Au printemps 2019, les Éditions Gallimard ont publié dans la collection « Blanche » le dernier roman de Marc Dugain, une fiction à bien des points de vue remarquable, qui mérite d’être mise dans toutes les mains et d’être traduite dans toutes les langues. Il est de tradition dans la réception littéraire, nonobstant le fait que l’estime critique puisse être élogieuse ou réservée, de ne pas exposer la trame du récit ni même le drame qui le porte afin de préserver l’intérêt du lecteur. Je vais essayer de ne pas seulement susciter la curiosité du lecteur mais de rendre compte de l’importance du propos et de la quasi-nécessité de lire ce livre. Depuis 1998, Marc Dugain publie régulièrement, au rythme d’un ouvrage tous les deux ans, des romans qui font le lien entre l’histoire du 20e siècle et la vie publique et politique contemporaine. Il a du métier et la langue qu’il cultive dans ce dernier roman Transparence est à l’égal du titre d’une clarté limpide, sans abonder dans une quelconque vulgarité, ouvrant des espaces pour l’imagination tout en étant très précis dans ses descriptions.

Le personnage principal est une femme d’origine française, transfuge des centres de recherche de la multinationale Google sur les perspectives techniques du trans-humanisme. Elle a créé dans la plus grande discrétion, échappant à la vigilance de tous les services de surveillance, son propre centre de recherche et de développement, sous couvert d’une société publique dont le siège est en Islande et à laquelle elle a donné le nom de « Transparence ». S’appuyant sur des systèmes de récoltes de données numériques illimitées – c’est l’activité officielle de la société Transparence –, elle a élaboré à l’aide d’algorithmes exclusifs le programme « Endless » qui devrait permettre aux personnes sélectionnées d’accéder à une nouvelle forme de vie immortelle. Afin de pouvoir lancer cette offre sur le marché, il lui faut prendre possession des principales entreprises qui occupent la scène économique planétaire aussi bien celles qui sont ses plus dangereuses adversaires que celles qui par leur inertie sont devenues obsolètes. Avec quelques collaborateurs, elle organise pour ce faire un krach boursier, enfreignant les règles et commettant des délits d’initiés pour ruiner ou racheter les entreprises qui pourraient entraver la réalisation de son projet. L’opération réussie, cela se passe en 2060, elle se retrouve à la tête de l’économie mondiale mais ceci n’est pas le but, ce n’est que le moyen de parvenir à la transformation radicale des mœurs et des comportements. À partir de là pourront être sélectionnés les hommes et les femmes auxquels seront accordés la préparation et l’accès à leur nouvelle immortalité. Paradoxalement, il faut montrer patte blanche sur tous les plans : médical, héréditaire et génétique, social et professionnel, culturel et comportemental, moral et politique, en acceptant de livrer en permanences toutes les données qui pourraient être détectées et prélevées dans toutes les circonstances de l’existence, d’où l’idéal de transparence absolue et sans réserve auquel se plient depuis leur naissance tous les candidats à la duplication immortelle de leur être mortel. Les personnes qui auraient refusé de communiquer leurs données ou n’auraient pas autorisé leur prélèvement sont écartées d’office de ce programme prometteur d’avenir. Le nouvel être trans-humain sera un être minéral délivré des aléas biologiques de la vie organique, émotive et intellectuelle ne participant plus que d’une spiritualité entièrement numérisée et dont les développements seront numérisés d’office dans un cadre naturel qui ne sera plus souillé ni pollué par la présence humaine.

Le roman de Marc Dugain en laissant un vide à ce propos est un remarquable détonateur pour une réflexion approfondie sur ce qui fait l’essence de l’être humain, ses dispositions intérieures, et sur ce qui fait la nature de la vie humaine, les conditions extérieures, qui dans leurs interférences donnent à l’être humain la possibilité de faire évoluer le monde naturel et le monde spirituel et donnent à la vie les forces de porter la liberté créatrices des êtres humains.

Le scénario est excellemment construit, laissant toutefois d’innombrables zones d’ombre et d’opacité. Peut-être est-ce là le génie plus ou moins conscient de l’auteur que de conduire régulièrement le lecteur aux limites du probable, aux frontières du crédible, sans jamais mettre l’accent sur ce qui peut-être ne fonctionne pas dans cet édifice d’hypothèses. De page en page, les questions abondent pour celui qui ne lit pas seulement pour se distraire ou se donner des frissons. Toutes ces questions s’enracinent dans une opposition entre la vision du monde, de l’homme et de la vie qui serait celle de ces concepteurs de l’avenir post-mortem et post-humain de l’homme terrestre et une autre vision plus ou moins latente chez le lecteur qui ne peut pas accepter un tel avenir car il a le sentiment que s’il acquiesçait, il capitulerait consentant devant une tentative d’anéantissement de ce qui fait l’intimité de son propre être. Mais comment identifier et comprendre ce qui se rebelle en nous-même devant le mirage fascinant de la vie qui se prolonge indéfiniment ? Les signaux sont nombreux, dans le texte ou dans la réflexion à son propos. Cet être post-humain n’aurait plus d’enfance, d’adolescence ni d’évolution biographique. N’ayant plus de besoins vitaux, ni boisson, ni nourriture, ni respiration, ni chaleur, ni aucune sorte d’excrétions, il pourrait survivre indépendamment de l’environnement naturel, notamment lorsque celui-ci se délitera progressivement dans certaines régions aux cours des catastrophes annoncées par le dérèglement climatique. Les nouvelles relations entre les trans-humains, gérées par la gigantesque technique des algorithmes qui veillent à leur bien-être paisible, leurs assureraient une vie sociale harmonieuse et sans conflits d’où la maladie, la souffrance et la mort auraient disparu. Le partage, le tri et la sélection des données dans le seul souci d’améliorer les conditions et modalités d’existence rendra obsolète toute l’économie marchande et même l’utilisation de la monnaie. Dans le système numérique, il ne s’agit plus que de comptabiliser. La destruction de l’une des bases de données, dupliquées sur différentes personnes et en différents lieux pour éviter qu’elles puissent se perdre, provoquerait immédiatement l’activation d’une base équivalente qui aurait de plus aussitôt intégré les causes de la panne, de l’accident ou de la destruction intentionnelle de sa consœur, l’ensemble du réseau étant de ce fait quasi-indestructible. L’idéal de paix et de fraternité, qui constitue les fondements de la plupart des religions de l’ancien monde, se réalisant enfin sans effusion de sang, rendrait aussi bien les clergés que les militaires parfaitement inutiles, les laissant succomber à l’ennui et l’inanité de leurs fonctions périmées. Dans toutes ces conséquences d’une implacable logique règne l’absence de l’impondérable humain et d’une quelconque intention qui donnerait un sens original à l’existence de l’individu.

À la suite de la prise en charge de ses nouvelles fonctions, la présidente de Transparence, entreprise nouvellement propriétaire de Google, rencontre successivement les représentants et dirigeants de différents états, congrégations et entreprises, qui se sentent évidemment floués de leurs prérogatives et privilèges. Le dialogue qui se déroule entre elle et l’ex-PDG de Google, contraint de lui remettre sa démission, constitue – dans un échange inéluctable, pour qui sait lire entre les lignes, par personnes interposées et inspirées par ces entités – comme une passation de pouvoir entre le représentant des forces rétrogrades du progrès numérique qui sont dominées par l’intelligence ahrimanienne et la personne inspirée sinon possédée par la volonté antéchristique qui veut régner sur l’humanité, en appliquant les préceptes des évangiles chrétiens de façon purement matérielle. Le lecteur a été subtilement préparé par la progression de la première moitié du récit pour pouvoir ressentir ce qui se joue en cet instant.

La question des failles qui sont à la fois celles de ce qui se construit dans la fiction du roman et celles de l’utopie qui anime la crédulité des cercles trans-humanistes contemporains n’est pas tranchée dans le roman de façon rationnelle ou scientifique mais subrepticement par les événements pernicieux de la vie sociale et le truchement accablant des processus naturels. Si toutefois nous, lecteurs et réflecteurs d’aujourd’hui, nous ne voulons pas attendre la fin des temps pour entrevoir l’erreur et trouver le point faible de l’édifice idéologique du trans-humanisme, nous devons trouver le courage d’assumer et de porter à la conscience de nos contemporains la réalité de la réincarnation de l’esprit humain et la réalité des relations karmiques. Le roman de Marc Dugain, en laissant un vide à ce propos, est un remarquable détonateur pour une réflexion approfondie sur ce qui fait l’essence de l’être humain, ses dispositions intérieures et sur ce qui fait la nature de la vie humaine, les conditions extérieures, qui dans leurs interférences donnent à l’être humain la possibilité de faire évoluer le monde naturel et le monde spirituel et donnent à la vie les forces de porter la liberté créatrices des êtres humains. La question primordiale de l’époque actuelle n’est pas celle de la survie des espèces, n’est pas celle de la santé des hommes, n’est pas celle des bouleversements climatiques, car elles dépendent toutes de ce que les êtres humains comprennent et acceptent d’assumer leur libre spiritualité. Dans la dimension de responsabilités qui est inhérente à la réalité de la réincarnation individuelle et dans la dimension de fraternité protectrice qui donne sens au destin des communautés humaines. Avant toutes autres, la question de la réincarnation de l’esprit et celle des relations de la destinée sont les questions qui sont au cœur de la vie des individus et des groupes sociaux, de leurs attentes et de leurs recherches aujourd’hui, même lorsqu’ils ne sont peut-être pas encore en mesure de le formuler savamment. Comment penser ces dimensions de l’existence humaine ? Le travail sur cette question relève d’une autre entreprise que la réception de l’excellent roman qui l’appelle.


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