Pour commencer, je peux témoigner avec certitude que Jacques Lusseyran a un jour clairement reconnu que l'anthroposophie était son chemin. À l’été 1966, il allait sur ses quarante-deux ans et moi sur mes douze ans, Jacques et Marie, sa dernière épouse, étaient de passage dans la capitale française. Vivant aux États-Unis, ils profitaient des pauses estivales pour rendre visite à notre père et sa nouvelle compagne, ma mère. Je me souviens de Jacques prenant mon violoncelle, retrouvant avec émotion les sensations de son adolescence. Les repas réunissaient les quatre adultes dans une intensité joyeuse, Jacques défendant passionnément une idée tout en se servant à boire. C’est vrai que, dans ces moments privilégiés, sa cécité passait inaperçue.

À la fin d'un repas, Jacques se tourna vers Marie et lui lança : « Et si on montrait mon Paris à François ? ». Me voilà parti seul avec Jacques et Marie dans leur voiture de location. Quelle jubilation ! Jacques s’orientait avec une aisance impressionnante dans les rues de Paris. Il était fascinant de l’entendre guider : « Tourne à droite, remonte la rue Saint-Jacques… Ah, zut, c’est devenu un sens interdit. Alors, continue… ». Notre promenade s'acheva dans un bistrot de la place Maubert, « La Maube », au cœur du quartier de la Sorbonne. Ce lieu semblait chargé de souvenirs pour Jacques, qui tenait absolument à s’y rendre. Au moment de partir, et sans lien apparent avec le fil de notre conversation, Jacques se tourna vers moi et déclara : « François, maintenant je sais que l’anthroposophie est mon chemin spirituel. »

J’avais douze ans, cela m’étonne encore, mais je comprenais pleinement la portée de ses paroles. Je ressentais la singularité et l’importance de ces mots qu’il formulait très consciemment.

Les maîtres

Le lien de Jacques avec l’anthroposophie et l’œuvre de Rudolf Steiner semble s’être tissé de manière progressive ; une évolution qui, à mes yeux, revêt une signification particulière. En retraçant le fil chronologique de sa vie, on constate qu’il entre en contact avec l’anthroposophie avant de découvrir l’œuvre de Rudolf Steiner, et ce, par l’intermédiaire de notre père. Dans Et la lumière fut, il décrit avec précision comment l'expérience de l'anthroposophie vécue par notre père a forgé chez lui la certitude que le monde avait un sens. Ce partage de notre père était discret, jamais idéologique. Il ne s'agissait pas de transmettre des concepts, mais de partager, sans l'énoncer, une expérience essentielle : la vie intérieure pensante, telle que l’anthroposophie la cultive, développe un intérêt profond pour le monde qui nous entoure. Un modèle fondamental, tant pour Jacques que pour moi.

Plus tard, en tant que jeune adulte, Jacques entama un travail spirituel avec Georges Saint-Bonnet, occultiste parisien qu'il rencontra en 1952, à l'âge de vingt-huit ans. Dix ans après, il décrivit cette expérience dans son livre Saint-Bonnet, Maître de Joie, publié en 1963, où la joie est définie comme l’expression de la pleine présence à soi-même. À mes yeux, cette expérience n’est ni un détour, ni un dérapage spirituel, ni une illusion difficilement explicable, comme Jérôme Garcin semble le suggérer dans sa belle biographie Le voyant. Un passage de Saint-Bonnet, Maître de Joie éclaire ce point de manière éloquente : « Je n’avais pas adhéré, c’est vrai, à la société anthroposophique à la suite de mon père. Toutefois, cela ne prouvait rien. Les sept années d’après la guerre avaient été pleines pour moi d’agitation à la fois humaine et spirituelle. De plus, ma raison de ne pas adhérer (s’il y en avait une) ne dépendait pas d’un doute que j’aurais entretenu envers l’enseignement de Steiner, ni envers l’homme qu’il avait été. Rudolf Steiner était "initié", j’en étais convaincu, au sens direct et simple du terme, c’est-à-dire un homme qui voyait l’ordre réel du monde et qui avait reçu mission divine de la traduire à l’usage d’autres hommes. C’était avant tout que l’existence terrestre de Steiner était terminée. Mon père lui-même ne l’avait pas connu en personne. Je ne pourrais jamais le rencontrer dans ce monde, et la preuve finale ou plutôt l’impulsion concrète me manquerait toujours. Au secret de moi, j’avais reconnu Rudolf Steiner pour un maître. Mais j’étais trop faible, ou bien trop exigeant (c’est à d’autres d’en décider) pour que cette présence indirecte me suffît. L’heure était à un maître vivant. Ce maître serait-il Georges Saint-Bonnet ? Dès mes premières rencontres avec lui je ne cessais plus de me le demander. Oui ce serait lui, s’il était un maître, si ma première intuition était confirmée. Et cela je ne pouvais encore le prévoir. Et ce serait lui, si son enseignement ne contredisait pas celui de Rudolf Steiner. »1

Connections anthroposophiques

Parallèlement à l'expérience spirituelle que Jacques entreprend avec Georges Saint-Bonnet, il entretient également un lien notable avec la communauté anthroposophique française des années 50. Dès l'été 1953, la revue anthroposophique Triades, fondée par Simonne Rihouët-Coroze, publie dans son deuxième numéro une longue et magnifique recension de son ouvrage Et la lumière fut. Celle-ci débute ainsi : « C’est plus qu’un livre émouvant que vient d’écrire Jacques Lusseyran : il offre à son époque un document précieux sur la puissance d’une âme prenant conscience des forces latentes en elle. Dès les premiers mots, il aborde son public en lui offrant ses trésors : "Je vais vous dire le prix de la liberté, la royauté de la vie intérieure et l’éblouissement de l’amour". Ce ne sont pas là mots facilement lancés, mais réalité chèrement conquise, et conquise par suite d’une épreuve si cruelle subie à un âge si tendre, qu’on ne peut l’entendre sans respect. » Dans le numéro suivant, à l'automne 1953, Jacques publie un court article intitulé « Le Quatrième », dans lequel il relate son expérience dans la cellule de la prison de Fresnes. Puis, au printemps 1954, Triades publie un long article de sa plume intitulé « La mort devient la vie ».

Jacques Lusseyran, fonds privés.

Quinze ans plus tard, en avril 1970, Jacques Lusseyran donne une conférence sur le thème de « l’aveugle dans la société » dans la Grande Salle du Goetheanum. La salle est pleine et son allocution commence de façon inattendue : « Je suis de retour, car je sais que ce lieu, le Goetheanum, Dornach, ce lieu est véritablement mon berceau spirituel. Ces forces font que je ne suis pas seulement un corps et pas seulement non plus une intelligence. C'est à travers ce lieu qu'elles m'ont été données. Je les ai reçues à travers l'enseignement de Rudolf Steiner, je le sais, tel qu'il m'a été transmis par mon père. Si, perdant mes yeux, je ne suis pas devenu un désespéré, si, condamné à mort par les hommes, j'ai trouvé le courage de survivre, c'est grâce à ces forces, je le sais. C'est grâce à l'enseignement de Rudolf Steiner ! Il est des minutes de la vie où il faut dire ce que l'on sait, et il en est même où il faut le rappeler publiquement. C'est une grande émotion, mais c'est surtout un grand calme, c'est le calme d'une prière. »2

Ces paroles radicales, Jacques les prononce quinze mois avant son accident mortel. Elles ne sont pas en contradiction avec le fait que sa conscience de l'anthroposophie s'est développée progressivement. On peut y voir une sagesse de vie qui a permis à Jacques d'être un chercheur libre, plein de talent et de vigueur, trouvant une expression entièrement personnelle, un style personnel marquant pour témoigner de ses expériences spirituelles. C'est ce témoignage qui touche tant de personnes sur différents continents, car ses livres ont été traduits dans de nombreuses langues.

Quant à sa connaissance explicite de l'œuvre de Rudolf Steiner, elle est attestée par sa correspondance avec notre père. Au cours des cinq dernières années de sa vie, Marie a lu à haute voix des livres de Steiner à Jacques. On sait par Conrad Schachenmann, l'un de ses amis, que Marie lisait les livres directement en allemand.

Personnel et universel à la fois

Lorsque l'on évoque l'œuvre de Jacques Lusseyran, il est impossible de ne pas mentionner les épreuves spectaculaires qui ont marqué sa biographie : la cécité dès l'enfance et la déportation dans les camps nazis. Cependant, bien que ces événements aient façonné sa vie, l'impact de son œuvre dépasse largement le cadre de sa propre existence. Jacques Lusseyran nous invite à comprendre que l'acte de voir est une expérience fondatrice de la conscience humaine, bien au-delà de la simple perception physique.

Il le dit, en 1970 à Zurich, à un groupe de jeunes réunis pour une conférence sur les professions sociales : « Voir, c'est un acte fondamental de la vie, un acte indéchirable, indestructible, indépendant des outils physiques dont il se sert. Voir, c'est un mouvement de la vie fait en nous avant les objets, avant toute détermination extérieure. Avant les objets et après eux si, par accident, les instruments matériels de la rencontre viennent à manquer. C'est au-dedans de vous que vous voyez. Si la lumière intérieure ne nous était pas donnée d'abord, et par conséquent les couleurs aussi qui sont la monnaie de la lumière, jamais nous ne pourrions admirer les couleurs du monde. »3

Voir, vivre l’éclairement, n’est-ce pas plus toucher une essence qu’un objet ? Personne n’a jamais vu la lumière de ses yeux, car si la lumière fait voir le monde, elle reste invisible à l’œil, elle ne se manifeste que par ses effets.

Dans Et la lumière fut, il écrivait dix-sept ans plus tôt : « […] chaque fois que nous prenons la peine d’aller au fond de notre expérience, de tirer d’elle tout ce qu’elle contient à la fois de plus simple et de plus caché, nous cessons aussitôt de parler de nous-mêmes et de nous seuls : nous entrons dans le domaine le plus précieux, celui de l’expérience universelle, de l’expérience partagée. »

La compréhension mathématique possède précisément cette propriété : elle est purement intime, et donc subjective, et pourtant chacun sait que si un autre parcourt le même chemin de pensée, il arrivera à la même conclusion ! On touche ici à l’essence d’une science spirituelle rendue possible parce que la séparation entre l’objectif et le subjectif est surmontée, cette séparation posée comme base méthodologique de la science moderne à la Renaissance. En ce sens, Jacques est un chercheur spirituel, un contributeur à une science moderne de l’esprit, à une anthroposophie qui, par essence, doit être toujours actualisée si l’on veut qu’elle émerge comme un fait de société. Certes, il n’est heureusement pas le seul, mais il recèle une singularité importante qui fut, étrangement, longtemps méconnue. Il complète en quelque sorte pour la culture française un illustre prédécesseur qu’il admirait tant : Proust.

L'inachevé et l'achevé

Jacques n'a pas bénéficié d'une reconnaissance immédiate. Dès son retour de Buchenwald en France, il fut accueilli avec méfiance : comment un aveugle pouvait-il survivre à ces conditions inhumaines sans collaborer ? Il dut s'exiler aux États-Unis pour pouvoir enseigner, car un décret français datant de Vichy interdisait aux aveugles d'exercer cette profession. Nous savons que la Direction du Goetheanum a hésité avant d'autoriser Jacques à donner une conférence. Rétrospectivement, il semble que la décision de le recevoir en 1970 ait été la bonne. D’où venait la motivation des auditeurs qui remplissaient la Grande Salle ?

On peut aussi évoquer le parcours difficile de son œuvre. Pourquoi a-t-il fallu attendre 2008 pour qu'il commence à rayonner dans son propre pays, dans sa propre langue ? C'est certainement grâce à sa première femme, Jacqueline Pardon, mère de ses trois premiers enfants, qui a su mobiliser ses anciens compagnons de résistance, une fois les vieilles querelles de l'après-guerre enfin enterrées. C'est ainsi qu'une certaine notoriété a pu se développer. Enfin, à partir de 2015, la biographie Le voyant de Jérôme Garcin, journaliste talentueux et très écouté en France, a été déterminante. L'œuvre de Jacques Lusseyran, qui s'avère finalement être le fruit d'un authentique cheminement anthroposophique, fait désormais partie du patrimoine littéraire français.

Une question demeure sans réponse : si Jacques n'était pas décédé prématurément, quelle direction aurait pris son engagement, lui qui, inspiré par les concepts de Rudolf Steiner, était revenu en Europe, en Suisse, à l'université de Bâle, grâce au soutien indéfectible de son ami Conrad Schachenmann ? Le manuscrit retrouvé dans sa valise, intitulé Contre la pollution du moi, nous donne un aperçu de son cheminement : « Le moi a ses règles. Employons un autre mot : le moi a ses conditions de croissance. Il se nourrit uniquement des mouvements qu'il fait. Ceux que d'autres font à sa place, loin de l'aider, l'appauvrissent.4 [...] Le moi, s'il ne dort pas tout à fait, sait qu'une vérité ne consiste jamais dans ce que la plupart des gens font ou disent. Il sait qu'une vérité, c'est ce qui apparaît à la pointe extrême de chaque expérience, d'une expérience faite personnellement et jusqu'au bout. »5


Note de l'auteur

Je tiens à remercier Peter Selg pour son impressionnant et précieux travail de recherche, publié sous le titre Le courage de survivre ; un livre dont je recommande la lecture. Lors de cette lecture, mon attention a été attirée par plusieurs passages du texte de Jacques Lusseyran, que j'ai ensuite repris dans l'article. 

Le courage de survivre. Jacques Lusseyran à Buchenwald
Le courage de survivre - Éditions Triades et Éditions Anthroposophiques Romandes
« Je sais que si, perdant mes yeux, je ne suis pas devenu un désespéré, que si, condamné à mort par les hommes, j’ai trouvé le courage de survivre, c’est grâce aux forces que m’avait données l’enseignement de Rudolf Steiner. Il est des minutes de la vie où il faut dire ce que l’on sait, et il en est même où il faut le rappeler publiquement.

1| Jacques Lusseyran, Georges Saint-Bonnet, Maître de Joie. Un initié français au 20e siècle, Éditions A.G.I., Millau, 1964.

2| Jacques Lusseyran, « Un nouveau regard sur le monde », La lumière dans les ténèbres, Éditions Triades, 2014.

3| Jacques Lusseyran, Le monde commence aujourd’hui, coll. Folio, Gallimard, 2016.

4| Jacques Lusseyran, « Contre la pollution du moi », La lumière dans les ténèbres, Éditions Triades, 1914, p. 54.

5| Ibid. p. 56.