La Russie fait-elle partie de l’Europe ou représente-elle un tout autre « continent » ? Les tractations diplomatiques, les confrontations géopolitiques mais aussi la guerre économique menée à grand renfort de sanctions réciproques soulèvent toujours et encore cette question. Au-delà des visées politiques à court terme, quel est le lien historique et spirituel qui lie l’Europe et la Russie ? Quels enjeux peut-on y lire ? Kai Ehlers, qui a étudié cette question pendant de nombreuses années, apporte ici une esquisse de compréhension possible.
Lorsque nous parlons de l’Europe, nous ne parlons évidemment pas seulement de l’Union européenne. L’Europe est plus que l’Union européenne. Dans son état actuel comme dans son devenir, l’Europe embrasse également des pays du continent européen qui, sans appartenir à l’Union européenne, appartiennent quand même à l’espace culturel européen. Cela concerne les langues, les coutumes, l’art, la religion et l’histoire. Ce sont des pays se trouvant dans les Balkans, dans le Caucase et justement aussi la Russie, du moins la partie de la Russie s’étendant jusqu’à l’Oural.
En outre, la Russie n’est pas seulement une partie de l’Europe mais aussi une partie de l’Asie. Certes, géographiquement – et même économiquement – elle est inséparable de l’Europe. Mais son présent et son passé manifestent qu’elle ne lui est pas réductible, et encore moins à l’Union européenne. Et ce, même si on ne considère que la partie russe en-deçà de l’Oural. Car la Russie est également une partie de l’Asie : pas seulement géographiquement, mais aussi culturellement et ethniquement. Elle se trouve en fait à cheval entre l’Europe et l’Asie. On peut donc la voir comme un espace intermédiaire, alors que l’Europe serait une frange, un bord.
Si l’Europe et la Russie constituent d’une part une unité géographique et économique (où le pétrole russe est échangé contre le know-how européen), elles forment par ailleurs le foyer géopolitique à partir duquel, pendant 2000 ans, le monde actuel a été christianisé, cultivé, civilisé et colonisé, en se partageant le travail, pour employer une formulation légère, et avec la même légitimité, pour employer une formulation provocatrice. L’Europe a accompli cela en tant que « nombril du monde » et la Russie en tant que « cœur » de l’Eurasie.
Expansion et intégration
L’Europe et la Russie se sont étendues de manières très différentes. L’Europe s’est agrandie par différenciation, pluralisation, par un combat concurrentiel en vue de l’hégémonie et finalement par une individualisation, une émancipation de l’individu, fondée sur un égoïsme profond quoique productif. L’Europe a porté ce processus dans le monde entier par le biais de guerres ininterrompues, à travers plusieurs langues, dans un changement constant, sans avoir de centre durable.
Au contraire, la Russie s’est étendue en rassemblant, en unissant, en intégrant, en collectivisant la multiplicité dans une seule langue, en formant des traditions communautaires sous l’autorité d’un seul centre : Moscou. Cela ne signifie pas que l’extension russe se soit faite sans violence, mais seulement que deux principes de colonisation différents ont eu lieu, qui œuvrent aujourd’hui encore : un principe d’intégration dans l’espace russe et un principe de désintégration en Europe et, de là, dans le monde.
Où sont les points communs de ces développements on ne peut plus opposés ? Quelle dynamique s’y trouve encore ? Notre regard doit approfondir l’histoire s’il veut voir comment à partir de courants culturels communs (indo-germanique, grec, romain, chrétien) est apparu d’abord le monde partagé en deux systèmes, tel que nous l’avons connu au 20e siècle, puis la globalisation dominée par les USA, et enfin le renouvellement de l’opposition est-ouest auquel nous assistons actuellement. Notre regard pourra alors découvrir où se trouvent les forces qui permettent de surmonter cette opposition.
Deux filles du monde romain
Au cours des 500 ans d’histoire gréco-latine, un courant culturel homogène s’est introduit dans l’Europe archaïque que l’on peut faire remonter à un courant culturel originel venu de Mésopotamie. C’est avec la scission de Rome en 395, qui donne lieu à un courant oriental et un courant occidental, que commence la différenciation de l’Europe. Elle engendre d’un côté une Europe orientale avec Byzance pour centre, et de l’autre une Europe occidentale qui tombe en ruine sous la ruée des tribus germaniques et des Huns provenant du cœur de l’Asie. Lorsque le prince Vladimir de Kiev adopte le christianisme orthodoxe en 988, la Rus’ de Kiev se relie à Byzance. Cet événement nous montre comment l’est et l’ouest de l’Europe s’écartèrent progressivement l’un de l’autre dans la sphère religieuse. Cette scission en deux courants romains se renforce lors de la séparation des églises d’Orient et d’Occident autour de 1064, au cours de laquelle les patriarches de Byzance et de Rome s’excommunient mutuellement. Byzance se considère comme la protectrice de l’unité entre l’État et l’Église, et considère que Rome a renié la vraie foi. Rome, au contraire, élabore le chemin vers une tripartition de la société, chemin qui esquisse déjà l’avenir de l’Europe occidentale, différencié en trois domaines : le domaine des royaumes et des états, le domaine religieux et le domaine d’une philosophie et d’une science indépendantes.

Dans la zone byzantine, telle qu’elle s’est prolongée dans la Kiev de Vladimir, aucune science indépendante, aucune Renaissance, aucune Réforme, aucun courant des Lumières et aucune révolution bourgeoise ne se sont développés. La destruction de Kiev par les Mongols en 1241 a également contribué de manière décisive à éloigner l’Est de l’Ouest. À la scission des églises s’est ainsi ajoutée une différence dans l’orientation politique. Partant de la grande-principauté de Moscou, d’abord soumise à la souveraineté mongole, le long processus de « rassemblement des terres russes » (ainsi nommé dans l’histoire russe) prend son départ sous l’impulsion du prince moscovite Ivan 1er Kalita (1325-1340), puis s’intensifie à travers les efforts d’Ivan III (1530-1584), puis d’Ivan IV (1456-1471). Après la chute de Constantinople, Ivan IV déclare Moscou « troisième Rome », adopte l’Église d’État du modèle byzantin et prend également le titre d’empereur, autrement dit de tsar de l’Empire de Russie. En soumettant Novgorod et en refoulant de Livonie l’ordre des Chevaliers teutoniques, il ferme les frontières à l’ouest. En même temps, il pousse à la colonisation vers l’est, jusqu’en Sibérie, sur les traces de l’empire mongol en train de s’écrouler.
La politique d’Ivan IV consolide l’éloignement entre un Est orthodoxe et un Ouest réformé, protestant, éclairé, jusqu’à l’époque de Pierre 1er dans la seconde moitié du 17e siècle. La Russie et l’Europe sont donc des univers séparés pendant plus de 200 ans, au cours desquels l’orthodoxie chrétienne consolide sa compréhension de la foi chrétienne authentique, sans scissions intérieures, sans protestantisme, sans guerres de religion, sans lumières opposées à l’unité despotique de l’État et de l’Église, si l’on excepte le mouvement minoritaire des « vieux-croyants », qui au 17e siècle refuse de suivre une réforme formelle de l’Église.

Une nouvelle rencontre
C’est avec Pierre 1er, dit Pierre le Grand (1682-1725) que commence une nouvelle phase dans les relations Est-Ouest. Il impose à la Russie une modernisation et une industrialisation selon les critères occidentaux. C’est un acte violent qui bouleverse profondément la société russe, à majorité paysanne et adonnée à la tradition orthodoxe. En outre, Pierre 1er mène des guerres d’expansion dans le Nord comme dans le Sud.
Pendant que le monarque accomplit ses réformes à l’Est, les Lumières prennent leur essor à l’Ouest. Les nuages antimonarchiques de la Révolution française font leur apparition, puisant leur idéologie dans la déclaration d’Indépendance des États-Unis de 1776 et dans la Bill of Rights de 1797. Autrement dit, malgré la modernisation de Pierre le Grand, l’Europe et l’Amérique parcourent des chemins différents : l’Europe se tourne vers l’Amérique, tandis que la Russie poursuit son expansion vers l’est et le sud européens.
De 1762 à 1796, Catherine II, dite la Grande ou encore « l’Allemande sur le trône des tsars », intensifie les liens de la Russie avec l’Occident. Elle établit des relations étroites avec les représentants des Lumières, notamment avec Voltaire. Elle promeut particulièrement la science et l’art européens. L’encyclopédiste Denis Diderot est longtemps hôte à la cour de la tsarine. Catherine II poursuit également le rassemblement des terres russes vers le sud et maintient un style de gouvernement autoritaire. Sa politique accentue considérablement le mélange de l’orthodoxie avec les Lumières occidentales.
Confrontations
Le conflit qui prend fin avec la défaite décisive de Waterloo en 1815 prélude aux grandes confrontations du siècle qui suit. L’expansion conduite par l’Europe au-delà des mers et celle, territoriale, conduite par Moscou aux frontières de l’Eurasie, par exemple en Afghanistan, se heurteront l’une à l’autre. S’ajoutent encore les confrontations européennes, où les ambitions panslavistes butent sur les frontières ouest-européennes. Il en résulte ce qu’aujourd’hui encore on connaît sous le terme de « Great Game », lequel a littéralement éclaté à deux reprises sous forme de guerre mondiale, axées sur la concurrence des zones d’influence grandissantes de l’Europe et la Russie.
Certains aspects de cette époque ont été révélés plus tard. Par exemple, le soutien apporté à la Révolution d’octobre par l’Occident, concrètement par la Wehrmacht allemande lorsque celle-ci a fait passer la frontière russe en douce à Lénine et à un groupe de révolutionnaires russes dans des wagons plombés, pour qu’ils renversent le tsarisme et obligent la Russie à capituler. D’un côté, la chute du tsarisme, la confrontation avec la pensée révolutionnaire occidentale et l’athéisme de la révolution bolchévique frappent au cœur l’identité russe. Mais d’autre part, l’Europe s’autodétruit dans la guerre, alors que l’Internationale communiste, issue de l’Union soviétique en train de s’édifier, se répand dans presque tout le monde occidental, constituant ainsi un mouvement opposé à la décomposition propagée par l’Europe.
Après son autodestruction par les guerres mondiales, l’Europe cherche aujourd’hui ce dont elle a besoin : une identité et une forme nouvelles, postcoloniales et post-nationales. L’Union européenne actuelle n’est qu’une phase transitoire qui conduit à la question : quel est le sens de l’Europe centrale dans ce contexte ? Après l’écroulement de l’Union soviétique, la Russie recherche également ce dont elle a besoin en tant que pays en voie de développement d’un nouveau genre : une identité post-expansive où peuvent s’allier les valeurs occidentales et la tradition interrompue par le communisme. La forme autocratique de la Russie actuelle n’est qu’une phase transitoire. Entre temps, les États-Unis ont pris la direction du développement mondial et ont un intérêt avoué à empêcher tout lien entre une Russie et une Europe renouvelées dont le noyau dur serait l’Allemagne.
Pour sortir du chaos
Comment parvenir à revivifier les impulsions essoufflées qui relient l’Europe et la Russie, à promouvoir leurs échanges, au lieu de les ignorer et de les laisser se dresser les unes contre les autres avec une violence plus ou moins grande, plus ou moins globale, qui conduit à la paralysie ?
Dans une conférence de Rudolf Steiner, tenue au tournant des années 1918-1919, donc sous l’impression directe produite par la Première Guerre mondiale (GA 195), on trouve une indication intéressante. Steiner évoque trois courants culturels ayant entamé leur développement dans les profondeurs de l’Antiquité préchrétienne et qui devraient selon lui être mis à jour, compris et reliés l’un à l’autre d’une nouvelle manière afin d’éclairer le chaos et les forces de développement actuels. Ces trois courants sont :
- le courant gréco-chrétien qui, en provenance de l’Orient, passe par la Mésopotamie, se développe et finit par se conserver d’une manière particulière dans la région russo-slave ;
- le courant politico-juridique provenant d’Égypte et qui, en se développant à Rome, remplace le système oriental, progressant ensuite en Europe du centre par l’émancipation individuelle et l’élaboration du droit ;
- le courant utilitaire-économique provenant du Nord, qui s’épanouit dans la population anglo-américaine, mais qui, encore jeune, n’a pas atteint sa pleine maturité.
D’après Steiner, ces trois courants fondamentaux, qui ne seraient plus clairement reconnaissables, auraient fini à travers l’histoire par former ce nœud chaotique, faussé, dénué de spiritualité et en partie perverti que nous connaissons aujourd’hui. La mission de notre époque serait, malgré les malformations de ces trois courants, de les reconnaître dans leur valeur respective et de les placer dans des relations réciproques qui débarrasseraient la vie sociale actuelle de ses aspects caricaturaux grâce à une « triarticulation de l’organisme social » qui respecterait sa nature triple, fondée sur l’esprit, le droit et l’économie. L’harmonisation de ces trois aspects remplacerait la prédominance actuelle du pôle économique sur les deux autres, prédominance qui est source de conflits. D’après Steiner, voilà ce que la guerre de 1914-1918, qui serait justement due à cette prédominance du pôle économique, a révélé durablement à l’humanité.
Que pourrait apporter aux relations entre l’Europe et la Russie une réflexion sur les trois courants culturels cités par Rudolf Steiner ?
- En tout cas, certainement pas une subordination inconditionnelle à un ordre global d’orientation purement économique, qu’il soit de type américain comme aujourd’hui, de type chinois ou autre.
- Ni un retour au rêve d’une Europe chrétienne unifiée, souhaitée par le romantisme allemand, ni l’établissement commun d’un axe eurasien qui, surmontant sa scission, chercherait à restaurer la prédominance occidentale.
- Ni un retour isolé à une « idée de la Russie » ou à une « idée de l’Europe » qui s’isoleraient l’une de l’autre ou même se combattraient. Car cela ne conduirait qu’à un renforcement de tendances nationalistes, lesquelles se manifestent actuellement dans le principe du « America first ».
De façon encore plus pressante qu’il y a cent ans, il est devenu nécessaire d’analyser sans préjugés l’idée européenne et l’idée russe, comme tout autre idée nationale naissant ou vivant à notre époque (par exemple l’idée étatsunienne), afin de percevoir comment les trois courants cités se présentent dans la réalité globale actuelle et comment une interaction entre vie spirituelle, vie politique et vie économique – interaction libérée des limitations nationales – pourrait être renforcée de telle sorte que la prédominance de l’économique soit atténuée et surmontée, avant que cette nécessité ne soit prouvée par une nouvelle catastrophe mondiale.
Si l’Europe et la Russie approfondissaient leurs racines historiques, en tenant compte de la polarité qu’elles constituent entre émancipation individuelle et communauté, elles pourraient apporter une contribution décisive où « tête » et « cœur » s’harmoniseraient au lieu de se combattre. Mais cela devrait se produire sans que l’économie soit oubliée et sans retourner à une volonté de domination ou d’expansion. Autrement dit, l’économie, c’est-à-dire aussi l’american way of life, sa version chinoise comprise, ne doit pas être combattue mais intégrée à ce développement. Alors pourra croître un échange vivant entre les cultures, un échange orienté vers le bien-être, l’indépendance et la liberté de la personnalité humaine.
Porter ainsi son regard vers l’avenir pour voir comment esprit russe et esprit européen peuvent se stimuler mutuellement semble être la meilleure des options actuelles.
Kai Ehlers a étudié les Lettres à Göttingen et Berlin. Suite au mouvement de 1968, il s’est engagé dans le journalisme et la politique. Il travaille aujourd’hui comme chercheur, auteur et journaliste indépendant. Il donne des cours, des séminaires, des conférences et participe à des projets en Allemagne et en Russie. Depuis de nombreuses années, ses recherches s’intéressent surtout à l’évolution de l’espace post-soviétique et à ses conséquences locales et globales.
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