Dans son poème « L’éternité », Rimbaud laisse transparaître une haute connaissance, intuitive, directe, à laquelle est donnée une inscription cosmique. Doué comme rarement un poète l’a été, Rimbaud n’a su trouver la voie qui lui aurait permis d’étancher sa soif d’esprit. Revenu des scintillements, blessé par les dérèglements de sa liberté passionnelle, l’exil fixa son insularité de génie en des rigueurs plus grandes encore, linguistiques, culturelles, et les « atroces solitudes » qu’il avait pressenties l’enserrèrent durant près de 20 ans.
Que nous a donné Rimbaud dans ce sublime poème, « L’éternité », donné comme un écho, suspendu à la plénitude des instances qu’il évoque ? Quelle est cette émotion saisissante qui s’en dégage, qui semble tout autant voiler qu’éclairer, donner que dérober, révéler la plénitude qu’infliger le tragique ? S’il parvient à embrasser de tels contraires ce n’est pas par les seules oppositions cosmologiques et élémentaires, celle du soleil, de la mer, de l’horizon des vagues, du passage des jours et des cycles immenses qu’elles induisent. Cela est présent, mais ce n’est pas tout.
Ce qui nous immerge, ce qui nous court sur la peau à sa lecture, c’est avant tout la puissance de l’évocation du moment présent et son exposition sans appel à l’infinité aveugle du temps. Infini duquel il tire son propre infini, sa plénitude de miracle, et auquel il doit son effacement. La suspension du temps, son drame, l’éphémère splendeur, sont donnés avec une intensité qui n’a d’égale que son élision. À cela s’ajoute la manne de la mer, l’inévitable horizon, la réverbération que le soleil lui applique. Au point que ce qui devrait nous être énigmatique, que cette mer soit allée, nous vient avec une telle transparence que le mot nous semble aller de soi. C’est un poème du monde, avec une histoire qui est celle-ci : celle de l’éternel présent, celle de l’éphémère en splendeur, connue par tous les rythmes qui se rencontrent ici, et avec tout ça, l’éternelle séparation.
L’être est le point et l’océan
Un présent ainsi connu ne cessera jamais d’affliger de son absence, de sa persistance lancinante, brûlure à l’or dans la mémoire. Plus il sera évoqué, plus il sera sublime, plus il sera absent. Et ce fait, nous dit « L’éternité », c’est le fait même du monde. C’est la nature du monde, son être intime, c’est ce dont il vibre dans sa trame. Cette acmé de beauté, cette déchirante splendeur à jamais révolue, c’est l’être du monde même, connu une fois. Une haute connaissance, intuitive, directe et qui ne peut se refermer, à laquelle est donnée une inscription cosmique. Voilà ce que ce poème nous fait ressentir. Voilà pourquoi il est initiation. Voilà l’innocence qu’il nous dérobe. Car ce qu’il laisse au ventre, c’est au fond une initiation incomplète, que l’on ne sait reprendre, car l’intuition éperonne qu’il faudrait retourner là-bas, qu’il faudrait se retrouver là, vers cette mer d’or irrémédiablement allée, pour sentir encore et peut-être découvrir. Injonction d’intarissable. On comprend alors qu’il faille « un sommeil bien ivre, sur la grève »1. Quel remède en effet à cette côte manquante ?
Il faudrait une initiation complète. Cette splendeur, il faut le sentir, c’est aussi celle d’un amour, d’une soif, qui rencontre le monde et ne rencontre que lui. Tout ce rayonnement, ces cycles maritimes pour convoquer l’éternité, pour lui demander présence, cet offertoire sablé de musique marine et de lumière méridienne, c’est l’appel du plus haut, c’est la recherche du plus haut, son manque, sa fièvre et l’aperception par une âme de génie de son affleurement au monde. Car cette « âme sentinelle », pour quoi est-elle postée ? Il y a bien recherche du plus haut, et les présents qu’en rapporte Rimbaud témoignent, pour longtemps encore, du plus loin qu’on pourrait aller de ce côté du monde. C’est une adoration, embrasée à ce que vibre le temps. Et à cette acmé pend le reste de soi, l’autre du je, la nuit si nulle et le jour en feu. Le temps de lever les yeux, le temps de les abaisser, et sont éprouvés le zénith du monde et les plus amères dérélictions adolescentes.
Avec la même émotion rimbaldienne du soleil et de la mer, dans cette émotion affligée de réverbération, sous cette présence vibratile du monde, c’est cette très ancienne question qui revient : peut-on vouloir être immortel ? La réponse sera l’empêchement par l’organe-obstacle2. Celui de la vie, d’une part, c’est à dire du corps, instrument de la vie mais qui s’oppose, pour la permettre, à la perpétuité de celle-ci. Celui de la volonté d’autre part, non seulement en un sens, qu’on pourrait vouloir lui donner, d’expression du corps, mais en tant qu’interruption du laisser-être en quoi consisterait une plénitude non entravée de l’instant. Nous faisons donc obstacle à l’éternité dont brûle le poème du voyant, donné comme un écho au monde.
Avec cet obstacle, nous pensons au cerveau tel que le concevait Bergson, à savoir comme un obstacle au passage de l’esprit. Nous nous souvenons de la matière, de son rapport à l’esprit comme distension. L’émotion des deux lectures n’est-elle que fortuitement voisine ? Bergson nous décrivant un monde vibrant en son intimité à des vitesses insoupçonnées, et les lenteurs énormes de la matière, lui faisant obstacle pour permettre un monde, Bergson devinant la liberté de l’esprit, son infinie mobilité, sa célérité lumineuse, ce Bergson de Matière et Mémoire nous touche d’une émotion elle aussi fortement chargée esthétiquement, une émotion cosmologique, matérielle, saisie sur des rapports de lumière et de cycles, une émotion elle aussi troublante, troublée, dans laquelle on sent la joie d’une annonce – joie absente chez Rimbaud. Ce qu’il découvre, il le débusque par des prouesses dialectiques, dans la nature secrète des choses, et le fait parler au moyens d’images qui ne parlent pas moins que les mots3. Dans la matière, dans les cycles, dans les indices de la lumière, il décèle l’esprit, que l’agrégation matérielle ne fait pour ainsi dire que freiner, contraindre et fragmenter. La découverte ici, la débusque, est encore matérielle. La description est encore d’ordre cosmologique, physique, et ce n’est pas à l’esprit lui-même que le philosophe donne voix pour se dire, c’est encore à des données scientifiques patiemment récoltées et analysées. Nous sommes encore de ce côté du monde. Aussi effleurons-nous avec Bergson, comme Rimbaud en 1872, l’éternité de l’esprit depuis l’âpre patience du monde. Dans les deux cas affleure une révélation, se pressent l’intimité vivante du temps, pleine de présents et d’annonce. La parenté émotionnelle des lectures des Vers nouveaux de Rimbaud et de Matière et Mémoire n’est donc pas fortuite.
L’être est le point et l’océan, disions-nous, que nous pouvons éprouver s’il est vrai que l’océan de Dieu est en chacun des siens, ceux-ci appelés à lui, qui demeure et s’est fait en eux. Chez Rimbaud, s’il est vrai que la faim de l’immense, de l’absolu, des fins, habitait tout le jeune homme de la grève, consumé de connaître, et que tout se connaît d’un point. Chez Bergson, s’il est vrai que la lumière, qui est aussi le tout de nos yeux, vient à se connaître par le frein d’un lieu de matière, prend le corps pour se rencontrer, donner sa ride chérissable.
Notre tragédie, à aimer ce monde comme une fin, c’est de nous découvrir étrangers à ce temps qui nous est intime, c’est de nous avérer n’être rien pour cet être qui nous serait tout. Nous pourrons l’aimer de tout notre être, nous lui serons comme l’amant humain est à la vouivre, pour qui l’amour d’un mortel revêt aussi peu de sens que la mort. Aussi, l’émotion de Rimbaud, celle des splendeurs dont il fut « sans cesse altéré »4, débouche sur l’errance et les calmes impossibles. Sa passion est métaphysique. Il a pris le monde pour l’éternité, il a succombé, non, hélas, au rayon de mai5, mais dans la toile de Mâyâ. Pourtant, Dieu était symboliquement inscrit dans cette éternité dont Rimbaud s’éprend. La croix tout au moins, avec ce fait cosmique, la verticalité du voyage solaire, l’horizontalité frissonnante de la mer. L’écho de la première et de la dernière strophe – l’alpha et l’oméga – dialogue hors-sol, suspendu entre qui et qui, où l’on se souvient d’une présence, et qui est annonce. Et même le devoir, exhalé des braises de satin – qui n’avaient pas vocation à la nostalgie des couchers de soleils – devoir qui, pour toucher, pour apaiser comme on le sent une âme comme celle de Rimbaud, ne pouvait être donné (transmis) que dans l’amour et sous des auspices de beauté – qui, en d’autres mots, devait être un don de l’esprit. Dieu était là, attendu, appelé, mais la rencontre échoua, et le poète resta au monde – seul.

Bergson continuera sa recherche et Rimbaud connaîtra l’errance. Bergson aboutira à la mystique et Rimbaud à l’exil. C’est le malentendu que l’on risque, à chercher l’esprit dans le corps du monde, et en fait de malentendu, c’est là une amère tragédie, généralement sans témoin. Après l’interrogation de la lumière par laquelle il avait établi le lien entre la matière et l’esprit, Bergson interrogera la nature, les œuvres de l’évolution, suivra leur immense genèse, épiera leurs formes en train de se faire sur l’épaisseur des ères géologiques. Il en déduira la présence d’un être d’esprit, lisible dans la lente persévérance de l’évolution créatrice. Puis, cet esprit saisi dans la nature, il se demandera s’il est connaissable, quelle en est la nature, et pour répondre à cela, il se tournera vers des sources de première main, les mystiques, recueillera l’unanime témoignage d’un Dieu d’amour qui nous désire et nous recherche. Le philosophe, érudit, grand amateur de science, qui discutait avec Einstein de la question du temps, se laissera dire Dieu par le travail de toute une vie. Rimbaud n’aura pas cette chance. Parti de façon fulgurante, doué comme rarement un poète l’a été, marqué de splendeurs jusqu’au sang, il ne sut que s’y consumer, en revenir pour des « aubes navrantes »6 et se voir rejeté, tournant le dos à ses plus hautes expériences, en un monde privé non d’étoiles, non de ciel, mais de tout ce dont il avait pu avoir soif : d’esprit. Revenu des scintillements, blessé par les dérèglements de sa liberté passionnelle, l’exil fixa son insularité de génie en des rigueurs plus grandes encore, linguistiques, culturelles, et les « atroces solitudes »7 qu’il avait pressenties l’enserrèrent pour une saison de plus de vingt ans. Mâyâ.
Cette éternité était voile de Mâyâ. Non qu’elle soit mensonge, elle est illusion qui induit l’errance, pour cette raison que des éternités, l’une est mystique et l’autre miroitement. Le masque du monde est d’or, dit un Upanishad. De là la damnation, annoncée dans le Coran, ou plutôt le salut incertain, pour les Sabéens, les adorateurs des astres. Non que l’astrolâtrie soit haïssable, mais elle reste au monde, elle expose à l’errance, aux soifs inextinguibles. Car le voile doit être levé, « déchiré de haut en bas »8, comme il l’est par la révélation christique, pour que l’esprit trouve voie. Dans les esthétiques de l’or, le voile est montré avant d’être levé et c’est au péril d’une lancinante perdition, celle d’en demeurer à la contemplation de son miroitement. Comme un pendant visuel du mythe des sirènes. Là est la tragédie de Rimbaud : n’être pas né spirituellement, avoir abordé cette naissance, avoir consumé ses forces à l’émotion de son imminence et n’être pas allé au delà. Être mort ce qu’il fallait pour renaître, comme souvent les génies, mais n’être pas né une seconde fois. Comme une terre de sel, comme un arbre sans fruit, après en avoir donné précocement de sublimes, le voyant aveuglé s’en alla connaître un destin endoréique dans les terres méconnaissables.
« Le devoir exhalé des braises de satin » l’avait été sans même avoir fait l’objet d’une attente, sans même l’occasion d’une patience. C’était là bien l’éternité, mais celle d’un tout apercevoir, celle du tout de l’être auquel est retirée, pour son aspiration, la rigueur de la patience : une éternité de perpétuité. Car pour que – un moment – la patience ne soit plus endurée, sont nécessaires soit des présents, toujours variés et mobiles, soit la grâce. C’eût été salut pour Rimbaud si la grâce lui avait été servie avec autant d’abondance que les dons. Mais, quelles que soient les raisons, elle lui manqua. Et c’est cette absence de l’entrevu, irréparable, ce voile embrasé de soleil, cette perpétuité maritime, c’est cela même qui le jeta dans le monde, qu’il nous livre dans ces lignes. C’est cela, l’émotion de « L’éternité ». Éternité qui est bien là, mais qui est celle de la soif, de l’hémorragie au monde, aussi concise, aussi précise, aussi incise, qu’insolvables ces destins. Et c’est pour cela que de tels poèmes nous sont éternels.
Professeur de philosophie, Brice Faucon a écrit et publié de nombreux recueils de poésie, romans et essais. Parmi ses publications : roman "La patience du Minotaure", éditions Maia, 2020 ; poèmes "Processions intertidales", éditions Lucie, 2019 ; poèmes "Attente de l'être", éditions Lucie, 2018 ; poèmes "De la route", éditions Lucie, 2017.
Notes de l'article
- « Mauvais sang »
- Jankélévitch, La Mort, chap. 2.
- « Ne soyons pas dupes des apparences : il y a des cas où c’est le langage imagé qui parle sciemment au propre et le langage abstrait qui parle inconsciemment au figuré. Dès que nous abordons le monde spirituel, l’image, si elle ne cherche qu’à suggérer, peut nous donner la vision directe, tandis que le terme abstrait, qui est d’origine
- « Les Sœurs de charité »
- « Bannières de mai »
- « Le Bateau ivre »
- « Les Sœurs de charité »
- Matthieu, 27, 51
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