La conscience a toujours été une énigme. Les scientifiques et philosophes dits « matérialistes » buttent sur cette question. Qu’elle soit considérée comme un produit de l’activité cérébrale, un épiphénomène de celle-ci ou simplement comme une illusion, la conscience elle-même, en tant que phénomène psychique vécu subjectivement, reste encore un mystère pour la science moderne. Comment des processus physiques dans le cerveau pourraient-ils donner naissance à une telle expérience subjective ? Pourquoi l’absence d’un être aimé, l’odeur du café frais ou une chanson de Charles Aznavour sont-elles ressenties différemment ?

Pour Thomas Nagel, une compréhension satisfaisante de la conscience et des phénomènes de l’esprit doit comporter deux éléments fondamentaux : une explication de la façon dont les systèmes biologiques complexes sont conscients et une compréhension historique de l’apparition de tels systèmes conscients dans l’univers depuis ses débuts, ainsi que de leur évolution. « Une conception adéquate du cosmos doit contenir ce qu’il faut pour expliquer comment il peut avoir donné naissance à des êtres capables de penser avec succès ce qui est bien et mal, bon ou mauvais, et de découvrir des vérités morales et évaluatives qui ne dépendent pas de leurs propres croyances. » La science moderne, qui repose encore sur le matérialisme réductionniste et la théorie de l’évolution darwinienne, est incapable de fournir de telles explications. Par conséquent, « elle ne peut pas servir de cadre fondamental à l’intelligibilité de ce monde », écrit Nagel. Qui ajoute : « Il est, à première vue, hautement invraisemblable que la vie telle que nous la connaissons soit le résultat de la conjonction d’une série d’accidents physiques et du mécanisme de la sélection naturelle ». L’esprit a donc, selon lui, forcément joué un rôle dans l’histoire naturelle et cosmologique. Si le monde physique est incapable de l’engendrer ex nihilo, comment expliquer autrement sa présence au sein de la nature et de l’être humain ?

Nagel, constatant l’impossibilité pour le naturalisme matérialiste à fournir une explication satisfaisante de la nature de l’être humain, n’opte pas pour une vision créationniste du monde, qu’il réfute également. Il ne fait pas appel à l’intentionnalité d’un être transcendant (Dieu), mais cherche à « complexifier le caractère immanent de l’ordre naturel ». Et cette complexification le pousse à réintroduire dans l’évolution de la nature et de l’être humain la notion de « téléologie », qui est l’étude de la finalité ou des fins. La « solution téléologique », qui était privilégiée par l’aristotélisme avant d’être abandonnée par la science moderne, est pour Nagel une explication naturaliste tout à fait crédible, qu’il privilégie aux trois autres formes courantes d’explication que sont le hasard, le créationnisme et la loi physique non orientée. « La téléologie signifie qu’en plus de la loi physique qui nous est familière, il y a d’autres lois de la nature qui “ont un penchant pour le merveilleux” ». Cela signifierait que certaines lois naturelles, contrairement aux lois fondamentales découvertes jusqu’à présent par la science, ont un fonctionnement lié à une temporalité historique. « Il s’agirait essentiellement de lois d’auto-organisation de la matière ou de quelque chose d’encore plus fondamental que la matière », organisés de façon à régir le déploiement des phénomènes de l’esprit dans le temps, selon un processus qui semble à Nagel être celui d’un « réveil progressif de l’univers ».

Le philosophe américain admet en conclusion ne pouvoir accéder à une compréhension totale de ces lois d’auto-organisation de la matière. Mais il souligne sa conviction que pour y parvenir, il faudra rompre « radicalement » avec les formes familières de l’explication naturaliste empreinte de matérialisme. « Les grands progrès dans les sciences physiques et biologiques ont été possibles moyennant l’exclusion de l’esprit du monde physique. Cela a permis une compréhension quantitative de ce monde, exprimée dans les lois physiques intemporelles formulées mathématiquement. Mais il y a un moment où il faudra prendre un nouveau départ en vue d’une compréhension plus complète incluant l’esprit. »

L’esprit et le cosmos - Pourquoi la conception matérialiste néo-darwinienne de la nature est très probablement fausse | Collection Bibliothèque des Textes Philosophiques – Poche
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