« Impulsion pour l’avenir – Percée vers une société plus humaine au 21e siècle » : tel était le titre du grand congrès organisé à Stuttgart à l’occasion du centenaire de la campagne menée pour une tripartition sociale en Allemagne en 1919. L’une des conférences du soir fut tenue par Gerald Häfner, ancien euro-député écologiste, dont voici la transcription, précédée d'une introduction au thème.

👉
L’idée de tripartition sociale

À la sortie de la Première Guerre mondiale, Rudolf Steiner fut sollicité pour donner son avis sur des perspectives sociales dans une Europe dévastée, prise en étaux entre les blocs de l’Ouest et de l’Est qui commençaient à s’établir. Il proposa une approche fondée sur les trois idéaux révolutionnaires : liberté, égalité et fraternité. Pour pouvoir incarner réellement ces trois idéaux, il faudrait, outre la vie économique et la vie politique, mieux considérer un troisième élément : la vie culturelle-spirituelle. Cette dernière n’est, selon Steiner, pas assez prise en compte, alors que c’est en elle que s’épanouit la créativité humaine, l’innovation, l’instruction, l’éducation, la recherche scientifique, l’art, la spiritualité, la connaissance, etc. Cette vie de l’esprit, qui évolue selon les temps et les lieux, s’est libérée de l’Église grâce à l’État au cours de la modernité. Elle est aujourd’hui assez mature pour se libérer de l’État et s'épanouir par elle-même. Elle est fondée sur les idées, la créativité, les facultés, talents et compétences individuelles des citoyens, c’est pourquoi le principe de « liberté » règner sur cette vie culturelle-spirituelle. Elle ne doit être dirigée ni par l’État, qui a toujours un caractère normatif et sclérosant, ni par l’économie, qui la soumet à la loi du marché et la transforme en divertissement. De l’autre côté, la vie économique est fondée sur l’échange de biens, l’interdépendance des humains entre eux et avec la Terre, elle ne peut être féconde que si elle est animée par la « fraternité » qui peut s’épanouir grâce à une économie « associative », où aucun acteur de la chaîne de création de valeur n’est oublié, même la nature. Le « commerce équitable » est un exemple de cette idée où chaque acteur de la chaîne est respecté dans cet esprit de fraternité. La troisième partie de l’organisme social est formée par la vie juridique, l’État proprement dit, qui garantit et protège l’« égalité » de tous les citoyens en dignité et en droit, et doit tout mettre en œuvre pour que le principe démocratique soit constamment amélioré.

Permettre à ces trois membres de l’organisme social, vie juridique (égalité), vie économique (fraternité) et vie culturelle (liberté), de se gérer indépendamment tout en interagissant était, selon Rudolf Steiner, la seule façon de permettre aux idéaux de la Révolution de s’incarner réellement. Lorsque ces idéaux sont appliqués de manière désordonnée, il en résulte de gros dommages pour la vie sociale. Le communisme du bloc de l’Est fut un exemple où la fraternité, contrainte par l’État, réprime la liberté. La capitalisme du bloc de l’Ouest montra comment le principe de liberté peut tuer la fraternité et l’égalité. La tripartition sociale n’est pas un programme politique, un système figé, mais une compréhension vivante des forces constituant l’organisme social. Elle ouvre sur des formes de société variées, selon les lieux et les cultures, car elle remet le pouvoir entre les mains des citoyens. De nombreuses idées lui sont liées, comme la démocratie directe, l’intégration de la nature dans la chaîne de création de valeur (agro-écologie), le revenu de base inconditionnel, les écoles et universités libres, la banque éthique, de nouvelles formes de propriété pour les moyens de production, les formes d’économies associatives, etc. Finalement, cette tripartition sociale n'est pas un programme politique, mais une description de la structure essentielle l'organisme social qui attend de pouvoir s’épanouir, de manière diverse, pour que la liberté, l’égalité et la fraternité deviennent des réalités concrètes et qu’une prospérité à al fois éconimique, politique et culturelle puisse voir le jour. – Louis Defèche
Gerald Häfner, co-fondateur des Verts en Allemagne, ancien député écologiste au parlement allemand puis au Parlement européen, lors du cnogrès « Impulsion pour l’avenir – Percée vers une société plus humaine au 21e siècle ».

Dans la vie politique et économique, on prend constamment des décisions qui ont des conséquences pour de nombreuses personnes, voire même pour des pays entiers. Lorsque je me suis moi-même trouvé dans de telles situations, j’étais consterné par le manque de temps pour réfléchir en profondeur, le manque de liberté, d’ouverture d’esprit, de dialogue et de capacité d’intuition, qui pourraient donner une chance à des pensées nouvelles, des solutions différentes, meilleures et ne pas faire perdurer aveuglément le passé.

En tant que personne ayant travaillé assez tôt et intensément sur l’œuvre de Rudolf Steiner et sur le concept de tripartition de l’organisme social, je ressentais profondément comment comprendre et développer le « social » de manière plus globale et plus fondamentale. J’ai souffert de l’absence de telles perspectives parmi les personnes avec lesquelles je devais prendre des décisions à l’époque. Cette expérience douloureuse m’a conduit à des décisions et des initiatives visant à permettre au plus grand nombre d’accéder à ces points de vue et à ces approches.

Parallèlement, malgré le succès de certaines initiatives, je regrette que ce qui a été pensé dans les milieux anthroposophiques devienne rarement réalité dans le domaine social. Si nous cherchons d’abord en nous-mêmes les raisons de cette situation, il est frappant de constater à quel point de nombreux partisans de la tripartition sociale ont peu d’expérience sociale et politique réelle. Penser et agir, décider, construire : un abîme les sépare. Mais comment pouvons-nous devenir aujourd’hui non seulement des penseurs et des orateurs, mais aussi des acteurs, des co-créateurs du destin de notre époque ? Et comment ceux qui agissent aujourd’hui peuvent-ils devenir aussi des personnes qui pensent et cherchent la rencontre ?

Quand l’anthroposophie devient action

À partir de 1917, avec une culmination en 1919, Rudolf Steiner se plonge littéralement dans la question sociale. Ce n’est ni une dérive, ni une aberration mais une démarche conséquente. Car à travers la tripartition, l’anthroposophie veut devenir action humaine et sociale. Dans l’anthroposophie, le chemin de développement intérieur, le chemin de la connaissance, doit toujours s’accompagner de deux ou trois pas dans la vie extérieure, morale, sociale. Et surtout quand notre maison brûle ! Nous ne devons jamais oublier que nous portons ensemble la responsabilité de cette terre, de la vie et de l’avenir de l’humanité. Je le dis avec beaucoup de sérieux, car cet avenir est en jeu aujourd’hui. Et c’est nouveau. Nous sommes la première génération qui ne peut plus fermer les yeux sur le fait que, si nous continuons comme nous l’avons fait jusqu’à présent, nous mènerons la création irrémédiablement dans l’abîme. Et en même temps, nous sommes la dernière génération qui peut changer cela ! C’est ce que les gens ressentent. C’est aussi ce que ressentent ces jeunes qui arrêtent soudainement d’aller à l’école le vendredi et exigent une refonte, un changement de mentalité et une réorientation radicales. Et ils se demandent pourquoi ils font encore leurs devoirs alors que les adultes ne font pas les leurs et continuent de détruire la planète. Ce n’est pas seulement la situation climatique qui est très grave : chaque jour, de plus en plus d’espèces animales et végétales disparaissent. Au cours des 50 dernières années, nous avons consommé plus d’énergie et de matières premières que dans toute l’histoire de l’humanité. Bientôt, il ne restera plus rien de beaucoup d’entre elles. En revanche, en 2050, il y aura plus de plastique que de vie dans les mers de ce monde. Tout cela revient vers nous. Nous le savons. Nous savons que beaucoup de choses doivent changer, de manière fondamentale.

Dans cette réflexion, il est profitable de regarder en arrière, vers les débuts du cheminement de l’humanité. Ce regard en arrière ouvre une perspective et permet de comprendre. Il révèle qu’à côté des contraintes et des nécessités dans lesquelles nous nous trouvons aujourd’hui, d’énormes possibilités existent aussi. Des possibilités qui, pour les générations et les cultures précédentes, étaient inimaginables.

Cet article est réservé aux abonnés PREMIUM

Inscrivez-vous et abonnez-vous pour lire cet article et accéder à la bibliothèque complète des articles réservés aux abonnés PREMIUM.

S'inscire maintenant Vous avez déjà un compte ? Se connecter