« Ma première rencontre avec Georges Saint-Bonnet eut lieu à Paris, le 8 mai 1952. Saint-Bonnet avait alors 53 ans, j’en avais 28 ». Ainsi débute le livre : Georges Saint-Bonnet, Maître de joie 1 que Jacques Lusseyran rédigea en octobre 1963, neuf mois après la mort de celui qui avait été « son Maître » pendant dix ans. Il y décrit la genèse, les débuts et l’évolution de son lien avec Saint-Bonnet. Son récit simple, lucide et objectif porte un éclairage précieux sur la relation maître-disciple, sujet du présent article dont les citations sont toutes issues de l’ouvrage mentionné.

Jacques Lusseyran avait grandi au sein d’une famille cultivée. « Mes parents m’avaient élevé religieusement. Il serait plus exact de dire qu’ils m’avaient mis dès l’enfance dans une attitude religieuse. Car ni l’un ni l’autre n’appartenaient à une église, quelle qu’elle fut ». À l’âge de 13 ans, il passa deux semaines au Goetheanum lors d’un voyage familial. « Tandis que j’étais encore un enfant, mon père avait fait une rencontre importante, celle de Rudolf Steiner et de son enseignement ». Devenu un membre actif de la Société anthroposophique, son père n’avait cependant pas connu Steiner en personne 2. Jacques précise : « À quatorze ans en tout cas j’avais acquis, depuis des années déjà, des connaissances inhabituelles. […] J’avais admis, non comme un article de foi mais comme une évidence intérieure le fait de la réincarnation. […] Je n’avais pas adhéré, c’est vrai, à la Société anthroposophique à la suite de mon père. […] Au secret de moi, j’avais reconnu Rudolf Steiner pour un Maître. Mais j’étais trop faible, ou bien trop exigeant pour que cette présence indirecte me suffit. L’heure était à un Maître vivant ». Dès sa première rencontre avec Saint-Bonnet, convaincu d’avoir rencontré ce Maître vivant, il se décida d’emblée à le suivre, mais à une condition : « Ce serait lui, si son enseignement ne contredisait pas celui de Rudolf Steiner ».

Pour ce jeune homme, devenu aveugle vingt ans plus tôt, « la lumière intérieure était devenue un phénomène familier […] qui avait connu une recrudescence extraordinaire pendant les seize mois de mon séjour à Buchenwald. Seulement cette lumière intérieure, si je la vivais, je la connaissais mal ». Lusseyran avait beau savoir que la lumière devait déjà exister en soi pour être perçue au dehors, il n’en était plus aussi sûr en 1952 ! « La vie avait usé ma foi. Saint-Bonnet la confirmait. Au point le plus central, je n’étais plus seul. […] La lumière intérieure, il la possédait plus que moi ». Mais qui était Georges Saint-Bonnet ? « Ce personnage, dans son adolescence, avait été violoniste. Puis, vers 1920, coureur automobile. En d’autres temps, il avait été barman, assureur, agent immobilier, banquier. Plus tard, et pendant 15 années au moins, journaliste. Il avait même été l’un des journalistes les plus renommés et les plus influents de Paris entre 1930 et 1940 3. Et, quelle qu’ait été sa profession, il n’avait cessé à aucun moment d’être amoureux, bagarreur et noctambule. […] Georges avait été, dans sa vie, jusqu’au bout de toutes les expériences – de toutes celles qui sont compatibles avec la charité ».

Note de la rédaction
George Saint-Bonnet a suscité la controverse et fut soupçonné d'antisémitisme. Sans entrer en profondeur dans le débat ni chercher à le trancher, il nous semble inconcevable que Jacques Lusseyran, au vu de son œuvre, de sa vie et de sa personnalité, ait pu cultiver un quelconque antisémitisme. En conséquence, nous sommes en droit de douter que Saint Bonnet, qu’il considérait comme son maître, ait été antisémite. Il est important de souligner que si Saint-Bonnet a suscité la controverse et fut soupçonné d'antisémitisme, c'est notamment parce qu'il rédigea la préface d'une édition de Mein Kampf en français et qu'il publia un livre intitulé Le juif, considéré comme antisémite. Dans sa préface de Mein Kampf, Saint-Bonnet se montre plus que critique : « Tout a commencé par un livre écrit en 1924 dans la prison de Landsberg et qui explique tout, car il est bien, en même temps que le plus cynique manuel de dressage qu'on ait jamais écrit, le plus parfait miroir qu'on ait offert à un peuple pour qu'il s'y retrouve et s'y contemple, délirant et fanatisé, dans ses pires démences de vanité et d'orgueil. » Il poursuit en précisant qu'en lisant ce livre « on pourra s'initier aux mécanismes de l'erreur allemande en même temps qu'on pourra en mesurer toute l'étendue, toute l'injustice et tout le danger. » Concernant son livre Le juif, il est important de citer l'extrait d'une lettre que Jules Chazoff, militant anarchiste d'origine juive, adressa à Saint-Bonnet pour essayer de le persuader de ne pas publier : « Votre livre, voyez-vous, je le crois, sera incompris, et, ce qui est plus grave, mal interprété. Et c'est cela qui me chagrine. […] Je sais, mon ami, que vous n'êtes pas antisémite et c'est pourquoi je ne désespère pas de vous convaincre. » D'autre part, Saint-Bonnet n'hésite pas à mettre en scène des personnages héroïques d'origine juive dans ses romans, comme, par exemple, dans Sang de Paris, qui raconte l'histoire d'un mouvement de résistance contre la Gestapo.

Jacques s’approcha de Saint-Bonnet « par les seules voies de la raison et de l’expérience calme », étonné de constater que son interlocuteur lisait en lui comme en un livre ouvert. Le 13 juin 1952, sans rapport avec l’objet de la discussion, Saint-Bonnet l’interrompit : « maintenant, il faut que vous écriviez un livre ». Quelle surprise pour Jacques ! « Cela faisait sept ans que je n’avais qu’une idée : écrire. Je n’avais jamais pu ». Il n’avait jamais pu s’y mettre, faute de sujet. Saint-Bonnet lui asséna : « le sujet, c’est vous ! » « C’était incroyable : déjà j’y croyais. Et pour la toute première fois. […] En fait, 90 jours plus tard, le 19 septembre, Et la lumière fut était achevé ». De cette première expérience marquante du disciple face au maître, Jacques tira un enseignement : « La liberté d’autrui, il faut bien la violenter un peu, quand celui qu’on a devant soi est assez bête pour ne pas s’en servir. Ensuite – tout de suite –, il faut se mettre à la respecter ». Saint-Bonnet n’endoctrinait personne, il travaillait avec les êtres qu’il rencontrait et les révélait à eux-mêmes. À un degré élevé, il possédait ce que Rudolf Steiner nomma le sens du Je d’autrui. « Vous étiez dans la compagnie d’un homme, et cela n’est pas, on me l’accordera, une expérience commune. […] Il ne se conduisait pas du tout comme un philosophe, ni moins encore comme un yogi ou comme un moine. Il paraissait s’abandonner à l’instant. […] J’ai éprouvé l’unité particulière de son esprit et de son corps. […] L’être physique de Saint-Bonnet avait un goût d’univers. […] Son éloquence n’était pas celle des tribuns ni des cabots. C’était celle d’un grand arbre avec toutes ses branches, toutes ses feuilles et toutes ses racines ».

Jacques était fasciné, il ne s’en cachait pas, « mais je n’étais pas asservi. […] Il ne vous prenait rien : il vous faisait tout partager. […] Quelque chose en vous avait été changé, et toujours pour le “plus”, c’est-à-dire pour la confiance, pour l’ordre, pour la joie ».

« Saint-Bonnet n’était pas homme à vous séduire. Il s’en gardait comme on se garde d’insulter autrui. Il ne facilitait rien pour vous, sauf dans des cas d’urgence. […] Jamais il n’expliquait le premier. À cet égard il était l’opposé, le bienheureux contraire, d’un professeur ». Sous son regard bienveillant, ses disciples rencontraient d’autant plus d’obstacles qu’ils étaient librement livrés à eux-mêmes. « Je sais que chacun de nous est à soi-même le premier et le plus grand obstacle ». En la présence de Saint-Bonnet, Jacques cultiva la patience, renonça à la curiosité sans objet et prit conscience de ses réactions jusque-là plus instinctives que raisonnées. Il comprit ainsi pourquoi il n’osait pas questionner Saint-Bonnet sur des sujets qui lui brûlaient les lèvres : « La timidité, le sens du ridicule. Les deux ensembles, sûrement. Deux mots qui, après tout, expriment une seule chose : l’orgueil. Ce diable d’homme m’obligeait à voir, pour la première fois de façon irrésistible, à quel point j’étais orgueilleux ».

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