Différentes clarifications doivent être effectuées au préalable sur l’épistémologie, la rationalité, la méthodologie de la connaissance et la connaissance humaine en général, avant de tenter d’énoncer ce qui pourrait s’appeler une République de la connaissance dans le contexte mouvementé de ce nouveau siècle.

Pluralisme des rationalités

D’abord, on ne peut réduire la « rationalité » à la seule « rationalité objectivante ». La méthodologie scientifique ne peut se réduire à la seule méthode hypothético-déductive, comme référence ultime de la démarche scientifique qui prétendrait, au nom de cette pureté, procéder à l’éradication ou à la subordination de toute autre démarche scientifique et à fortiori des connaissances ou savoirs « impurs » et qualifiés avec mépris de « pseudo-sciences ». Les connaissances scientifiques ne se laissent pas hiérarchiser en subordonnant les sciences dites « molles » telles que la sociologie, l’anthropologie ou l’histoire, aux sciences dites « dures » comme la physique, la biologie ou la chimie. Le champ de la connaissance humaine ne peut être réduit à la seule connaissance dite « scientifique ».

Toute discussion sur la rationalité au 21e siècle exige de reconnaître au préalable que les êtres humains ne sont pas des entités éthérées, pures et hors-sol, mais physiques et situées dans des cultures particulières. Autrement dit, toute rationalité est « située » : historiquement, cognitivement, culturellement… Cela n’implique pas nécessairement de souscrire à un relativisme radical ! Mais cela exige de ne pas se laisser aller aux simplifications hâtives d’une rationalité colonialiste qui se plaisait autrefois à opposer, avec trop de légèreté, civilisation et sauvagerie, rationalité et irrationalité, urbain et rural, ou même, masculin et féminin. Cette rationalité colonialiste faisait d’une certaine idée de la raison et des Lumières les fondements idéologiques et les armes de guerre intellectuelles des puissances politiques coloniales et du patriarcat. Une modernité renouvelée devrait ici être énoncée. Une modernité qui, travaillant à la réalisation de son projet inachevé, n’abandonne pas pour autant les modernités alternatives qui se développent dans d’autres parties du monde.

Le néo-kantien Ernst Cassirer a montré que « la différence entre les domaines spirituels du sens est de nature, non de degré ; or c’est précisément cette différence de nature qu’on efface dès qu’on essaie de la déterminer en termes d’un sens plus ou minus de l’objectivation »1. Les domaines spirituels du sens ne sont pas situés sur une échelle ordonnant les connaissances, les expressions, les perceptions selon des degrés, des hiérarchies ou des rapports de subordination. Il y a différents types de connaissances en dehors de la connaissance hypothético-déductive, qui ont leur propre légalité, comme c’est le cas des connaissances éthique et esthétique. La critique de la connaissance ne doit pas supprimer la richesse et la variété des formes de connaissance et de compréhension du monde, ni « les forcer à entrer sous une unité purement abstraite, mais au contraire les laisser se maintenir en tant que telles »2.

Le pluralisme des modes de connaissance ne retourne pas seulement des domaines spirituels du sens mais également de la variation des époques et des lieux. Cela s’applique également aux sciences : la définition de la science à l’époque grecque et à l’époque moderne n’est pas la même ou, comme le dit Wittgenstein, « ce qui paraît raisonnable ou déraisonnable aux hommes est sujet à changement. Ce qui à certaines époques leur paraît raisonnable ne leur paraissait pas tel. Et vice versa. »3.

La reconnaissance de la diversité des modes de connaissance, de même que la reconnaissance de leur historicité, est un préalable nécessaire à toute démarche de connaissance. Cette précaution permet d’éviter de subsumer la complexité du réel et ses différents modes d’appréhension à une méthode ou une rationalité « située », qui prétendrait rendre raison à elle seule de la totalité des savoirs humains de la planète. La rationalité a cependant un contenu normatif qui transcende les frontières de toute communauté locale en direction d’une communauté universelle, comme le note Habermas.4 Mais ce contenu normatif est interne à l’usage des concepts tels que « vérité », « rationalité » ou « justification » qui « jouent le même rôle grammatical dans toute communauté linguistique, bien qu’ils soient différemment interprétés et appliqués selon des critères différents »5. L’illusion objectiviste perd de vue la constitution des objets de l’expérience possible et la genèse des règles qui permettent la combinaison des symboles : « L’attitude positiviste dissimule la problématique de la constitution du monde. Le sens de la connaissance elle-même devient irrationnel au nom d’une connaissance stricte. »6.

C’est en partant de ces éclaircissements préliminaires qu’on peut à présent en venir à notre objet : il s’agit de se diriger vers un renouvellement d’une modernité qui ne serait pas contrainte de s’unifier sous la seule houlette de la rationalité objectivante.

La dérive autoritaire des gardiens auto-proclamés de la science

La dérive irrationnelle du positivisme et d’une rationalité objectiviste trop paresseuse forme le socle de base d’une dérive autoritaire de la science « scientiste » qui tend parfois même à une forme de totalitarisme épistémologique.

Le totalitarisme épistémologique vit dans la crainte que toute mise en discussion de l’objectivité scientifique ouvre la porte au totalitarisme politique. Au nom de la lutte contre la barbarie, une barbarie d’un autre genre est instaurée, servant à des règlements de compte haineux et manipulateurs. On se souvient de l’affaire Sokal dans les années 1990, ou plus récemment, et dans un tout autre contexte, les attaques contre les pratiques hétérodoxes en pédagogie, en médecine et en agriculture mises en œuvre dans le courant de culture anthroposophique.

L’histoire du dernier siècle a pourtant montré à plusieurs reprises comment l’objectivité scientifique peut justifier les crimes les plus ignobles. Les sciences, les scientifiques et les institutions qui les abritent ne sont pas des garanties suffisantes de probité intellectuelle, de vérité et de moralité. Nombre de recherches menées dans le cadre des sciences expérimentales et notamment en physique, ont servi d’assise à la conception des plus terribles machines d’extermination de l’histoire humaine, il n’y a pas si longtemps. Est-il vraiment nécessaire de le rappeler ?

Le militantisme des sectateurs de la « science » (les scientistes), qui pourrait sembler, à première vue, justifié au regard de la montée des fake news ou encore de la montée en puissance des nouveaux totalitarismes religieux ou politiques, participe parfois d’une simplification tout aussi totalitaire du monde, imposant un régime de terreur et d’éradication symbolique ou institutionnelle de ses opposants épistémiques. À ce moment-là, la dérive autoritaire des gardiens du temple de la science se transforme en totalitarisme épistémologique.

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