemin de l’humanité sur terre a commencé dans une sorte d’unité, de « tout », en étroite communion avec les règnes de la nature et ceux qui nous dépassent. Il n’y a probablement aucun mythe de la création qui ne parle pas de l’alliance, de l’union originelle. Nous n’étions pas encore libres, nous n’étions pas encore « connaissants », nous étions plutôt liés à tout dans une conscience onirique. La Bible nomme cela le « paradis ». Les religions ont chacune trouvé des images différentes et leur propre langage pour décrire l’émancipation d’avec cette unité. Ces récits sont tout à la fois hymne et complainte. Le christianisme parle de la chute de l’homme dans le récit du paradis. Les premiers hommes ont transgressé le commandement divin, ils ont mangé à l’arbre de la connaissance. Cela a déchiré l’unité. La dualité a surgi, le monde est devenu notre interlocuteur, il s’est placé face à nous. Mais c’est en même temps la naissance de la liberté et de la connaissance. Il est désormais possible – et nécessaire ! – de reconnaître le bien et le mal, et de choisir entre eux. Nous en sommes encore là aujourd’hui, mais à un point culminant, à un tournant de l’histoire, parce que, comme nous le savons peut-être depuis 40 ans, peut-être seulement maintenant, le salut de la création dans son ensemble dépend de notre décision.
Nous avons perdu la cohésion, le lien. Nous nous sommes éveillés dans la conscience individuelle, objective et, depuis lors, nous nous tenons face aux autres et au monde. Nous pouvons les contrôler, les piller, les exploiter, les détruire. Mais ce chemin mène à l’abîme. Nous devons en choisir un autre. La grande question aujourd’hui est de savoir si nous trouverons le chemin, non plus de manière rêveuse mais consciemment, vers une nouvelle forme d’harmonie, de relation avec l’autre, avec l’environnement et la postérité. Ainsi, nous retrouverons le lien avec le monde, dans la liberté et la connaissance de soi. Tout le monde se doute qu’il serait juste de le faire. Mais dans de nombreux cas, c’est encore le contraire qui se produit. Sous la surface cependant, nous pouvons constater qu’aujourd’hui la plupart des personnes a déjà beaucoup progressé, comme les conditions de vie. À l’intérieur des âmes s’est développée une nouvelle solidarité. Là, la décision qui est en jeu a déjà commencé à mûrir. Néanmoins, les conditions extérieures continuent à rouler sur les anciennes voies et nous roulons avec elles quand nous sommes à l’aise et ignorons ou réprimons ce virage intérieur. Il n’est pas facile de quitter cette ancienne voie. Mais c’est possible, notamment parce que certains germes sont maintenant en route vers la lumière.
Comment l’âme et le monde peuvent se réunir ?
En 1917, Rudolf Steiner a commencé à écrire et à parler de la tripartition de l’organisme social. Il s’est d’abord tourné vers les élites, le gouvernement allemand, l’empereur d’Autriche. Pendant la guerre, il cherchait un chemin vers la paix. Il fallait comprendre les causes ayant conduit à la guerre. Il a élaboré un programme de paix global. C’était tellement moderne que la plupart des gens ne purent le comprendre à l’époque. 1917 est l’année d’un double battement de tambour. D’un côté, l’Amérique est entrée en guerre. Et Woodrow Wilson a annoncé son plan en 14 points : un « programme de paix et de bonheur dans le monde » selon les valeurs américaines, basé sur le droit des peuples à l’autodétermination. Ce fut le prélude à la domination américaine sur le monde, qui se poursuit encore aujourd’hui. Et à l’Est ? En 1917, Lénine a été envoyé dans un train blindé à travers l’Allemagne jusqu’à Saint-Pétersbourg pour provoquer des troubles en Russie, avec l’intention d’affaiblir le pays et ainsi gagner la guerre. Le fauteur de troubles a réussi, mais le prix fut élevé ! Lénine a initié un bouleversement radical. La révolution de Mars a été suivie de la révolution d’Octobre, de la guerre civile et de la victoire du bolchevisme. C’est ainsi qu’est née l’autre puissance idéologique mondiale, qui a finalement déterminé le monde du 20e siècle en concurrence avec les États-Unis.
Ainsi donc, un système fut créé en Occident où la liberté a la priorité sur tout. La statue de la Liberté nous accueille à l’entrée du Nouveau Monde. On ne parle guère de fraternité. En Orient, en revanche, la fraternité contrainte du communisme a émergé – dans laquelle aucune liberté, pas même celle d’expression, n’avait sa place. Deux blocs de pouvoir ont déchiré la terre, l’humanité – oui, ils ont déchiré l’humanité par leurs idéologies. Aujourd’hui encore, les débats sont souvent dominés par l’affirmation que nous devons nous décider pour l’une des deux : soit la liberté, soit le socialisme (la fraternité). C’est ainsi que le monde a été divisé entre l’Orient et l’Occident, et les hommes se sont égarés.
À ce moment précis de l’histoire, dans l’Allemagne de 1917, Rudolf Steiner est entré en scène et a clairement fait comprendre que liberté, égalité et fraternité vont ensemble, qu’elles se conditionnent, se soutiennent et se renforcent mutuellement. La liberté n’est possible que sur la base de l’égalité et de la fraternité, la fraternité sur la base de la liberté et de l’égalité. Ces trois grands idéaux qui avaient commencé à rayonner à la Révolution française, Steiner a reconnu leur lien avec les aptitudes de l’âme humaine et leurs domaines sociaux respectifs. Il a montré clairement comment la liberté, l’égalité et la fraternité peuvent ensemble devenir une réalité sociale.

Le 23 avril 1919, Rudolf Steiner s’adressa à plus de 1 000 ouvriers dans l’entrepôt de tabac de la fabrique de cigarettes Waldorf-Astoria. Ceux qui l’écoutèrent eurent le sentiment d’assister à un grand moment pour l’humanité. À présent, ils avaient le sentiment de comprendre ! Mais lorsqu’ils essayèrent d’en parler autour d’eux, ils éprouvèrent des difficultés. Les anciens concepts ne parvenaient pas à rendre compte de cette nouveauté. Rudolf Steiner avait essayé de décrire dans les mots de l’époque quelque chose qui était encore avant-gardiste. Il en a résulté un mouvement qui a grandi, mais la résistance aussi a augmenté elle aussi. La tripartition a été prise en étau entre les deux pôles des anciennes idéologies. La gauche a dénoncé Steiner comme un serviteur capitaliste, la droite comme un homme de main des bolcheviks. La tripartition, les questions et la recherche furent écrasées entre ces deux énormes meules. Fin mai 1919, par exemple, l’entrepreneur Carl Unger fut expulsé du syndicat patronal du Wurtemberg parce qu’il avait autorisé un conseil d’ouvriers. En même temps, la USPD, la gauche indépendante, débattait d’une décision d’incompatibilité contre les partisans de la tripartition sociale : ce ne sont que des capitalistes déguisés !
Les agents de « l’ancien » ne se sont jamais souciés du contenu de la tripartition. Ils cherchaient des tiroirs de la vieille manière de penser, pour y faire disparaître toute nouveauté. Steiner était désespéré par cette évolution. Beaucoup de ses camarades d’armes n’étaient pas assez forts pour faire face à cette ancienne façon de penser. Faiblesse de pensée de la part du mouvement ouvrier et faiblesse de volonté de la part des intellectuels, c’est ainsi qu’il décrivit la situation à l’époque. C’est pourquoi il décida de fonder des « institutions modèles », pour que les gens puissent voir en elles ce qu’ils ne parvenaient pas encore à voir par la simple pensée. Ainsi est née l’école Waldorf à Stuttgart. Ce n’était pas seulement une école, la réalisation d’une nouvelle pédagogie, mais aussi l’acte premier pour libérer le système scolaire de l’emprise de l’État. L’école Waldorf est libre et sans but lucratif depuis le tout début. Et elle est autogérée. C’était un énorme défi pour les gens qui avaient grandi dans l’empire, toujours soumis à la volonté des autres, de commencer à administrer et à façonner par eux-mêmes. C’était très avant-gardiste. Chaque école Waldorf représente comme un laboratoire de la nouvelle société. Rudolf Steiner espérait des choses similaires dans tous les domaines de la vie sociale. Mais dans la plupart des domaines, il n’a pas trouvé les partenaires requis. J’ai le sentiment qu’il était très en avance par rapport aux possibilités et aux gens de son époque et que peu de choses pouvaient être réalisées.
Apprendre ce qui est important par le « faire »
Ensuite, l’idée de la tripartition a connu plusieurs phases. Il fut un temps où elle a vécu de façon essentiellement théorique, un temps où beaucoup de choses intelligentes étaient écrites sur elle dans les livres. C’était une approche très intellectuelle. On était loin d’une réalisation. Puis elle est apparue de plus en plus dans la sphère du ressenti. Comment nous comportons-nous les uns avec les autres ? Comment pouvons-nous nous engager ? Des groupes furent formés pour expérimenter des communautés économiques. La banque GLS et la fondation Treuhand1, par exemple, en sont issues. Le NPI2 était né et tout le mouvement de conseil. Plusieurs écoles et autres institutions furent fondées. C’était une recherche entre individus, au niveau du sentiment. Le mouvement écologiste et pacifiste de l’époque était aussi issu d’un nouveau sentiment. On se sentait responsable de ce qui se passait sur cette planète. Les mouvements d’Amnesty International à Pro Asyl3, les grands mouvements démocratiques, mais aussi toutes les associations politiques locales sont l’expression de ce sentiment.
Aujourd’hui, la tripartition me semble renaître dans le domaine de la volonté. C’est comme si une nouvelle culture de la volonté émergeait. C’est particulièrement vrai chez les jeunes. Greta Thunberg et Fridays for Future, par exemple, sont un phénomène de volonté. Cette élève est restée immobile jusqu’à ce qu’on la voie. Il y a là un pouvoir en marche. Dans les années 1960, les questions étaient encore posées de manière très « universitaire intellectuel ». Puis on est allé à la campagne, on a créé des communautés. Et aujourd’hui, il y a de plus en plus de gens qui commencent simplement à faire quelque chose là où ils sont. Ils commencent à établir leur propre monnaie, à donner aux individus un revenu de base inconditionnel, à s’occuper des réfugiés qui arrivent dans le pays. Ils apprennent ce qui importe en « faisant ».
Par exemple, la façon dont nous gérons la propriété entraîne beaucoup d’injustice sociale et de servitude. C’est pourquoi la question ne me quitte pas de savoir comment la propriété peut être transformée et devenir humaine. Outre la propriété foncière, c’est particulièrement vrai pour la propriété des entreprises, dont les conséquences indirectes sont immenses et désastreuses. L’hérésie suprême se produit lorsque les entreprises sont considérées et négociées comme de simples marchandises. C’est plus que jamais le cas aujourd’hui. Les entreprises sont achetées et vendues comme des vêtements ou du pain. Elles changent de propriétaire. La concentration du capital augmente de plus en plus. Elle n’a jamais été aussi grande qu’aujourd’hui. Juridiquement parlant, les employés travaillent pour le propriétaire de l’entreprise et donc pour l’augmentation de son patrimoine. Cependant, une entreprise n’est pas une marchandise mais un tissu vivant entre des personnes, des idées et des compétences. Si je la vends, je vends les personnes avec : elles deviennent aussi des marchandises ! Les employés changent de propriétaire sans être consultés et la propriété devient de plus en plus anonyme. Les personnes liées aux entreprises et qui y travaillent sont de moins en moins celles qui peuvent réellement prendre des décisions. Au contraire, les décideurs sont loin des domaines d’activité – ils se basent sur de simples chiffres, des diagrammes, dans le seul but d’augmenter la valeur marchande de l’entreprise et leur retour sur investissement. Nous avons besoin d’une forme de propriété qui assure une liberté et une responsabilité entrepreneuriales totales, mais sans que l’entreprise elle-même ne devienne une marchandise.
J’ai parlé et écrit de nombreuses fois sur le sujet. Un jour, un jeune ami est venu me voir, il était encore étudiant à l’époque. Il a travaillé au sein de mon équipe et ensemble, nous avons avancé de nombreuses idées – sur d’autres questions aussi comme la démocratie transnationale ou une réforme de l’Union européenne. Je parle d’Armin Steuernagel4. Grâce à lui, la question de la propriété s’est transformée de manière nouvelle, différente, beaucoup plus concrète. Armin a fondé des entreprises qui n’étaient plus des marchandises, et des entreprises dont le but est d’aider d’autres entreprises à changer leurs modes de propriété. Lui et ses amis connaissent un succès international.

Afin de rendre possible une telle forme de « propriété responsable » pour toutes les entreprises, sans détours fastidieux, nous avons finalement élaboré conjointement un projet de loi sur la manière dont les droits de propriété peuvent être modifiés dans l’ensemble de l’Allemagne. Si cet objectif peut être atteint, il sera possible de surmonter ce qui a déterminé la contradiction fondamentale entre le capitalisme et le communisme et les luttes sociales pendant des siècles. Je ne peux que le suggérer ici. Ce qui est fascinant, c’est que lorsque nous avons présenté notre projet de loi, au cours d’un grand congrès à Berlin, de nombreux entrepreneurs qui étaient venus avaient déjà décidé ou avaient déjà commencé à changer la forme de propriété de leur entreprise dans ce sens. À travers Armin, ses amis et ces entrepreneurs, j’éprouve une force nouvelle et différente. Elle vit dans une volonté qui vient du futur. Cela se fait, de manière efficace et naturelle, là où avant c’était seulement « pensé ».
Ouvrir une brèche pour le « bon »
Aujourd’hui, les fondateurs de nombreuses entreprises et start-up déclarent dès le début qu’ils ne considèrent pas leur entreprise comme leur propriété, mais qu’ils veulent la convertir en une « propriété responsable ». Ils ne s’intéressent pas au profit, au montant sur le compte, mais à la valeur qui est créée pour tous – ou plus simplement : au « bon ».
La force pour cela réside dans la volonté. Sous cette forme, c’est un nouveau pouvoir. C’est précisément ce pouvoir qui est en jeu dans la tripartition. Il s’agit de la capacité à saisir d’une nouvelle manière les formes sociales dans tous les domaines. Autogérée. Partout dans la société d’aujourd’hui, nous en arrivons au point où les vieux concepts ne tiennent plus, ne permettent plus d’avancer. Cela s’applique non seulement à la propriété, mais aussi à la notion de travail. Qu’est-ce que le travail ? Pour quoi travaillons-nous ? Dans le capitalisme, c’est clair : je travaille pour gagner de l’argent. Je travaille pour moi et pour ma famille, pour mon salaire, pour ma maison, pour les pensions, pour la voiture, pour les enfants. C’est ainsi que nous répondons, à partir d’idées conventionnelles. Mais comment répond l’âme quand elle se pose la question à nouveau et librement, quand elle répond non pas à partir des habitudes mais de la réalité ?
Nous avons travesti la réalité ! Partout. Dans le domaine social de manière particulièrement dramatique. Prenons une situation de tous les jours : les courses. Je me tiens devant le rayon des shampooings. Les prix affichés sont en dessous. Je prends le shampooing qui me semble le moins cher. Puis-je me regarder dans le miroir ? Puis-je voir que je ne fais intervenir que mon propre intérêt ? Ce moment devant les rayons du magasin peut devenir un moment d’évolution vers une réalité sociale : puis-je penser aux gens qui ont fabriqué ce shampooing ? Quel genre de personnes sont-elles ? Avec quelles intentions l’ont-elles fabriqué ? Comment ont-elles été payées ? Se portent-elles bien ou sont-elles exploitées ? Comment la terre, l’air, l’eau, l’environnement ont-ils été traités ? Est-ce que je veux soutenir, approuver ? Je peux m’informer là-dessus. Même ce petit effort intérieur aide à franchir le mur imaginaire dressé entre moi et la réalité, et à rencontrer cette réalité. Cela a des conséquences. Car c’est toujours la rencontre qui nous rend sociables, là où nous nous dépassons, où nous nous éloignons de nous-mêmes et trouvons l’accès à l’autre.
L’une des prises de conscience personnelles les plus importantes sur le plan social est que nous n’allons bien que si nous prenons soin de nos semblables et s’ils n’ont pas à souffrir de notre comportement. Mais la réalité économique d’aujourd’hui est différente : nous devons une partie de notre prospérité aux terribles conditions de vie des autres. Je reviens à ma question précédente sur le travail : la réalité sociale montre que personne ne travaille pour lui-même. Aucun musicien ne joue « pour lui-même » : il joue pour l’oreille de ses auditeurs. Cela vaut la peine de se rappeler encore et encore que la maison, les vêtements, la nourriture, tout ce qui me protège actuellement, me nourrit, me réchauffe, m’aide, a été rendu possible par d’autres mains. C’est un processus social permanent, merveilleux, absolument fraternel, c’est un amour actif. Là où nous travaillons, nous le faisons pour les autres. C’est ça l’humanité, c’est la société humaine dans la réalité sociale. Dans le monde entier. Les frontières des États ne jouent plus guère de rôle. Le monde grandit ensemble et tout le monde travaille pour tout le monde. C’est la vie économique. Cette vie est par nature fraternelle, comme disait Rudolf Steiner.
Très en avance sur son temps, il parlait déjà de l’économie mondialisée à l’époque, et il montrait qu’elle exige une façon de penser et des lois complètement différentes de ce qui se fait dans la théorie classique. Par exemple, il est devenu impossible, dans cette division du travail de l’économie mondialisée, de calculer la part exacte de l’individu dans la fabrication d’un produit. La loi fondamentale de la réalité sociale actuelle est exactement le contraire de ce qui oriente notre pensée économique depuis plus de 200 ans. Celle-ci est toujours basée sur l’idée d’Adam Smith selon laquelle le bien-être d’une communauté de personnes est d’autant plus grand que chaque individu a toujours plus son intérêt personnel en vue, pense toujours plus à lui-même et travaille pour lui-même. Rudolf Steiner disait au contraire que le bien-être d’une communauté d’êtres humains travaillant ensemble est d’autant plus grand que l’individu ne réclame pas les bénéfices de sa performance pour lui-même mais les donne à la communauté. Inversement, l’individu vit de ce que la communauté sociale fait pour lui. C’est la réalité sociale que l’on peut observer dans le monde entier. Mais s’il en est ainsi, cela a des conséquences. Par exemple, la façon dont nous lions le travail et le revenu aujourd’hui n’est plus tenable. Notre revenu est-il le résultat du travail que nous faisons ou plutôt la condition pour pouvoir réaliser notre travail ? Le revenu devient alors une question juridique. Que j’ai quelque chose à manger, un appartement, etc. devient une condition pour pouvoir mettre en œuvre mes compétences, librement et de manière sensée, dans un travail au service des autres.
L’idée de la tripartition n’est pas une idée
En d’autres termes, nous devons repenser l’économie et la réorienter. Aujourd’hui, l’argent règne encore sur le monde. Cet esprit « qui connaît le prix de tout mais ne connaît plus la valeur de rien » continue de croître dans le domaine économique. Les méthodes permettant de tout comptabiliser, évaluer et payer sont de plus en plus sophistiquées. Dans le passé, un médecin était payé pour pendre soin de ses patients. Aujourd’hui, il doit toujours garder la tête en mode calculatrice pour estimer la valeur monétaire de chaque diagnostic, de chaque thérapie. Le vieux mode de pensée avec lequel nous avons arrangé la réalité – et qui perdurera jusqu’à ce que nous le changions – est aux prises avec ce que nous vivons nous-mêmes et expérimentons intérieurement si nous nous engageons complètement dans la réalité. Le monde intérieur et le monde extérieur, le monde des possibles et le monde des faits, s’affrontent. Pouvons-nous, voulons-nous nous décider pour le monde réel, les vraies personnes, la société authentique ?
Il me semble important que Steiner n’ait pas développé un programme expliquant comment devrait devenir la société. La tripartition n’est ni un programme, ni une invention arbitraire, ni un plan de construction, mais une simple description de la réalité sociale. Comme un goethéaniste, il a regardé le social d’un point de vue phénoménologique et a décrit les forces fondamentales qui y travaillent. Je considère que la tripartition existe depuis bien longtemps ! Elle vit dans les faits. Ce qui entrave son efficacité, c’est notre mauvaise manière de penser, nos idées et nos concepts erronés et, par conséquent, les erreurs des systèmes juridiques, économiques, des réglementations sociales selon lesquels nous organisons notre vie en commun.

Je veux donc dire, pour résumer, qu’à aucun moment l’idée d’une tripartition n’a été aussi vivante, aussi tangible, aussi proche qu’elle l’est aujourd’hui. Mais il est de notre devoir de la libérer de la confidentialité et de l’élever vers la forme consciente d’une société organiquement structurée et autogérée. Ce n’est que par nos actions qu’une société de liberté, d’égalité et de fraternité peut devenir réalité. D’innombrables initiatives s’appuient aujourd’hui inconsciemment sur cette connaissance. Elles défendent la liberté des écoles et des universités, la participation citoyenne et la démocratie directe, une économie fondée sur la solidarité, un système bancaire éthique ou de nouveaux systèmes monétaires dans lesquels l’argent finance des activités humaines pleines de sens dans le cycle économique, sans que cet argent devienne une marchandise en soi. Des alternatives émergent également dans le secteur de l’assurance, comme les communautés solidaires dans le système de soins ou l’assurance éthique. De nouvelles formes juridiques apparaissent également dans le rapport au sol, notamment pour lui retirer son caractère marchand – comme les droits d’usage ou la propriété fiduciaire. Il y a des initiatives qui achètent des maisons ou des terres pour que les agriculteurs restent libres dans leur travail ou pour surmonter la spéculation sur le marché de l’immobilier et de la location. Des individus se lancent en pionniers pour agir à partir de cette nouvelle compréhension du social, afin qu’un nouveau monde émerge et grandisse.
Nous sommes nous-même la révolution
Ce nouveau monde grandit à travers nous et nos actions. C’est le signe du temps présent. En 1917, Steiner s’est tourné vers les dirigeants, le gouvernement, l’empereur. Eux pouvaient changer les choses, mais ils ne l’ont pas voulu. En 1919, il prit le chemin inverse : il se tourna vers les travailleurs. Eux voulaient vraiment changer les choses – le « sujet révolutionnaire ». Mais ils ne le pouvaient pas. Les vieilles idéologies du capitalisme et du socialisme ont repris le dessus.
Que pouvons-nous faire aujourd’hui ? Rien ne peut être imité, rien ne peut être répété. Il est nécessaire de tout développer à nouveau, à partir des conditions et des questions de notre temps. Qui est le sujet révolutionnaire aujourd’hui ? C’est la société civile. Et nous en faisons tous partie. C’est la différence avec les temps passés. Nous sommes entrés dans une époque où chacun a son mot à dire dans le développement social, qu’il le veuille ou non, par ses actions ou par ce qu’il s’abstient de faire.
Aujourd’hui nous sommes tous responsables. Le monde est entre nos mains. Une chose est claire : il n’y a pas d’avenir humain sans une connaissance de l’organisme social réel et de sa mise en forme correspondantes. À partir de l’impulsion de la tripartition, à partir de l’expérience profonde et du sentiment de ces relations, il y a des individus qui n’ont jamais entendu ce mot et qui agissent. Nous pouvons faire beaucoup de choses. Jamais dans l’histoire une seule personne n’a pu accomplir autant de choses qu’aujourd’hui. La « société civile » signifie que les personnes qui ne sont pas (réellement) responsables commencent à se soucier de la manière dont nous gérons le climat, les problèmes sociaux, ou comment nous traitons nos semblables. Ils le font sans poste, profession ou mandat, simplement en tant que citoyens, en tant que contemporains conscients. Partout se forment des réseaux de personnes soi-disant « non responsables » qui se savent néanmoins responsables à partir de leur humanité. C’est la signature de l’époque dans laquelle nous venons d’entrer. Un réveil mondial est en cours, dont nous ne sommes qu’une petite partie.
La tripartition agit ! Elle est beaucoup plus présente, plus efficace qu’on ne le croit. Dans la perspective de ses cent prochaines années, la tâche centrale est donc de « faire » – dans le micro-, le méso- et surtout dans le macro-social. Et aussi de parler d’elle publiquement, dans un langage moderne et approprié – et de promouvoir une connaissance vivante de l’organisme social et de la partager avec tous ceux qui sont engagés pour un monde meilleur et qui souvent, sont déjà plus avancés que nous dans la pratique, car bien qu’ils n’aient pas toujours pensé les idées jusqu’au bout, ils ont depuis longtemps commencé à agir. Chacun peut apporter ce qui lui est possible.
Article initialement paru dans Das Goetheanum, n° 27-28 du 5 juillet 2019.
Ouvrages en français pour approfondir :

L’économie «fraternelle », un vœu pieux ? L’égalité devant la loi, un mythe ? La liberté de l’esprit, une illusion ? Ce sont pourtant des objectifs dont on ressent de plus en plus la nécessité. Mais sur quelles valeurs fonder un consensus pour les atteindre, et suivant quelles démarches…


Partout dans le monde, de plus en plus de gens prennent conscience de la gravité de la situation économique, politique et culturel…

– Le véritable aspect de la question sociale, telle qu’elle se pose dans la vie de l’humanité moderne
– Questions et nécessités sociales, recherche de solutions exigées par la vie et conformes à la réalité
– Capitalisme et idées sociales
– Relations internationales des organismes sociaux
– …
Né en 1956, homme politique allemand (au sein du parti des Verts Bündnis 90/Die Grünen), membre du Parlement allemand Bundestag (1987-2002) et du Parlement européen (2009-2014). Publiciste et enseignant Steiner-Waldorf. Co-fondateur de More Democracy, Democracy International. Depuis 2015, responsable de la section des sciences sociales au Goetheanum.
Notes de l'article
- Organisme comparable à une fondation en France. www.treuhand.de [NDLR]
- Organisme de conseil en développement organisationnel, créée par Bernard Lievegoed aux Pays-Bas.
- Organisation allemande pour le droit des réfugiés et des migrants. [NDLR]
- Entrepreneur. Il a étudié la philosophie, la politique et l’économie. Membre du jeune think tank du Club de Rome. Il a fondé avec Gerald Häfner et d’autres, lors d’un travail au Parlement européen, une ONG pour plus de démocratie en Europe. [NDLR]
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.