Nous publions ici un passage du livre d’Uwe Werner Race et individualité chez Rudolf Steiner qui parle d’Erhard Bartsch, dirigeant du mouvement de biodynamie à l’époque, et permet de comprendre comment une telle couverture a pu voir le jour. 


« Bartsch regroupa les agriculteurs en un organe central du Reich et chercha par tous les moyens à faire connaître les qualités de ce mode d’agriculture, que ce soit par la revue Demeter, par le travail en commun avec la Gesellschaft für Lebensreform (Société pour la réforme de la vie), et surtout en invitant sans relâche et avec succès des représentants du gouvernement et du parti à venir visiter sa ferme manifestement très prospère de Marienhöhe à Bad Sarrow près de Berlin, notamment lors des congrès d’hiver qui s’y déroulaient annuellement. Il y avait à cela différents motifs déterminants. Bartsch – comme en témoignent ses propos à Büchenbacher – avait placé en la personne d’Hitler de grands espoirs. Il régnait une atmosphère de renouveau, car l’agriculture biodynamique rencontrait depuis quelques années un intérêt qui croissait rapidement – 100 fermes et exploitations maraîchères en 1928 ; au moins 950 en 1933 (Werner 1999, p. 84). Mais cela inquiéta en retour la puissante industrie de l’azote, qui pensait avoir à craindre pour la vente de ses engrais chimiques. Or, celle-ci avait justement un lobby influant dans les ministères de l’Agriculture. Dès novembre 1933, le ministre de l’Agriculture de Thuringe interdit tout débat public sur la méthode d’agriculture biodynamique et la diffusion de ses produits (Werner 1999, p. 83).

Aux yeux de Bartsch il apparut par conséquent essentiel, pour pouvoir continuer à exister, de chercher dans l’appareil du régime et du parti, qui se présentait comme tout-puissant, un appui là où existait de l’intérêt pour les questions d’alimentation saine et de relation respectueuse avec la nature. Il le trouva par l’intermédiaire de l’architecte paysagiste Alwin Seifert, [90] qui se sentait déjà lié depuis longtemps à ce mode d’agriculture. Seifert avait dessiné le jardin de la villa de Hess. Ilse Hess intercéda auprès de Rudolf Hess, lui-même intéressé pour avoir des légumes sains, qui voulut s’informer. Une rencontre fut organisée le 18 janvier 1934, à laquelle participa également Richard Walther Darré. Darré, ministre de l’Alimentation et de l’Agriculture, avait déjà en juin 1933 établi un plan d’autarcie dans lequel Bartsch vit aussitôt une chance pour l’agriculture biodynamique, celle-ci ne nécessitant aucune importation d’engrais artificiels (ce qui n’était pas en soi un but, mais une « conséquence » du mode d’exploitation biodynamique). Hess décida que toute polémique publique devait cesser et que l’efficacité de l’agriculture biodynamique devait être éprouvée par de longs essais comparatifs.

La lettre suivante adressée par Seifert à Bartsch le 5 février 1934, donc peu après l’entrevue en question, est une illustration des échanges et de l’état d’esprit qui caractérisaient cette situation: « Aujourd’hui, j’ai rencontré Madame Hess en ville ; elle était justement enthousiasmée par les légumes, les fruits et le jus de pomme du docteur Kempter. Son mari aussi est content d’avoir maintenant des légumes de qualité. Madame Rauscher, la sœur du Führer, va faire livrer à l’intendance du Berchtesgadener des légumes Demeter. On a laissé entendre au cuisinier de la chancellerie du Reich qu’il serait envoyé à Dachau s’il cuisinait encore pour le chef autre chose que des légumes et des fruits biodynamiques. Vous pouvez vous imaginer comme je me réjouis en douce. Et comme vous vous êtes laissés décourager ! PS : Madame Hess a le numéro de membre 48 à la Société pour l’encouragement du mode d’agriculture biodynamique. » [91]

Couverture du mensuel Demeter de Mai 1939.

Bartsch et ses collaborateurs s’engagèrent ainsi dans une direction à laquelle il n’y eut finalement pas d’échappatoire. En 1940 dans la Pologne occupée, sur la proposition des officiers SS Pohl et Pancke, Bartsch dut donner des cours d’introduction pour l’exploitation des biens saisis. Heydrich repoussa la proposition des deux officiers, faite à l’insu de Bartsch, de faire entrer celui-ci dans la SS, en raison de son lien avec l’anthroposophie. Heydrich ainsi qu’Himmler voyaient juste. Au cours de l’opération du 9 juin 1941, [92] après le départ de Hess pour l’Angleterre, Bartsch fut arrêté : on devait conserver l’agriculture biodynamique, mais la « libérer » de l’anthroposophie. Himmler commença ses essais de jardins biodynamiques dans les camps de concentration.

Tandis que Bartsch avait voulu, à l’aide du régime, créer les conditions d’une «grande percée» du mouvement biodynamique, le régime chercha au contraire à accaparer ce mouvement. Les deux tentatives échouèrent. Bartsch ne reconnut que des années après la guerre qu’il s’était trompé. [93]

Bartsch avait postulé pour entrer comme membre au NSDAP, même s’il savait certainement que, même au regard de l’agriculture biodynamique, il n’existait aucune parenté entre l’anthroposophie et le national-socialisme. Sa façon d’agir relevait de la tactique, bien qu’il soit possible qu’il ait par moments espéré une «réelle» reconnaissance. Finalement les rênes lui échappèrent, et ce mode d’agriculture manqua de servir d’engrais «nationaliste», alors qu’elle vise au contraire à créer chez l’agriculteur une relation individuelle et créatrice avec la terre, comme y vise l’anthroposophie de façon générale. [94]

Les informations rapportées ici ont été tirées des sources connues jusqu’à l’heure actuelle, il est possible que d’autres sources se fassent jour encore. […]»

Uwe Werner, Races et individualité chez Rudolf Steiner. Son engagement contre le racisme et le nationalisme, Triades
Races et Individualité chez Rudolf Steiner - Éditions Triades et Éditions Anthroposophiques Romandes
Présentation de l’ouvrage Dans le monde entier, l’image de l’homme développée par Rudolf Steiner au début du 20e siècle s’impose pour prendre figure aujourd’hui de reconnaissance de la dignité humaine dans les droits de l’homme universels. L’auteur montre que l’œuvre de Steiner et l’anthroposophie fournissent des points de vue méthodiques et fondamentaux permettant d’identifier le caractère inhumain du racisme et du nationalisme.

Notes:

90. Alwin Seifert (1890-1972). Voir le résumé de sa biographie in : von Plato 2003, pp. 751 sq.

91. Les correspondances entre Alwin Seifert et les représentants de l’agriculture biodynamique d’une part et les autorités et instances du parti nazi de l’autre se trouvent depuis peu aux archives du Goetheanum. Elles englobent la période allant de 1932 à 1939. Cette correspondance montre de la façon la plus directe à quel point Seifert, à l’instar d’Ilse et Rudolf Hess, s’était peu intéressé à l’anthroposophie.

92. L’opération contre les « enseignements occultes » était relativement mal préparée : les listes de noms étaient très incomplètes. Puisque l’opération ne visait que les agriculteurs anthroposophes et que ceux-ci étaient loin d’être tous des membres de l’Union du Reich, la plupart des fermes ne furent pas inquiétées, avant de connaître comme toutes les autres les conditions de guerre.

93. Cf. l’histoire dans ses détails in : Werner 1999, en particulier pp. sqq. Voir aussi Wagner, Arvst : NS-Dokumentation Band III in : Wagner, Arvst (Éd.) 1992.

94. Nikolai Fuchs, directeur de la section pour l’agriculture au Goetheanum, a rassemblé les résultats des recherches sur ce thème dans un travail équitable. Voir Fuchs, Nikolai : Studie zum Verhältnis einiger Vertreter der Biologisch-Dynamischen Wirtschafsweise zum Nationalsozialismus («Étude sur le rap- port de certains représentants de l’agriculture biodynamique avec le national-socialisme»), consultable sur www.anthrome- dia.net/uploads/media/Studie.pdf. Voir aussi les questions de Michael Olbrich-Majer à Nikolai Fuchs : Biologisch-dynamische Landwirtschaft im Nationalsozialismus («L’agriculture biodynamique dans le national-socialisme») in : Michael Olbrich-Majer (Éd.) 2008, pp. 101-104, et Biodynamischer Landbau, Steiner und die Rassenfrage («L’agriculture biodynamique, Steiner et la question des races») in : Michael Olbrich-Majer (Éd.) 2008, pp. 105-110).