Le nouveau-né cherche d’abord l’œil qui le regarde. Dès le premier instant, l’enfant vit dans un besoin de relation – et les relations aux autres deviendront déterminantes dans la vie de la plupart des hommes. Naissance, amour et mort sont les grands moments de cette expérience, peut-être les plus humains.

Cercle et verticale

Cependant, nous ne tissons pas seulement des liens avec d’autres hommes, mais également avec la nature, le soleil et le ciel, avec le vent et la pluie, le bleu et le jaune de l’iris, avec les animaux et le sable sur les berges des fleuves. Et je suis lié avec tout cela, j’ai une relation qui me permet d’être dans le monde. La marque de cette relation devient de plus en plus individuelle, et dans un monde construit par l’être humain, elle dépend de plus en plus de mes décisions.

Xue Li, Meditation, 1 – I go into the world

Mais l’homme a aussi une relation à un monde qui le dépasse. La conscience de cette relation prend des formes toujours plus diverses. Depuis des temps relativement récents, un nombre (croissant ?) d’êtres humains croit qu’il n’y a pas d’au-delà, estimant que notre monde humain se limite à ce que nos sens et notre penser perçoivent. Mesuré à l’histoire de l’humanité, cela est très récent. Jusqu’au Moyen Âge, même jusqu’à récemment dans les temps modernes, les hommes avaient une sensibilité, une foi, voire même la connaissance de l’existence d’un monde d’où ils sont originaires, un monde qui bien qu’invisible et insaisissable, était bien réel.

Mes relations aux êtres humains, au monde et à Dieu sont imprégnées de mes intérêts. Qu’une chose m’intéresse et pas une autre semble être un fait évident. Nos centres d’intérêt et les relations qui en découlent sont très diversifiés et toujours plus individuels. Imaginons une société qui nous encouragerait à identifier nos centres d’intérêt réels et à les suivre, c’est-à-dire une société qui s’intéresserait à ce qui est important pour l’individu. Il apparaîtrait tout de suite clairement, dans une telle société, que chaque homme porte des références, actives en lui, des points de repère, qui lui transmettent le sentiment qu’une chose est belle ou laide, bonne ou mauvaise, vraie ou fausse. Et de là naît le besoin, la volonté de se relier à ceci et pas à cela. En chacun de nous existent des références qui nous orientent et nous dirigent. Elles nous conduisent à des représentations et une vie qui sont un écho, une résonance de ces références. Pouvons-nous imaginer une vie (sociale) qui reposerait sur les références individuelles et sur leurs résonances ? Chacun dégage une certaine aura en fonction de ses références − en fonction de ce qui le touche, de ce qu’il pense, de ce qui est important pour lui; et en fonction de ce qui, par là, se construit en lui et autour de lui. L’homme apparaît, vu ainsi, comme un être de références et de résonances.

Quand un enfant vient au monde, il est entièrement résonance. Il se relie complètement avec tout son environnement. Il est, dans une certaine mesure, entièrement périphérie. Plus il grandit, plus cette relation est altérée. À sa place apparaît peu à peu une verticalité –le signe qu’une référence se construit. D’abord, tout l’environnement est pour l’enfant point de repère; ensuite quelques personnes de l’entourage deviennent des autorités, des références, et finalement, quand cela se passe bien, le jeune homme ou la jeune femme devient lui-même créateur de ses propres références et décide lui-même de ses centres d’intérêt, de ce qui le détermine, l’oriente et le dirige. Et il peut de plus en plus s’y reconnaître lui-même. L’environnement lié à l’éducation, que ce soit à la maison, à l’école ou en formation, était pour lui une référence. Par la suite, l’éducation de soi, plus ou moins consciente, se modèle en fonction des références qui deviennent déterminantes pour la vie. Et ce qui est valable pour l’individu l’est aussi pour les sociétés et les cultures: elles ont leurs références, leurs espaces de résonance; elles se transforment au cours des époques et les époques se transforment à travers elles.

Choisissons comme exemple François Cheng, poète né en Chine en 1929 vivant en France depuis 1949. Grâce à son sens pour la beauté du monde, l’âme humaine et l’ordre divin, il est devenu depuis quelques années à travers son langage poétique une référence importante bien au-delà de l’espace linguistique francophone pour beaucoup de ceux, de par le monde, qui peuvent reconnaître dans le sens pour le beau une force décisive pour une humanité future. Mais tout le monde n’est pas sensible à la beauté et à ses effets. Pour certains, le beau n’est qu’apparence (séductrice ?), éloignée de la vraie réalité, de l’action, ou bien éloignée de la vraie connaissance qui seule serait acceptable et pourrait justifier la réalité.

Les références personnelles, formées à partir des centres d’intérêt existants, trouvent leur résonance dans la vie, dans le monde. À travers leur résonance, mes centres d’intérêt et mes propres références sont de plus en plus marqués, conscients, ou bien ils se transforment. Le cercle de la résonance est traversé par la verticale des références. Celles-ci déterminent de plus en plus le cercle et s’orientent à son écho. La relation d’interdépendance entre la vie et la conscience prend une forme individuelle.

Xue Li, Meditation 2 – I search for myself in the world

Le triangle de la vie humaine

Sur cet arrière-plan apparaissent trois domaines d’activité qui ont un rôle décisif dans la vie contemporaine, autant au niveau individuel que sociétal dans un monde devenu dépendant des êtres humains.

États d’âme

Nous avons d’abord affaire à notre ressenti dans le rapport à nous-mêmes: avec notre personnalité, nos centres d’intérêts, avec ce que nous sommes et ne sommes pas, avec ce que nous devenons. Cela est d’une importance immédiate, car nous nous situons (généralement) non pas au-dessus des choses, mais nous y sommes confrontés dans l’étroitesse du quotidien qui est tel qu’il est, avec nos limites, nos incapacités, mais aussi avec nos préoccupations et idéaux plus profonds, avec nos objectifs et notre engagement pour ce qui nous tient à cœur. Tout conflue dans notre état d’âme général et le constitue. Je peux le changer, quand je deviens actif; une tonalité fondamentale se maintient cependant toujours, à partir de laquelle nous colorons de notre personnalité notre relation au monde et au devenir actuel du monde.

Actualités du monde

À partir de cette confluence à multiples niveaux, nous prononçons des jugements –ici s’ouvre le deuxième domaine d’activité– sur tout ce qui nous entoure, sur les événements actuels dans le monde. Dans son dernier ouvrage La Vie de l’esprit, Hannah Arendt décrit la place centrale du sentiment dans la formation du jugement, qui sous-tend la conception et la création de l’espace public et politique, et Rudolf Steiner voit dans le sentiment le siège de la disposition des hommes à la guerre et à la paix. L’avenir de la société humaine résiderait-il dans le « sentir » ? Notre sentiment est continuellement traversé par des jugements et inversement. À partir du jugement –basé sur notre état d’âme général, nos réflexions, et des fondements plus profonds– nous créons une relation avec ce qui se passe dans le monde. Nous nous intéressons aux événements actuels, à ce que Donald Trump, le pape François ou François Cheng peuvent dire, à ce qui se passe en Syrie, au sommet du G7 à Taormine au printemps 2017, à l’inauguration de la philharmonie de l’Elbe à Hambourg, ou au Goetheanum. Nos jours ne sont pas assez longs pour calmer cette soif d’actualité à différents niveaux, pour toujours et encore renouveler notre relation aux événements du monde.

Textes éternels

J’aimerais appeler le troisième élément: les textes intemporels ou éternels. Des textes, poèmes, images, sculptures, compositions ou constructions, créations de l’homme qui traversent le temps, qui participent d’une intention et d’une éternité. Une fois confronté à un chef-d’œuvre, on est pris par l’aspiration d’y revenir toujours et encore, car on sait que l’on n’en a pas encore mesuré la profondeur. Ce qui se passe là est difficile à saisir, mais il s’agit d’une réalité qui a la force d’élargir l’horizon de notre âme, d’élargir notre âme elle-même. Et bien que le transhumanisme soit depuis longtemps devenu réalité, et que nous nous «augmentions» déjà par toutes sortes d’appareils, nous continuerons toujours à chercher ces textes éternels. L’âme a une relation avec ce qui la dépasse, avec ce qui a à faire avec son origine, avec Dieu. Les chefs-d’œuvre ramènent cette relation à l’instant présent et la renforcent. J’utilise ici l’expression «textes éternels» dans le sens le plus élargi: en font partie le visage du vieillard avec son long nez pointu et son manteau usé à côté de la jeune fille au collant rose regardant avec une étonnante intensité son smartphone dans le métro parisien hier soir, ou bien le lever du soleil un matin printanier au bord de l’Elbe à Jasebeck en Allemagne du Nord près du vieux chêne avec son nid de frelons. Car la nature et n’importe quelle perception de la vie, elles aussi, sont des textes éternels. Toutefois pas de façon générale, mais dans chaque lieu ou moment concret qui est réalisé –poétisé– par l’homme. De même, quelqu’un qui regarde un enfant de telle sorte qu’il lui inspire une estime de soi et qu’il suscite en lui sa volonté de vivre, celui-là crée ou déchiffre, en ce sens, un texte éternel. Peut-être peut-on dire que toute expression du Vrai, du Beau et du Bien porte en elle la possibilité d’être un texte éternel.

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